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Amandine n’avait dormi que trois heures par intermittence.

Elle avala un cachet destiné à lui donner un coup de fouet, mélange d’acide ascorbique, de caféine et de glucuronamide. Elle devait tenir. Trop de choses se bousculaient dans sa tête. La mort de Séverine, l’épidémie de H1N1 qui guettait, le cloisonnement dans le loft, les oiseaux volontairement infectés, cet être immonde qui avait répandu le virus au Palais de justice…

Mais c’était surtout le doute qui la taraudait le plus. Ce doute qui se développait telle une colonie de bactéries. Sa collègue Séverine Carayol avait-elle quelque chose à voir là-dedans ?

Amandine refusait d’y croire, et pourtant elle était venue là, dans le laboratoire du CNR, avec une idée en tête.

Elle salua les collègues qui étaient déjà sur place et qui avaient analysé durant toute la nuit les échantillons en provenance de tout le territoire. Johan faisait partie du lot. Sur sa paillasse, il avait disposé le matériel de façon symétrique, à droite et à gauche. Il quitta son poste de travail et s’isola avec elle dans un coin, entre de grosses machines très sophistiquées.

— Nuit difficile ?

— On peut le dire, mais moins que toi, on dirait. Ça nous a tous mis un coup, cette histoire. Du neuf ?

Ils se parlaient par masques interposés.

— Avec le labo de Lyon, on a analysé une centaine d’échantillons, cette nuit. Quatre cas détectés. Deux à Paris. Puis Mantes-la-Jolie, et Bordeaux.

Amandine poussa un soupir.

— Et le voilà qui sort de Paris sous nos yeux.

— Les cercles s’éloignent de l’épicentre. L’onde de choc se propage. L’un des deux, celui de Bordeaux, est un enfant de 2 ans, placé en crèche de 8 heures à 18 heures, toute la semaine dernière. Père avocat malade qui a rapporté la maladie du Palais de justice, mère commerciale. La crèche n’ouvrira pas ce matin. Une soixantaine de parents se retrouvent avec leurs marmots sur le dos, contraints de remplir des fiches et d’avaler des antiviraux.

Johan bâilla sous son masque.

— Je commence à fatiguer. Je n’ai pas compté mes heures, et j’ai même oublié que j’avais une vie. Encore une analyse, et je rentre me reposer un peu.

Amandine parla tout bas.

— Dis, tu connais par cœur le système informatique du labo. On a moyen de visualiser, en une seule requête, tous les échantillons que Séverine a analysés, ces dernières semaines ?

— Ta demande, elle est déjà entre les mains des flics de l’équipe antiterroriste, c’est moi qui les ai guidés hier soir entre nos murs. Des malins, ces types-là, et qui ne perdent pas de temps. Ils ont la liste de toutes les activités de Séverine dans le labo depuis un an.

— Tu peux me faire la requête quand même ?

— Alors comme ça, toi aussi tu crois qu’elle peut être impliquée ?

— Je veux juste ôter cet horrible doute de ma tête, je me sentirai mieux ensuite.

— Si t’insistes…

Johan se dirigea vers une console et saisit son identifiant et son mot de passe. L’identifiant était un code propre à chacun, que l’on tapait pour entrer et sortir du laboratoire, pour se connecter aux machines d’analyse. Tout était tracé, informatisé, archivé, dupliqué sur des bases de données. Il était impossible de tromper le système.

— Me voilà connecté… Tu veux une recherche à partir de quand ?

— Je ne vais pas être aussi gourmande que les enquêteurs, sinon je ne m’en sortirai pas. Remonte à deux mois.

Il fit quelques clics. Tapa dans le moteur de recherche interne « Carayol », une date de début et une date de fin. Un listing apparut à l’écran.

— Voici la liste de tous les échantillons qu’elle a traités de fin septembre jusqu’à aujourd’hui. Qu’est-ce que tu espères trouver là-dedans ?

— Une bonne conscience. Merci, Johan.

