Bertrand Casu, Jacques Levallois et deux policiers de la BAC roulaient en direction de Noisy-le-Sec, banlieue nord-est de Paris.
Levallois avait les joues creusées, des cernes noirs autour des yeux. La grippe l’avait terrassé pendant quatre longues journées avant qu’il remonte la pente. Sa compagne du moment avait été épargnée. Il n’était pas encore au meilleur de sa forme, mais il n’en pouvait plus de rester chez lui à se tourner les pouces alors que ses collègues étaient au front. En entrant dans le bureau, tôt dans la matinée, en découvrant les places vides, il avait eu le cœur serré. Avec le drame qui s’était produit, son équipe ne serait plus jamais telle qu’il l’avait connue.
Il tourna la tête vers Bertrand Casu, dont les poils de barbe blonds et argentés poussaient en pagaille. Ils ne se connaissaient pas beaucoup, tous les deux, alors qu’ils ne travaillaient d’ordinaire qu’à quelques bureaux d’écart. Mais en général, les groupes Crim ne se mélangeaient pas. Néanmoins, les deux hommes s’étaient toujours respectés.
Jacques éprouva le besoin de briser le silence.
— À la radio, ils racontent qu’on ne peut plus l’arrêter, cette grippe. Qu’elle transperce tout ce qu’elle rencontre et que ça va sûrement virer en pandémie dans les semaines à venir.
Casu ne quittait pas la route des yeux. Visiblement, il n’avait pas très envie de discuter.
— Ça fait tout drôle quand tu sais que tu fais partie des tout premiers à l’avoir attrapée, poursuivit Jacques. Que, quelque part, c’est un peu ta faute si elle s’est propagée.
Bertrand Casu se gara à proximité d’une gare RER.
— T’y pouvais pas grand-chose. T’es là, tu t’en es plutôt bien remis et t’es de nouveau prêt à faire le job pour coincer ces fumiers, c’est le principal.
Les quatre hommes descendirent des véhicules et se dirigèrent vers un immeuble coiffé d’antennes satellites. Des voitures alignées en rangs d’oignons sur le parking, un petit parc mal entretenu avec des jeux pour enfants, quelques locataires qui entraient et sortaient, la mine blasée, des sacs plastique dans les mains. Une vie sans grand espoir, rythmée par la crise et les dépressions.
Émilie Aizerstein, 27 ans, habitait à l’une des adresses communiquées par Sharko. Elle logeait au cinquième étage de cet immeuble vétuste, à la peinture écaillée dans la cage d’escalier. Elle n’avait pas de casier ni de problèmes avec la justice d’après les fichiers.
Les deux lieutenants de la Crim se positionnèrent de part et d’autre de la porte, la main droite sur la crosse de leur arme, tandis que les policiers de la BAC attendaient en retrait, bélier portatif sorti du sac de sport, prêts à défoncer l’issue en cas de nécessité.
Bertrand Casu appuya sur la sonnette. Quelques secondes plus tard, une voix féminine, derrière la porte.
— Qui est là ?
— Police. Ouvrez immédiatement, s’il vous plaît.
Un silence, puis ils entendirent des pas précipités.
— Oui, oui, deux minutes, d’accord ?
— Tout de suite ou on entre !
La porte restait fermée. Bertrand Casu fit un signe aux collègues de la BAC, qui explosèrent le verrou en deux coups de bélier. On entendit un gros fracas. La jeune femme était en train de jeter quelque chose dans son vide-ordures. Casu et Levallois braquèrent leur arme.
— Bougez plus !
Aizerstein était en tenue de sport, queue-de-cheval, un visage en amande. Un gamin d’à peine 1 an, debout dans le couloir, les fixait avec de grands yeux ronds. Levallois s’approcha, méfiant, tandis que les deux hommes de la BAC partaient explorer les autres pièces, l’arme au poing. Ils signalèrent que tout était clair et descendirent en rythme pour aller vérifier les poubelles.
— Faut ouvrir, ma petite dame, quand on vous le demande. Qu’est-ce que vous jetiez là-dedans ?
La jeune femme paraissait terrorisée. Elle prit son enfant qui s’était mis à pleurer et le serra contre elle, sans répondre. Le petit se calma.
— Je suppose que vous savez pourquoi on est là ?
Elle secoua la tête.
— J’ai rien fait de mal. Vous vous trompez d’adresse.
— Non, on ne se trompe pas d’adresse. Du courrier arrive chez vous de Pologne depuis des mois. Je suppose que ça vous dit quelque chose ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
— Ah, vous ne voyez pas.
Ils attendirent que l’un des deux officiers de la BAC revienne, un peu essoufflé, avec deux enveloppes dans les mains.
— C’est ce qu’elle a balancé à la poubelle.
Jacques Levallois s’empara du courrier, le soupesa, le retourna pour chercher une adresse d’expéditeur, en vain. Timbres oblitérés, l’un venant d’Italie, et l’autre des Pays-Bas.
— Qu’est-ce que c’est ?
Émilie Aizerstein était au bord des larmes.
— Je sais pas.
Levallois ouvrit le courrier et en sortit, emballée avec soin dans du papier plié, de la drogue. Au moins trente grammes de ce qui devait être de la cocaïne dans l’une des enveloppes, et une barrette de cannabis dans l’autre.
