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Sharko et l’égoutier attendaient au fond d’une cour pavée, rue Biscornet.

Sous leurs pieds se trouvait le regard d’égout par lequel ils étaient sortis, situé à quelques centaines de mètres du tunnel carré. C’était sans doute ici que l’homme déguisé en oiseau était remonté à la surface, parce que la plaque de fonte n’avait pas été remise correctement en place à leur arrivée. Et d’après ce que Chombeau avait réussi à expliquer, il s’agissait du lieu le plus discret, coupé de la vue des immeubles alentour par une bande d’arbres et un haut mur. Peut-être que leur homme ôtait son costume avant de remonter et disparaissait dans la rue le plus anonymement du monde.

Nicolas se présenta une demi-heure plus tard, accompagné de l’officier de l’Identité judiciaire, Olivier Fortran, qui s’était déjà occupé de la victime de Meudon et de son chien. Il portait un sac avec des tenues utilisées sur les scènes de crime. Il était venu seul et attendait de voir ce que Sharko voulait avant d’appeler une équipe de TIC[17]. Lui non plus ne savait plus où donner de la tête.

— J’espère que ça vaut le coup. Il y a un tas de données à éplucher de l’autre côté, le téléphone n’arrête pas de sonner.

— Enfilez une tenue, mettez le masque, et on descend.

Bellanger observa son collègue. Sharko avait la mine fermée, le regard sombre.

— Tu pourrais le décrire, ce costume d’oiseau ? Tu as une idée de la taille du type ? De sa physionomie ?

— Il faisait noir. Je n’ai pas vu grand-chose. Mais il était rapide et semblait connaître l’endroit comme sa poche.

Ils enfilèrent leur combinaison, les surchaussures, puis leur protection respiratoire.

— Au fait, la conférence de la ministre a eu lieu ? demanda Sharko.

— Elle s’exprimera pendant que nous serons là-dedans.

Les cinq hommes descendirent. Nicolas avançait presque sur la pointe des pieds, évitant au maximum les déchets organiques.

— T’as déjà organisé des rendez-vous plus glamour, Franck.

— Je me fais vieux.

Il devina que Bellanger souriait sous son masque. Mais un sourire qui n’avait rien de joyeux, plutôt une façon de décompresser en attendant le pire. Ils suivirent leur guide sur plusieurs centaines de mètres, qui les orienta devant le tunnel étroit.

— Vous pouvez nous attendre là ? lui demanda Sharko.

— OK.

Sharko se courba et ouvrit la marche.

— Attention à vos têtes… Et ça pue comme pas possible, là-dedans. C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à supporter.

Les pieds claquaient dans les flaques, les lampes perçaient l’obscurité comme autant d’yeux curieux. En doublant le cadavre d’un rat, Nicolas eut l’impression qu’ils étaient comme ces animaux : des organismes qui ne remontaient jamais à la surface, parcouraient des tunnels et erraient dans les ténèbres pour atteindre la noirceur de l’âme humaine. Sharko avait raison. L’odeur transperçait les masques. À chaque pas, elle se faisait plus intense et plus âcre. Ils arrivèrent dans le sas où ils purent se redresser légèrement, puis, enfin, dans l’ultime salle.

La stupéfaction creusa les visages fatigués.

— Bon Dieu… lâcha Nicolas.

Au sol, dans chaque angle de la pièce, se trouvait une chaîne colorée, terminée par un cerceau d’acier. Les quatre entraves avaient été peintes. Une en blanc, une en noir, une en rouge et une en vert.

Nicolas mit le tissu de son blouson par-dessus son masque, le visage plissé. Les hommes avancèrent, le dos cassé pour éviter le plafond trop bas. Ils découvrirent de gros bidons d’acide chlorhydrique bardés d’étiquettes d’avertissement. Il y avait du chlore, aussi, en énorme quantité, et des pots de peinture avec des pinceaux. Entassés dans un coin, des monts de vêtements crasseux. Des boîtes de conserve ouvertes, avec un reste de nourriture pourrissant. Des bouteilles d’eau écrasées. Et cette odeur indéfinissable, mélange d’acide, de chairs et d’excréments.

Ils progressèrent puis s’approchèrent du mur de droite d’où suintait un filet d’eau qui traversait la grille sous leurs pieds et rejoignait le flux noir, quelques mètres en dessous. Nicolas se demanda s’il ne s’agissait pas là du fleuve des Enfers.

Ils tombèrent sur une petite niche, une espèce de sanctuaire, avec des bougies consumées, posées au sol. Des crucifix avaient été cloués aux murs, mais à l’envers. Dans un coin, un paquet de feuilles de menthe, une bouteille d’absinthe, un flacon de laudanum. De l’éponge, du vinaigre… Au-dessus, des dizaines de photos étaient également affichées sur le mur, maintenues par des clous. Sur quelques-unes, Félix Blanché et son chien, pris sous plusieurs angles. Mutilés, saignés. Les photos avaient été prises avec flash, dans les bois, là où les corps avaient été découverts. Sans doute avec un téléphone portable, vu la médiocre qualité.

