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Franck Sharko fut surpris de voir toute cette agitation dans l’immeuble qui menait à l’appartement de Séverine Carayol. Les voisins passaient la tête dans l’embrasure de leur porte, ceux qui entraient et sortaient posaient toujours la même question, surtout en découvrant les policiers, les techniciens de l’Identité judiciaire en tenue : « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Les flics avaient voulu se faire aussi discrets que possible, mais vu les moyens mis en place, c’était difficile.

Ces deux derniers jours, Franck avait l’impression que tout s’enchaînait à un rythme implacable. Le suicide apparent d’une employée de l’Institut Pasteur-Paris à présent, en pleine alerte de risque de pandémie de grippe inconnue. C’était comme des dominos qui chutaient les uns après les autres sans qu’on puisse les arrêter.

Il gagna le palier de l’appartement où avait eu lieu le drame, montra sa carte à un planton qui lui ouvrit la porte. Lucie, Nicolas, Bertrand Casu, qui était l’un des lieutenants d’un autre groupe de la Crim, et un type qu’il n’avait jamais vu discutaient dans un coin du salon. Des gaillards en tenue stérile s’affairaient dans les autres pièces. Photos, relevés d’empreintes, mise sous scellés des médicaments… Une jeune femme avec de très courts cheveux roux plantés sur le crâne était assise dans le canapé, un verre d’eau dans les mains. Elle leva vers lui un regard plein de tristesse.

Nicolas Bellanger aperçut son lieutenant et fit les présentations.

— Franck, voici Alexandre Jacob, chef du GIM, le Groupement d’intervention microbiologique de Pasteur. Quant à Bertrand, il va nous apporter un peu d’aide, le temps que Robillard et Levallois se rétablissent.

Sharko serra les mains d’une poigne ferme. Bertrand Casu, 47 ans, bossait d’ordinaire dans une autre équipe de la Crim. C’était un cérébral, mais il aimait bien le terrain. Dix-sept ans de boutique, avec un long passage par la Brigade financière. Comme Sharko, il portait un costume, veste et fine cravate marron qui ressortaient bien avec la blondeur de ses cheveux et le bleu de ses yeux. Les deux hommes s’appréciaient et il leur était déjà arrivé de collaborer.

Nicolas désigna la femme, un peu en retrait.

— Et voici Amandine Guérin, elle travaille sous l’autorité de M. Jacob. C’est elle qui a découvert le corps et nous a appelés.

Amandine le salua du regard, Sharko fit de même. Une belle femme, assez grande, au teint laiteux. Elle semblait abattue, sous le choc. Sharko se demanda pourquoi elle portait un masque respiratoire en papier. Le flic jeta un œil vers Lucie, puis revint vers Nicolas.

— Un suicide médicamenteux, à ce que j’ai cru comprendre ?

— Il semblerait que oui. Séverine Carayol, 33 ans, travaillait pour le GIM depuis cinq ans, en tant que laborantine au Centre national de référence de la grippe. C’est elle qui, la première, a analysé l’échantillon de H1N1 que quelqu’un — et les scientifiques en ont maintenant la certitude — a balancé au restaurant du Palais de justice.

Il lui montra une feuille enveloppée dans un scellé transparent.

— Il y avait ça à côté d’elle, sur le lit.

— « PARDON »… C’est tout ce qui était écrit ?

Bellanger acquiesça. L’écriture était tremblante, le mot avait été noté avec difficulté. Carayol devait déjà être en train de basculer de l’autre côté, gavée de médicaments. Le portable de Jacob se mit à sonner. Il s’excusa et s’éloigna pour prendre l’appel. Il semblait sur les charbons ardents. Nerveux, les traits tirés.

— C’est tout, oui, mais ça lève une sacrée interrogation. À qui s’adresse ce message ? Et surtout, son suicide a-t-il un rapport avec ce qui se passe en ce moment ? Car la concordance des événements est très troublante. D’après M. Jacob, Carayol avait accès en permanence à des souches de virus grippaux. Les manipuler, les analyser, c’était son job quotidien.

Amandine se leva et s’approcha.

— J’ai du mal à croire qu’elle soit impliquée dans quoi que ce soit.

Elle prit garde de rester dans l’espace délimité et balisé par l’Identité judiciaire.

— Je la connaissais bien, on a fait nos études ensemble, on déjeunait de temps en temps, toutes les deux. Elle avait eu une peine de cœur ces dernières semaines. Elle ne s’en est peut-être pas remise ?

— Ne vous inquiétez pas, nous allons creuser tout cela. Ça ne vous dérange pas de passer un peu de temps avec le lieutenant Henebelle ? Elle va vous poser quelques questions.

Amandine fixa Lucie et acquiesça.

— Très bien.

— Venez dans la cuisine, proposa Lucie. Il y a une table, deux chaises…

Jacob revint.

— Je vais devoir vous laisser, j’ai un tas de choses à coordonner. Ça s’agite dans tous les coins. Le virus, la presse… Je reste bien sûr en contact, et Amandine est à votre disposition au cas où je ne serais pas joignable.

— Nous aurons évidemment besoin de vous poser des questions sur Séverine Carayol. Ainsi qu’à ceux qui travaillaient chaque jour avec elle. On va aussi venir dans le laboratoire où elle exerçait. Sans doute aujourd’hui.