— Un peu beaucoup pour de la consommation personnelle.
— Je touche pas à ces saloperies.
— Dans ce cas, expliquez-nous ce que vous faisiez en possession de ces enveloppes.
Elle alla poser son fils sur le canapé, lui murmura quelque chose, puis revint auprès des policiers. Elle fixa la drogue avec dépit.
— Je vous jure que je ne sais pas ce qu’il y a dans ces courriers, je me contente de…
Les larmes. Elle fixa les deux lieutenants d’un air de chien battu.
— Tu sers de boîte aux lettres, c’est ça ?
Elle acquiesça. Les deux lieutenants échangèrent un regard las. La technique se répandait de plus en plus, notamment dans le trafic de drogue : les fournisseurs faisaient livrer la came chez de parfaits anonymes qui servaient juste de relais contre rémunération. Il n’y avait ainsi aucun lien direct entre fournisseur et dealer. Tout le monde s’y mettait, c’était de l’argent facilement gagné, sans grande prise de risque. Certains laissaient même un double de leurs clés à leurs « clients » et affirmaient, lorsqu’ils se faisaient prendre, ne pas être au courant que leur boîte aux lettres était piratée.
Levallois agita le sachet de cocaïne.
— Comment ça se passe pour toi ?
Elle garda le silence, puis les flics lui mirent la pression et elle finit par capituler. Elle désigna son ordinateur.
— J’utilise le Darknet. C’est un ami qui m’en a parlé il y a environ un an, je ne connaissais pas. Je suis allée jeter un œil, c’était incroyable tout ce qu’on pouvait faire là-dessus.
Elle fixa son fils d’un œil triste.
— J’avais besoin de fric, je m’en sortais pas avec Hector, j’avais pas de boulot. Alors je… je me suis inscrite à un service virtuel de boîte aux lettres.
— Sauf que ça n’avait rien de virtuel.
— Non. Des gens se mettaient en contact avec moi via Dark.Cover, me donnaient la moitié de la somme en bitcoins pour que je reçoive leurs enveloppes ou leurs colis. Quand j’avais le paquet, je les contactais à mon tour sur le réseau, et on convenait d’un lieu de rendez-vous. Souvent, je laissais les courriers sur des bancs, dans des endroits déserts qu’on m’indiquait, et je partais. On me versait ensuite l’autre moitié de l’argent. Je n’ai jamais su ce qu’il y avait dans toutes ces enveloppes.
— Mais tu te doutais bien que c’étaient pas des cartes postales, hein ?
Elle partit vers son fils. Bertrand Casu posa la drogue sur le meuble en soupirant, conscient de leur impuissance face au réseau Internet souterrain. Désormais, la criminalité était accessible à n’importe qui, elle mutait comme les virus, s’adaptait, se métamorphosait. Les délinquants avaient toujours une longueur d’avance sur les forces de l’ordre. C’était un combat sans fin, perdu d’avance, qui touchait toutes les strates de la société. Jeunes, vieux, pauvres, riches.
Casu et Levallois s’approchèrent d’elle.
— Parle-nous de la manière dont ça s’est passé pour ces courriers de Pologne.
Elle leur raconta que ça avait débuté au début de l’année. Un individu au pseudonyme de « Homme en noir » l’avait contactée sur le Darknet et il lui versait, en bitcoins, l’équivalent de cent cinquante euros par courrier reçu. Qu’elle devait ensuite cacher ces courriers toujours au même endroit, sous un bac à fleurs d’une vieille tombe du cimetière de la ville. Puis tout s’était arrêté début octobre : plus de demandes, plus de contact.
— Mais il n’y avait pas que la Pologne, ajouta-t-elle. Les courriers pour lesquels ce type me payait provenaient aussi du Portugal, du Mexique et de la Roumanie.
— Toujours le même contenu, à votre avis ?
— Je n’en sais rien. C’étaient de petits paquets bien emballés et très légers.
— Vous vous rappelez les villes d’expédition ? Les tampons ?
Elle secoua la tête.
— Je sais plus… Pour le Mexique, c’était Mexico. Lisbonne pour le Portugal. Des grandes villes chaque fois.
Casu poussa un soupir. Remonter jusqu’aux expéditeurs serait mission impossible.
— Allons au cimetière.
Elle habilla l’enfant chaudement. Ils se rendirent au cimetière. La cachette était située à l’extrémité ouest, un endroit peu visible à cause des arbres et de la végétation. La plupart des tombes de ce coin-là n’étaient plus entretenues. Jacques Levallois souleva la lourde jardinière remplie uniquement de cailloux. Évidemment, il n’y avait plus rien dessous. Il se redressa en se frottant les mains, fit un panoramique complet de l’environnement.
— Ça ne donnera rien.
Il restait d’autres adresses fournies par Sharko à visiter, mais il était fort probable qu’ils tomberaient sur le même schéma, le même mode opératoire. À moins de prendre le destinataire des courriers en flagrant délit, le système était imparable.
Bertrand Casu adressa un sourire triste au môme. Sa mère n’était qu’une victime collatérale du système, mais elle allait prendre cher. Et ce gamin, où allait-il finir ? Quel avenir lui était réservé au milieu de toute cette violence ?
Il détourna la tête quand le petit lui rendit son sourire.