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— Venez !

Amandine attendait devant le poste de garde de l’Institut Pasteur. Elle se précipita vers Lucie qui l’appelait depuis sa voiture et s’installa du côté passager.

— Je ne vous serre pas la main si j’ai bien compris.

— Mais le cœur y est… Où on va ?

— Quand on est flic, on apprend à faire un tas de choses en même temps, et c’est d’autant plus vrai en ce moment. Alors, j’écoute ce que vous avez à me raconter et, en parallèle, je file à l’hôtel Méridien Étoile. Votre collègue Séverine Carayol y a sans doute passé du temps avec un fantôme.

— Comment ça, un fantôme ?

— Patrick Lambart, le vrai, est mort il y a cinq ans. Ce médecin du 2e arrondissement est décédé d’un cancer généralisé en 2008, expliqua Lucie. C’est la secrétaire de la maison médicale où il travaillait qui m’a mise au courant.

Amandine encaissa l’information, avant que Lucie ajoute :

— On a eu les résultats de l’autopsie, que l’on vient de communiquer à votre chef. Votre collègue Séverine ne s’est pas suicidée, on l’a empoisonnée au cyanure. Une méthode à l’ancienne, mais efficace. Mais racontez-moi vos découvertes de ce matin. Clairement, simplement.

Amandine mit un peu de temps avant de répondre, sous le choc des dernières révélations.

— J’ai fouillé dans la mémoire d’une machine appelée thermocycleur. Ça m’a appris que Séverine avait analysé plus de trois cents échantillons non référencés sur une période qui s’étale du 9 mars au 3 octobre 2013. Elle a arrêté ses analyses clandestines il y a plus d’un mois et demi. Il y a un truc auquel j’ai réfléchi et que je n’osais pas vraiment formuler dans ma tête, mais… avec ce que vous venez de me dire, ça clignote rouge, désormais.

Lucie s’engageait avenue de Breteuil.

— Je vous écoute.

— Je ne sais pas à quelle date exactement Séverine et « Patrick Lambart » se sont connus, mais ça remonte au début de l’année. Janvier, peut-être février, difficile à dire. Quant à la rupture, Séverine m’a dit que ça faisait plus d’un mois et demi, justement. Lambart, ou qui qu’il soit, serait parti sans plus jamais donner signe de vie, ce qui a anéanti Séverine.

— Donc globalement, la durée de leur énigmatique relation correspondrait à la période pendant laquelle Séverine a fait des analyses au noir ?

— En plein dedans, oui.

— À votre avis, pourquoi Séverine faisait ça ? Aurait-elle pu se faire manipuler par ce Patrick Lambart ?

— On peut tous se faire manipuler… Nul n’est incorruptible. Il y a toujours des points faibles. L’argent, l’amour, le rêve… Séverine faisait un métier qui lui plaisait de moins en moins, je le voyais. Pour elle, c’était comme un travail à la chaîne. Elle analysait des virus, mais ça aurait été des moteurs de voiture que ça aurait été pareil.

— Qu’est-ce qu’elle cherchait dans ces échantillons non référencés ? Pourquoi toutes ces analyses fantômes ?

— Le laboratoire où elle travaillait est exclusivement dédié à l’étude des virus grippaux. C’est donc un virus de grippe qu’elle cherchait. Sans doute celui qui est en train de se répandre aujourd’hui.

— Et d’où venaient tous ces échantillons, selon vous ?

Amandine regarda les immeubles défiler, en pleine réflexion, puis revint vers Lucie.

— Ça, c’est la grande inconnue. On avait pensé à une manipulation génétique, mais c’est de moins en moins probable, vu le nombre d’échantillons que Séverine a analysés. Ce virus, elle le traquait, c’est quasiment certain. Et c’est incompréhensible.

Elles passèrent au-dessus du pont de l’Alma. Amandine secoua la tête.

— Cette histoire est compliquée, brutale. J’ai du mal à établir des liens pour le moment. Dites-moi, si le vrai Patrick Lambart est mort, nous avons affaire à un usurpateur d’identité, c’est ça ?

— Je ne sais pas si usurpateur est le terme ni jusqu’où est allé « Lambart » dans sa malhonnêteté. Je vous ai dit que je m’appelais Lucie Henebelle, que j’étais flic à la Crim de Paris. On pourrait tenir des mois comme ça avant que vous vous aperceviez que ma véritable identité est Marlène Florez, que je bosse dans un bureau quelconque et que je n’ai jamais été flic de ma vie. C’est un mensonge plus qu’une véritable usurpation d’identité. C’est probablement ce qui s’est passé avec Séverine. Cet homme lui a menti depuis le début, elle n’a jamais vérifié. Pourquoi l’aurait-elle fait s’il l’avait mise en confiance ?