Le jeune homme retourna à sa paillasse. Amandine s’assit sur la chaise et soupira. En deux mois, Séverine Carayol avait procédé à sept cent dix-sept analyses. Joli score. Lorsqu’un échantillon arrivait, il était enregistré dans la base par l’opérateur. Chaque ligne informatique indiquait l’identité du laborantin qui avait pris le colis en charge, l’origine de ce dernier — un cabinet médical, un laboratoire —, les dates, heures, minutes de saisie, et la suite d’analyses que l’échantillon avait subies jusqu’à son identification finale. Les résultats étaient ensuite renvoyés au requérant avec l’identité du laborantin qui avait fait les manipulations.

Amandine plongea le nez dans les enregistrements. Elle ignorait ce qu’elle cherchait précisément. Ou plutôt si : un dysfonctionnement, une rupture, quelque chose qui lui sauterait à la figure dans le travail routinier de Séverine.

La jeune femme regarda son téléphone vibrer. C’était Phong. Elle se dirigea vers un coin et décrocha.

— Je n’ai pas accès à Internet, attaqua Phong. T’es au courant, je suppose ?

Amandine ne répondit pas.

— Je ne peux pas atteindre le modem. T’as fermé toutes les portes de ton salon à clé. Pourquoi t’as coupé la connexion ?

— Internet est devenu trop dangereux pour toi. Avec ce qui se passe autour de Séverine, on est tous sur le gril, les policiers errent dans nos couloirs, posent des questions. Toutes ces recherches que tu fais, ces gens que tu contactes, ça va nous attirer des ennuis.

— Mais tu te rends compte ?

— Écoute, Phong, je suis au labo. Je ne devrais même pas te parler. À ce soir.

Amandine raccrocha sans attendre de réponse. Phong pourrait bien se passer du Net quelques jours, le temps que les choses se calment. Ses commandes d’origamis pourraient attendre et, de toute façon, Amandine avait remarqué qu’il n’en avait pas réalisé beaucoup, ces derniers jours.

Elle revint à ses préoccupations et fit défiler les lignes. Séverine traitait une vingtaine d’échantillons par jour, on était dans une bonne moyenne. Les résultats des analyses étaient eux aussi cohérents. Rien d’extraordinaire. Des virus connus qu’on avait l’habitude de croiser dans les éprouvettes. Des noms de médecins, de laboratoires bien référencés, pas de « petits nouveaux » qui auraient pu attirer l’attention. En tout cas, les flics allaient se charger de vérifier les données avec précision. Aucun détail ne leur échapperait.

Au bout d’une heure, Amandine avait l’impression qu’il n’y avait rien à découvrir. Séverine Carayol avait été réglo de A à Z. Et quand l’échantillon prélevé sur les cygnes morts était arrivé, la laborantine avait suivi la procédure classique, avec la même régularité et la même rigueur.

« Pardon ». Ce mot n’arrêtait pas de lui trotter dans la tête. Pensive, elle fixa les laborantins qui avaient les yeux rivés sur les prélèvements. Qu’est-ce que Séverine pouvait bien avoir à se reprocher pour demander pardon ? Pourquoi avait-elle paru effrayée de la présence des flics de l’équipe antiterroriste ? Avait-elle eu peur qu’ils ne fouillent dans les ordinateurs ? Qu’ils ne découvrent quelque chose de compromettant ?

Oui, mais quoi ?

S’il y avait quelque chose à trouver, c’était forcément dans le laboratoire où Séverine passait tout son temps. Ou chez elle… Oui, pourquoi pas chez elle, après tout ? Dans sa vie personnelle ?

Amandine réfléchit encore. Elle jeta un coup d’œil à la grosse machine qui servait à répliquer l’ADN des échantillons reçus : le thermocycleur. On l’utilisait systématiquement afin d’obtenir du matériel organique en quantité suffisante. Sans lui, les analyses étaient impossibles. Pour utiliser l’appareil, il fallait utiliser ses codes d’accès. Et là aussi, tout était enregistré.

La jeune femme eut une idée ; ça ne coûtait rien d’essayer. Elle dérangea de nouveau Johan.

