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Dimanche 1er décembre 2013


Le signal sonore résonna au milieu de la nuit.

Amandine se réveilla instantanément, comme si son organisme n’était qu’en veille, prêt à s’enflammer à la moindre étincelle. Elle bascula vers son téléphone portable posé sur la table de nuit. L’écran s’était allumé et affichait un plan de rues.

Le petit point rouge qui symbolisait la voiture d’Hervé Crémieux se déplaçait.

Amandine jeta un œil au radio-réveil. Il était 3 h 13 du matin. Juste à côté d’elle, Phong dormait profondément, nu sur les draps. Dehors, il pleuvait encore. On entendait la pluie taper avec violence sur le toit et ruisseler dans les gouttières. Qu’est-ce que l’ancien médecin pouvait bien sortir faire à une heure pareille, alors qu’il n’avait pas bougé depuis qu’elle avait installé le traceur GPS ?

Le téléphone dans une main, la jeune femme s’extirpa du lit et se rendit sans faire de bruit dans sa salle de bains, où elle s’habilla en vitesse : un jean noir, un tee-shirt, un gros pull en laine gris foncé. Sur l’écran, le véhicule venait de s’engager sur l’A86, en direction de Paris. Il roulait un peu en dessous de 90 km/h, respectant les limitations de vitesse.

Amandine alla se préparer un café dans sa cuisine, n’allumant que la petite lampe de la hotte aspirante. Elle sentait l’excitation monter, la tension investir chacun de ses muscles. Le point rouge était au niveau de Charenton-le-Pont, il longeait la Seine à 67 km/h. Que faire ? Attendre et repérer l’adresse pour plus tard, ou commencer à se mettre en route dans cette direction ? Il faisait froid et noir et il tombait des cordes. Pourtant, Amandine choisit la deuxième solution. Elle habitait à l’ouest de la capitale, et lui à l’est. Environ quarante minutes de route les séparaient.

Elle but son café très vite, avala quelques cachets et posa un mot sur le lit : « Suis partie à Pasteur. Je t’aime tellement. » Ensuite, emmitouflée dans un blouson noir, elle sortit sous la pluie froide.

En route, elle n’alluma pas la radio, préférant se concentrer sur sa cible et garder ses sens en éveil. Toute la ville dormait. Les routes étaient gorgées d’eau qui ruisselait vers les égouts. La vitesse des essuie-glaces était réglée au maximum, les balais allaient et venaient en émettant un petit grincement agaçant.

La batterie de son téléphone s’était beaucoup déchargée, elle n’avait pas pensé à rebrancher son portable et estima qu’il restait moins d’un tiers d’autonomie. Cela devrait être suffisant. Elle atteignit les portes de la capitale à Boulogne-Billancourt. Elle vit la grande tour de TF1 se dresser comme un guetteur intransigeant. Hervé Crémieux, de son côté, roulait sur le quai de Bercy.

À mesure qu’ils se rapprochaient l’un de l’autre, qu’Amandine avait l’impression que leurs voitures allaient finir par se croiser, elle commençait à angoisser. Elle n’avait pas d’arme, aucun moyen de se défendre en cas de problème. Personne ne savait où elle se rendait — pas même elle. Pour se rassurer, elle se dit qu’elle seule contrôlait la situation. Et puis, avec la balise, elle pouvait garder ses distances et suivre sans être vue. Elle était invisible.

Paris… La Seine noire, sur sa gauche, dont les eaux bouillonnaient sous les gouttes. La tour Eiffel, inquiétante. Même à cette heure démente, avec une météo apocalyptique, deux, trois silhouettes évoluaient encore sous ses quatre pieds gigantesques, abritées sous des parapluies. Amandine reporta son regard sur son téléphone : le point rouge était désormais immobile, à quelques kilomètres de l’endroit où elle se trouvait. À proximité de la bibliothèque François-Mitterrand, dans le 13e arrondissement.

Rue des Frigos. Tout un programme.

Elle éteignit l’écran pour économiser la batterie et accéléra. De grandes avenues presque désertes, battues par les torrents d’eau. Quai Henri-IV, quai de la Rapée, quai de Bercy. Elle franchit le pont de Tolbiac, s’engagea rue Neuve-Tolbiac. La rue des Frigos était juste à gauche. Pas un chat, pas une voiture ne roulait. L’impression que la ville avait été frappée par un désastre nucléaire, qu’il n’y avait plus un seul survivant. Toutes les questions qu’elle ne s’était pas posées arrivaient maintenant, dans le feu de l’action. Devait-elle s’engager dans cette voie au risque d’attirer l’attention ? Fallait-il garder ses distances ?

Elle décida d’y aller quand même. Mains crispées sur le volant, elle roula à une allure normale, gardant la tête bien droite, ne montrant aucune nervosité. Mais ses yeux furetaient à droite, à gauche. Elle repéra le véhicule de Crémieux garé le long du trottoir, devant de gros bâtiments qui, dans la nuit, lui paraissaient glauques à souhait. Vu le nom de la rue, Amandine se dit qu’il devait s’agir des anciens frigos de Paris : une gare et des entrepôts frigorifiques souterrains qui, cent ans plus tôt, étaient utilisés pour convoyer les denrées alimentaires et approvisionner les Halles.

À qui appartenaient ces lieux, aujourd’hui ? Qui y avait accès ? Elle l’ignorait. Mais son intuition lui disait que Crémieux était entré dans l’un de ces sinistres bâtiments.

Elle tourna plus loin et se gara le long du trottoir, rue Primo-Levi. Elle sortit, la capuche sur la tête, les mains dans les poches. Son ombre glissa le long des murs. L’humidité lui glaça les membres, le calvaire allait recommencer. Elle avançait, nerveuse, une boule dans la gorge. Une petite voix dans sa tête lui disait de faire demi-tour, de rentrer au chaud chez elle, de prévenir les flics.

C’était devenu trop risqué, trop dangereux.

Et pourtant, elle s’engagea dans le petit escalier qui menait dans une grande cour cernée de bâtiments.

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