— C’est un grand manipulateur, dans ce cas-là. Il l’a utilisée, puis il… s’est débarrassé d’elle comme on jette un mouchoir.

— Un salopard de la pire espèce. Reste à savoir s’il s’est vraiment servi de Séverine Carayol pour obtenir ce qu’il voulait ou si elle était de mèche. Le fait qu’il l’ait éliminée n’en fait pas forcément une innocente. Ces gens-là laissent rarement des témoins derrière eux.

Amandine soupira. Elle était triste pour Séverine mais, en même temps, elle lui en voulait terriblement. Carayol était une scientifique, son objectif était de protéger, d’aider, et non de détruire. Elle serait peut-être à l’origine d’un immense drame biologique et sanitaire.

Lucie trouva une place de livraison sur le boulevard Gouvion-Saint-Cyr et s’y gara sans réfléchir.

— Pas très légal, votre truc.

— Vous m’attendez là.

— Vous plaisantez ? Je vous colle au train.

Lucie la regarda dans les yeux. Puis sortit sans rien ajouter. Amandine la suivit. Les deux femmes se dirigèrent vers l’imposant palace, à proximité des plus beaux quartiers parisiens. L’immense hall d’entrée alliait modernisme et noblesse, chrome et marbre.

— J’ai une question peut-être indiscrète, mais pourquoi vous n’enlevez jamais votre masque ?

— Parce que vous êtes potentiellement dangereuse.

Le lieutenant de police haussa les sourcils puis s’adressa à l’hôtesse qui, lorsqu’elle vit la carte tricolore, alla chercher son responsable. Lucie savait s’y prendre pour que tout aille très vite. Les hôtels de luxe cherchaient toujours à éviter la mauvaise publicité, et la présence des flics y contribuait. Ils s’isolèrent dans un bureau, le responsable se connecta à un ordinateur et répondit aux différentes demandes de Lucie.

— Non, je n’ai rien au nom de Séverine Carayol, mais, par contre, j’ai bien un enregistrement au nom de Patrick Lambart. Il a réservé deux fois la suite junior. En avril et en octobre dernier.

Assise sur une chaise à côté d’Amandine, Lucie se pencha en avant.

— Vous pouvez me donner les informations sur papier ?

— Évidemment. Dates, durée du séjour, montant…

— Comment réglait-il ?

— Liquide.

Lucie tiqua. Il avait pris ses précautions, bien sûr.

— Vous faites tout de même une empreinte de Carte bleue à l’arrivée des clients, non, en cas de problème ?

Il se leva jusqu’à l’imprimante et tendit une feuille à Lucie.

— Oui. J’ai le numéro de carte sous les yeux, mais je ne sais pas si…

Lucie sortit son carnet et un stylo.

— Ne perdons pas de temps. Dites-moi.

Il parut embarrassé mais finit par lui dicter le numéro. Lucie sortit de la pièce, passa un coup de fil pour obtenir le plus rapidement possible une recherche d’identité à partir du numéro de carte bancaire. Ça prendrait une heure, maximum. Elle se présenta de nouveau dans le bureau, mais resta dans l’embrasure de la porte.

— On peut voir la chambre ?

L’homme pianota sur son clavier, jeta un œil à son écran, puis acquiesça.

— Le ménage vient d’être fait, allons-y.

Ils longèrent un couloir en silence puis montèrent dans un ascenseur.

— J’ai remarqué des caméras de surveillance dans le hall d’entrée, fit Lucie. Il me faudra les enregistrements correspondants aux deux dates de la venue de Lambart.

— On ne conserve que les quinze derniers jours et M. Lambart n’est pas venu récemment, désolé.

Lucie pesta. Lambart avait été prudent, changeant régulièrement d’hôtel. Personne n’avait dû faire attention à lui, des centaines de personnes circulaient ici chaque jour.

L’homme les orienta vers la 413, l’ouvrit avec son passe et s’écarta pour laisser les deux femmes entrer. La chambre était splendide, tout en courbes et ruptures, avec un design épuré, une salle de bains avec douche à l’italienne et baignoire d’angle. Un lit immense, un salon, un coin bureau. Lucie remarqua les petits flacons de gel douche à côté du lavabo, ceux-là mêmes qui se trouvaient dans la salle de bains de Carayol.