— Tu peux me dire le nombre de fois où Séverine a utilisé le thermocycleur, en prenant la même période que tout à l’heure ?

Johan fronça les sourcils.

— À quoi bon ? Tu vas obtenir le même nombre. Sept cent dix-sept, c’est ça ?

— C’est ce que j’aimerais vérifier. Je parie que les enquêteurs ne t’ont pas fait cette demande ?

— Tu crois que ça leur viendrait à l’idée ? Ils n’y connaissent rien et prennent ce qu’on leur donne.

Johan se connecta à l’ordinateur qui se chargeait de piloter le thermocycleur. Il interrogea la base de données avec les mêmes critères que précédemment. Le résultat s’afficha en deux secondes.

Huit cent quarante-cinq.

Amandine se passa une main sur le front. Avec Johan, ils échangèrent un regard grave.

— Il y a cent vingt-huit échantillons de trop enregistrés dans le thermocycleur, constata Johan.

— Oui, cent vingt-huit échantillons qui ne sont pas passés par le circuit d’enregistrement classique. C’est énorme.

La jeune femme soupira, elle avait du mal à encaisser le choc.

— C’étaient donc forcément des échantillons qu’elle avait sur elle, Johan. Sans doute des tubes clandestins qu’elle introduisait dans le laboratoire pour amplifier leur contenu avec la machine, avant de l’analyser avec le matériel du laboratoire.

Amandine balaya du regard les différents paillasses.

— Personne ici ne pouvait savoir qu’elle bossait sur des échantillons entrés au black. Et ça ne laissait aucune paperasse, aucune trace, si ce n’est celle de l’utilisation de cette machine. C’est pour cette raison qu’elle avait la frousse. C’était la seule faille.

— Et si elle pouvait faire entrer les tubes, elle pouvait aussi les faire ressortir, une fois analysés. Ni vu ni connu.

Johan ôta ses gants et les jeta dans la poubelle.

— Merde, qu’est-ce que ça signifie, tout ça ? D’où venaient ces échantillons ? Et tu crois que le H1N1 inconnu est passé entre ses mains bien avant qu’on le retrouve dans l’organisme des cygnes et des personnes infectées ?

Il ne pouvait croire lui-même ce qu’il venait de dire, or l’une de leurs collègues avait trahi leur confiance et utilisé les machines à titre personnel. En dehors de toute procédure. Il y avait forcément une raison grave.

— On fouine d’abord, on répondra aux questions plus tard, trancha Amandine. Mais j’ai très peur de ce qui commence à se dessiner. Séverine était impliquée, maintenant, c’est sûr.

Elle pointa du doigt les écrans.

— Dis, tu peux changer les dates des requêtes ? Qu’on voie à partir de quel moment les nombres du thermocycleur et ceux des analyses enregistrées dans la console divergent ? Qu’on connaisse la date à partir de laquelle Séverine a commencé à faire entrer des échantillons en cachette ?

Johan s’exécuta. Il resserra les dates de début et de fin de recherche et les décala dans le passé. Il commença à janvier 2013. Ce mois-là, tout était encore réglementaire : Séverine avait utilisé le thermocycleur autant de fois qu’elle avait analysé de prélèvements référencés. Mais les divergences apparurent en mars. Il y avait eu six analyses de plus sur le thermocycleur.

— Ça a commencé il y a donc environ dix mois, dit gravement Johan. Elle démarre petit, puis le nombre d’analyses fantômes augmente au fil du temps. Dix, seize, jusqu’à une quarantaine par mois.

— Une montée en puissance…

— Mais elle n’en faisait jamais plus de deux ou trois jours, pour ne pas se faire prendre. Mince, dans quel délire elle s’est embarquée ?

Amandine se dirigea vers la sortie du laboratoire.

— Je préviens Jacob. Mais j’ai le sentiment de savoir à qui elle demandait pardon.

Avant de sortir, elle se lava les mains au lavabo.

— Pas à nous ni à quelqu’un de particulier. Mais à tout le monde…

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