Et sur les autres clichés, un homme, une femme et trois garçons d’une dizaine d’années, alignés tous les cinq comme des sardines sur un sol crasseux. Nus. Peau claire, cheveux blonds. Les cinq assassinés de la même façon. Le corps, le visage. Quadrillage de plaies, mutilations.

De l’acharnement bestial.

Cinq nouveaux cadavres sur papier glacé… Où étaient les corps ? Nicolas haletait sous son masque, il étouffait. L’air était lourd, l’atmosphère moite, irrespirable. Il se précipita, courbé, jusqu’à la limite de la pièce et ôta son masque. Mais l’odeur fut dix fois pire. Il faillit vomir. Fortran le rejoignit.

— Je vais appeler une équipe. Les conditions de travail vont être des plus ignobles. On va tirer des photos, faire des prélèvements. Ça ne va pas être simple, vu les difficultés d’accès et l’insalubrité. Et les gars risquent de ne pas vraiment apprécier ce genre d’environnement putride. On bosse parfois dans de sales conditions, mais là…

Il disparut dans le tunnel.

Sharko, lui, restait au milieu de la pièce, bien courbé. Il fallait surpasser l’horreur pour observer et essayer de comprendre.

Pourquoi ?

Nicolas était à l’entrée de la salle.

— Ces crucifix à l’envers… ça renvoie à la chute, la descente aux Enfers. C’est un des symboles du satanisme. De ceux qui vénèrent le Mal absolu.

Le Mal, l’enfer, encore et toujours. Sharko observa la pièce dans son ensemble.

— C’était son coin, ici… Son refuge… Espèce de taré.

Nicolas revint vers la niche et observa les photos.

— On dirait qu’en plus du meurtre à Meudon et de l’enlèvement des SDF il a éliminé une famille complète… Le père, la mère, les trois enfants… Qui sont-ils ? Et pourquoi eux ?

Sharko aussi avait du mal à respirer. L’eau coulait sous ses pieds, la grille vibrait à chacun de ses pas. Il partit sur la droite, se baissa, observa le cerceau d’acier de couleur verte. Il y avait du sang, des lambeaux de peau accrochés au métal. Les prisonniers avaient dû tout faire pour s’en tirer. Quitte à s’arracher la peau, les chairs. Quelles souffrances leur avait-on infligées pour qu’ils en arrivent là ?

— Pourquoi avoir peint ces chaînes ? Pourquoi ces quatre couleurs ? Ça te parle ?

— Encore un mauvais délire de cinglé.

— Ça a sûrement une signification importante. Pour lui, en tout cas.

Sharko soupira et inspira par la bouche.

— Quatre êtres humains piégés ici… Ils avaient à manger, à boire, de quoi tenir quelque temps.

Il se tourna vers son chef.

— Les deux SDF du port de l’Arsenal ont disparu il y a environ un mois. Quant aux deux autres, on ne sait pas, mais probable qu’ils aient été enlevés en même temps. Et notre homme se débarrasse des corps il y a trois jours. Que s’est-il passé pendant tout ce temps ? Qu’est-ce qu’il leur a fait subir ?

Sharko imagina l’homme costumé, armé de griffes, parcourir ces tunnels sinistres, arriver dans ce lieu immonde pour « s’occuper » de ses prisonniers. Il avait dû se réfugier dans sa niche pour fantasmer, observer et peut-être procéder à des rituels sataniques. Puis il était remonté à la surface et s’était mêlé à la population. L’homme achetait son pain, faisait ses courses, embrassait peut-être ses enfants le soir en leur racontant des histoires.

Il tira sur la chaîne verte pour la tendre. Environ deux mètres de maillons incassables, dont l’extrémité était maintenue par un pieu enfoncé dans la roche. Nicolas le regardait agir, il n’arrivait pas à s’accoutumer à l’odeur.

— Quatre malheureuses victimes placées chacune dans un coin. Pourquoi ? Parce qu’on les punit ? On leur reproche quelque chose ? Ou on veut juste les faire souffrir ? En martyriser une pendant que les autres regardent, impuissantes ?

Nicolas Bellanger se frotta le visage.

— J’en ai marre de ces conneries.

Sharko se dirigea vers les autres chaînes et les tira vers le centre de la même façon. Un gros mètre séparait les entraves.

— On dirait que tout est calculé. Ils ne pouvaient pas se toucher. Juste, peut-être se transmettre de l’eau ou de la nourriture, mais ça n’allait pas plus loin. Aucune autre forme d’entraide possible. Aucun moyen de venir au secours de l’autre.

Nicolas frottait ses mains gantées l’une contre l’autre, le latex couinait.

— Tu penses que leur bourreau est un égoutier, c’est ça ?

— Quelqu’un qui connaît les égouts, en tout cas. Qui en possède les plans. Qui peut connaître l’existence de cet endroit abandonné et interdit d’accès ? Puis il y a le casque qu’on a retrouvé, le sulfure d’hydrogène… Le problème, c’est qu’ils sont très nombreux. Rien que pour les égoutiers, ils sont plus de trois cents.

— Au moins, on sait où taper. On peut espérer le retrouver.

— Ça risque de prendre un temps fou.

Nicolas observa une dernière fois la pièce dans son ensemble.

— Sortons de cet enfer.

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