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Le divisionnaire Lamordier enjamba le cadavre avant de poursuivre sa route. Amandine resta figée devant le spectacle horrible qui s’offrait à elle. Crémieux la fixait de ses grands yeux vides.

Nicolas lui tendit la main.

— Allez, venez.

Elle rasa le mur et frôla le crâne inerte, avant de se mettre à courir. Ils ouvrirent une seconde porte et tombèrent sur l’escalier en colimaçon.

— Où on va ?

— En bas.

Ils descendirent les uns derrière les autres. Les semelles claquaient sur les marches de la spirale infernale, les torches creusaient l’obscurité. Lamordier ouvrait la marche comme un chef de meute, les dents serrées, lui qui, d’ordinaire, ne quittait jamais son bureau et dirigeait pas loin de deux cents hommes. Tous les flics en présence appartenaient à des équipes différentes, ils se connaissaient de vue, se croisaient d’ordinaire dans les couloirs sans vraiment se parler. Mais depuis quelques jours, leur cause était commune, et il suffisait de voir les regards que chacun adressait à Nicolas pour comprendre qu’ils iraient tous au bout. Soudés comme un seul homme.

Ils entrèrent dans la grande salle où la voie de chemin de fer était bouchée. Le néon grésillait encore, les caisses, les sacs en toile étaient au même endroit. Nicolas marqua le pas, en proie aux relents de souvenirs pénibles. Il se revit marcher le long des rails, dans les carrières souterraines… Avec, au bout, la vision d’horreur. Camille…

Loin devant lui, l’équipe arrivait au niveau de la porte ouverte. Une lumière blanche provenait de l’intérieur de la pièce. Lamordier signifia à Amandine de rester à l’arrière avec Nicolas.

Le divisionnaire et ses trois hommes pénétrèrent deux par deux. Ils disparurent derrière la porte. La jeune scientifique retint son souffle, et entra à l’intérieur, elle aussi.

À droite comme à gauche, des centaines de rats étaient empilés dans des cages, sur plusieurs mètres de haut, grignotant les barreaux de leurs petites prisons individuelles.

La jeune femme resta immobile, incapable d’avancer. Au milieu des cages de gauche, une grande feuille, sur laquelle était noté : « Individus sains ». Et sur celle de droite : « Individus contaminés ».

Amandine observa le bout de son pouce à travers le gant en latex.

Le pouce droit.

Elle leva les yeux vers les rats de droite : dans ces cages-là, surplombées de petites hottes aspirantes, les animaux étaient couchés sur le flanc ou agglutinés dans les coins, agonisants, tremblotants. Certains étaient morts, visiblement terrassés par une maladie.

Elle arracha son gant dans un mouvement de panique et versa la moitié de sa bouteille antiseptique sur son doigt qu’elle frotta énergiquement avant de plonger, fébrile, sa main dans un gant neuf. Devant, Nicolas l’observait avec inquiétude. Il avait fait le rapprochement avec le pouce blessé.

— Vous savez ce qui se passe ?

Elle ne répondit pas : son cœur cognait trop fort, la peur l’étranglait. Cette peur du microbiologique qui pressent qu’il se produit quelque chose de grave.

Elle puisa dans ses dernières forces et, comme les policiers, s’aventura entre les empilements de rats. Dans un coin, sous l’éclairage luminescent, elle aperçut des tenues de haute sécurité. Des tuniques, des masques, des gants emballés. Juste à côté, un radiateur, un humidificateur, un minicongélateur que l’un des flics venait d’ouvrir. Elle se pencha, un carré de lumière éclaira son visage terrorisé.

Dans la glace, il y avait des dizaines de petites poches de sang et des rats congelés.

Face au congélateur, un policier ne bougeait pas, comme hypnotisé par le sordide contenu. Amandine n’arrivait plus à chasser de sa tête l’image des rats malades, ceux-là mêmes qui l’avaient mordue. Toute tremblante, elle se dirigea vers une cloison et passa dans une autre pièce, écrasée par l’atmosphère poisseuse. Les deux autres flics étaient là, immobiles, suant à grosses gouttes. Dans l’éclat d’une puissante lampe, elle aperçut des vitres. Une partie sur la droite, une autre sur la gauche, comme pour les rats. Elle entendit un vrombissement. Une espèce de souffle généré par le mouvement de centaines, de milliers de petites particules qui se déplaçaient, qui sautaient, qui venaient buter contre du Plexiglas.

Amandine plissa les yeux.

Des puces.

En quantité indénombrable. Piégées dans des boîtes translucides, des vivariums spéciaux, cadenassés, hermétiques. Tout au fond, des fioles vides sur une paillasse. Des tubes à essais, des pipettes, des seringues encore emballées, d’autres ensanglantées, enroulées avec précaution dans des sacs étanches. Puis, sur le côté, des dizaines de peaux de rat tendues, posées au-dessus de bocaux spéciaux, eux aussi clos et sécurisés. Par un système de pompe et de tuyau, du sang coulait au goutte-à-goutte sur ces peaux, imprégnant l’épiderme. En dessous, des puces piégées entre les parois de verre venaient s’accrocher à cette peau et se nourrir.

Elles prenaient leur repas.

Amandine fixa son pouce à travers le gant, hagarde, et se sentit soudain légère. Tout se mit à tourner autour d’elle. Les visages, les rats, les puces.

— Madame ?

Un bras la soutint alors qu’elle tombait. Elle s’accrocha à l’épaule du flic, respira un grand coup et déglutit avec difficulté.

— Surtout, ne touchez plus à rien.

Nicolas entendait les mots d’Amandine. Il était immobile lui aussi, devant le congélateur ouvert. Il regardait son collègue, l’air effrayé. Bellanger se mit à transpirer à grosses gouttes. Il leva les yeux vers les tenues de haute sécurité, les masques, les lunettes de protection, l’inscription « Individus contaminés », et entendit la voix de Lamordier, qui demandait :

— Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

— Sortez ! répliqua Amandine. Sortez d’ici tout de suite !

Puis d’autres mots qu’elle prononça terminèrent de lui ficher la peur de sa vie.

— La peste ! Ces rats ont peut-être la peste.

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