Amandine était scotchée.

— Il la faisait rêver. Elle aurait eu du mal à se payer une chambre pareille. Combien ?

Lucie regarda sur le listing et analysa les deux lignes.

— Quatre cents euros la nuit en avril et… huit cents euros le 5 octobre.

— Le 5 octobre ? Deux jours après la dernière analyse clandestine, répliqua Amandine.

Lucie se tourna vers le responsable, qui était resté sur le seuil.

— La note est sacrément salée. Pour quelle raison ?

— Ils ont dû prendre des extras. Minibar, champagne… Je pourrai avoir le détail dans l’ordinateur.

Lucie regarda Amandine.

— Ils avaient quelque chose à fêter…

— Une découverte…

Amandine se dirigea vers la fenêtre et ôta son masque ; elle avait besoin de respirer. Elle imaginait Séverine et l’inconnu trinquer avec leurs coupes de cristal, alors qu’ils avaient sous la main, peut-être dans une éprouvette au fond de leur poche, une saloperie capable de contaminer des peuples entiers.

Amandine se sentait mal. Dire qu’elle avait travaillé à proximité de Séverine, et qu’elle n’avait rien vu. Utiliser des êtres vivants pour en détruire d’autres… C’était tellement immoral, cela remettait en cause les fondements mêmes de l’espèce.

Comment une scientifique comme Séverine avait-elle pu faire une chose pareille ?

— C’est pas vrai. Quel cauchemar !

Après quelques goulées d’air non filtré, elle remit sa protection avec soin et revint vers Lucie.

— On peut donc supposer que notre H1N1 inconnu est passé par le laboratoire le 5 octobre, dit Amandine. Le 7 novembre, il contaminait l’un des premiers oiseaux : le cygne Mac Doom…

— « Lambart » l’a gardé plus d’un mois au frais, le temps de s’organiser… de planifier… de préparer le scénario qui est en train de se dérouler.

— Il a aussi attendu que la grippe saisonnière s’installe afin de noyer le poisson. Tout était soigneusement orchestré. Une fois qu’il a le virus, il plaque Séverine et disparaît. Elle continue sa routine au CNR, comme si de rien n’était, bien consciente qu’elle s’est peut-être fait avoir sur toute la ligne… D’où la dépression ?

— Pourquoi il ne l’aurait empoisonnée que maintenant ?

— La peur qu’elle ne craque et ne se mette à parler ? Le microbe est désormais dispersé, les services de sécurité sont sur les dents. Carayol n’aurait sans doute pas résisté à la pression ni aux interrogatoires. Lambart ne veut laisser aucune trace, aucun témoin.

Lucie songeait au virus informatique, aux oiseaux disposés en cercles sur l’île Rügen, au dépôt du microbe dans le restaurant du Palais de justice. Tout cela demandait une sacrée organisation, de réelles compétences.

Ils étaient certainement plusieurs. CrackJack, Lambart, l’Homme en noir… Une armée des ténèbres vouée à la même cause : celle de tuer et de détruire.

Ils finirent par redescendre en silence. Lucie passa un peu de temps dans le bureau et rejoignit Amandine devant la sortie.

— On va aller vérifier dans les trois autres hôtels où je suppose qu’ils sont allés. On ne sait jamais. Je peux vous redéposer à Pasteur et…

— Vous ne vous débarrasserez pas de moi comme ça.

— J’aurai au moins essayé. Dites, vous savez comment Séverine et Lambart se sont connus ? Vous vous rappelez des détails qui pourraient nous aider à le retrouver ? Géographiques, physiques ?

Amandine réfléchit.

— Elle ne m’a jamais montré de photo, rien. Tout ce que je sais, c’est qu’ils se sont rencontrés dans un bar.

— Vous vous souvenez du nom de ce bar ?

Amandine fit un effort mental et secoua la tête.

— Elle ne m’a pas dit. Ça restait rare, je crois, mais il arrivait à Séverine d’aller boire un verre. Où précisément, je n’en sais rien… Les bars, les restos, ce n’est pas mon truc.

Le téléphone de Lucie sonna à ce moment-là. Elle décrocha, son visage se froissa. La jeune scientifique l’entendit lâcher une grossièreté en raccrochant.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est au sujet du numéro de carte qui a servi pour l’empreinte bancaire.

Lucie grinça des dents.

— C’est celui de Séverine Carayol.

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