— Je comprends, je vais préparer votre accueil. Il faut prendre des précautions particulières et prévoir des autorisations pour pénétrer dans le CNR.

— Et concernant le virus ? Sa dispersion ? Vous pouvez nous donner quelques nouvelles ?

— Tous les acteurs de la santé sont mobilisés, on essaie encore d’identifier l’ensemble des cas touchés au restaurant, d’éviter au maximum la propagation.

— C’est faisable, de stopper le virus ?

— Pas entre les oiseaux. Pour les cas du Palais de justice, ça se complique chaque minute un peu plus. On analyse en ce moment même le comportement du virus, sa virulence, son pouvoir de contamination. On fait un tas de calculs, de statistiques… On agit en anneaux autour des cas détectés, c’est-à-dire qu’on dresse des boucliers autour d’eux pour tenter de stopper la propagation. On avertit, on donne des médicaments…

Nicolas acquiesça, même s’il voyait mal comment on pouvait stopper un tel microbe. Mais il n’y connaissait rien, et ces gens devaient savoir ce qu’ils faisaient.

— … Côté bonnes nouvelles, le virus ne contient pas de portion génétique semblable à la grippe espagnole de 1918 ni à la grippe ayant entraîné les pandémies de 1957 et 1968. Autrement dit, ce n’est pas un grand tueur d’hommes, fort heureusement. De même, il semble sensible aux médicaments antiviraux stockés en masse par l’OMS, et qui seront distribués en pharmacie en cas de besoin.

— C’est toujours ça.

— On demande aux malades de rester chez eux, de porter un masque, on sensibilise tous les professionnels de santé, le personnel soignant. Quoi qu’il en soit, et notamment à cause des oiseaux, des experts vont se mettre à travailler sur l’élaboration d’un vaccin. On ne coupera pas à la production de millions de doses et à des dépenses faramineuses. Un travail qui va demander plusieurs mois jusqu’à la phase de tests et la production. Le vaccin n’est pas pour tout de suite.

Juste avant de sortir, il ajouta :

— Je souhaite de tout cœur que… la mort de Séverine n’ait rien à voir avec ce qui se passe. C’était une fille discrète et carrée. Jamais un pas de travers. Ce serait une catastrophe dans la catastrophe, à tous les points de vue. Pour nous, pour l’Institut Pasteur, pour le monde de la biosécurité.

Quand il fut parti, Nicolas sortit sa cigarette électronique.

— Je n’arrête pas d’imaginer ce qui se serait passé si le virus avait été mortel. Ça fiche sacrément les jetons… Ah, au fait, j’ai pris quelques nouvelles de Robillard et de Levallois.

— Comment ils vont ?

— Levallois remonte la pente, ça va un peu mieux. Robillard est sous observation à l’hôpital, couché avec 40 de fièvre, complètement HS. Il a quand même réussi à prononcer quelques mots : « Coince-moi ce fils de pute. » Enfin, un truc du genre, tout en finesse.

L’officier responsable de l’équipe de l’Identité judiciaire signala que le corps pouvait être levé. Nicolas, qui avait eu le feu vert du substitut du procureur, l’autorisa.

— Deux secondes, fit Sharko.

Le lieutenant de police se dirigea vers la chambre. L’odeur de la mort commençait à être envahissante. Le cadavre reposait au milieu du lit. Carayol avait, semble-t-il, craché un peu de sang. Ses lèvres, ses ongles étaient rose-violet. Le flic balaya la pièce des yeux, s’imprégna de l’atmosphère, histoire de coucher la scène page 242 de son carnet cérébral à horreurs. Au moins, Séverine Carayol aurait un visage, une place dans sa tête. Les deux types du service funéraire attendaient derrière lui.

— C’est bon.

Quelques minutes plus tard, le corps disparut dans une housse noire, direction l’IML. Un de plus dans la baraque de Chénaix, qui allait s’en occuper avec toute l’ardeur et la méticulosité qu’on lui connaissait. Il serait capable de dire s’il s’agissait d’un suicide ou s’il y avait quelque chose d’autre derrière. Sharko retourna au salon.

— 33 ans. C’est triste.

— C’est triste, oui. Tu restes pour la perquise avec Bertrand ? Faut que je retourne au 36.

— Très bien.

Nicolas désigna l’ordinateur portable posé sur un bureau.

— Et ne vous souciez pas de l’ordinateur, j’envoie un technicien du service informatique le chercher. Il y a aussi un téléphone portable, là-bas, mais il est verrouillé avec un code de protection. On va creuser ses données personnelles. Comprendre qui elle était…

— OK. Il faudra quand même que je te parle de l’autre affaire.

— Quelle autre affaire ?

Regard transperçant de Sharko.

— Ah, tes squelettes…

— Mes squelettes, ouais.

— Du neuf ?

— Plus qu’un peu.

— Tu m’appelles, on fait un point…

Il disparut en un claquement de doigts. Sharko et Casu attendirent que l’appartement se vide des hommes de l’Identité judiciaire. Puis ils se mirent au travail.

En perdant la vie dans des conditions troubles, Séverine Carayol avait perdu son droit à l’intimité. Même avec quelques éléments grippés, le rouleau compresseur du service criminel du 36, quai des Orfèvres, se mettait en action.

Et il allait tout écraser sur son passage.

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