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Sharko, Casu et Blanquart venaient de passer à la moulinette dans le bureau de Claude Lamordier.

Les équipiers de la Criminelle avaient expliqué les faits tels qu’ils s’étaient passés. Jacky Dambre avait probablement subtilisé un stylo chez lui, alors qu’ils l’avaient emmené pour communiquer avec l’homme caché derrière toute cette affaire. Ils l’avaient trouvé gisant dans la cellule, et Sharko, Casu et Blanquart avaient tout fait pour stopper l’hémorragie, en vain.

Qui était responsable ? Qui récolterait les ennuis et paierait les pots cassés ? Claude Lamordier avait prévenu : il y aurait une enquête interne, les hommes de l’IGS joueraient leur rôle. Mais les flics se dirent que les inspecteurs de la police des polices aussi étaient humains et savaient mieux que quiconque ce qui se passait en ce moment même entre les murs du 36. Que rien n’était normal dans cette affaire.

Sharko parla des derniers mots que lui avait confiés le hacker, juste avant de mourir.

— Il m’a parlé de la « Chambre noire ». Cet endroit existe.

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Un lieu où se trouve le pire, et où l’on pourra mettre la main sur l’Homme en noir… Qu’est-ce qu’il entendait par « pire », je l’ignore. Mais il n’était pas le premier à parler de cette chambre. Ça a déjà été le cas dans notre affaire précédente.

— Des pistes pour savoir où se situe cet endroit ?

— Aucune. Rien d’écrit, que des paroles floues. En tout cas, Dambre en savait beaucoup plus que ce qu’il nous a laissé croire.

Lamordier les congédia et leur demanda de fermer la porte de son bureau. Les trois lieutenants se serrèrent la main et repartirent chacun de leur côté. Quand Franck rentra chez lui aux alentours de 6 heures du matin, Marie Henebelle poussa un petit cri d’effroi en découvrant le sang sur sa veste, le bas de sa chemise et une partie de son pantalon. Les jumeaux, déjà réveillés, étaient assis sur un tapis de jeu et poussaient des petites voitures.

— Mon Dieu, Franck, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Une affaire compliquée…

Marie n’insista pas. Le visage de Franck s’illumina lorsque ses deux enfants se précipitèrent vers lui. Il écarta grands les bras, serra fort ses fils contre sa poitrine. Si Marie n’avait pas été là, à scruter chaque trait de son visage, ce vieux flic à la carapace d’ours aurait sans aucun doute lâché toutes les larmes de son corps. Pleurer jusqu’à en avoir mal aux tripes. Chialer pour toutes les familles brisées, pour Nicolas, pour Camille. Il n’avait jamais dit à ses fils qu’il les aimait — pas comme ça, avec de simples mots qu’Adrien et Jules ne comprenaient pas encore —, mais à ce moment-là, il le pensa très fort.

Lucie apparut sur le seuil de la pièce, masque sur le visage, les mains posées sur le col de son peignoir en coton. Elle tenait debout, mais courbée comme elle l’était, elle donnait l’impression de porter le monde sur ses épaules. Le sourire de Franck s’effaça aussitôt lorsque ses yeux croisèrent ceux de sa compagne. Ses lèvres se serrèrent jusqu’à former une mince cicatrice.

La main ouverte de Marie Henebelle passa dans son champ de vision.

— Jules, Adrien, vous venez ? (Elle fixa Sharko.) Je vais préparer du café. Ça va prendre un peu de temps…

Franck la remercia d’un hochement de tête. Il se détacha de ses enfants, la boule au ventre. Ils étaient si petits, si fragiles… Marie disparut avec eux dans la cuisine et ferma la porte derrière elle. Sharko leva les yeux vers Lucie.

— Comment tu te sens ?

— Je tiens debout.

Elle fixait son costume… le sang sur les manches… Sharko sortit un masque neuf de sa poche et l’enfila avec précaution. Puis il se précipita vers Lucie et la serra avec la même force, la même chaleur que pour les jumeaux.

— J’ai tellement de chance de vous avoir, tous les trois.

Lucie lui caressa le dos. Il pesait sur elle de tout son poids.

— Raconte-moi. Que s’est-il passé ?

Franck inspira, puis les mots coincés au fond de sa gorge finirent par sortir.

— C’est Camille… Elle est morte.

Lucie tituba. Tout ce qui suivit se résuma à une succession de flashs et de sons dans sa tête. Elle se vit pleurer dans les bras de Franck, elle entendit les jumeaux qui couraient, puis la voix de sa mère, indistincte, avant d’apercevoir un visage masqué penché au-dessus d’elle, alors qu’elle était allongée sur le lit, fiévreuse. Les mots se percutaient sous son crâne. Enlèvement… Hacker… Homme en noir…

Elle revint dans le séjour peut-être une ou deux heures après avoir sombré, elle ne savait plus exactement. Ce qu’elle savait, en revanche, c’était que Camille était morte, qu’ils l’avaient enlevée, puis assassinée de façon indescriptible dans des carrières sordides.

Sa mère était sortie faire les courses. Franck était recroquevillé sur le canapé, immobile, le regard fixé sur ses enfants qui jouaient devant lui. Il avait l’air aussi mal en point qu’elle. Elle l’avait rarement vu dans un tel état d’abattement. Elle but un grand verre d’eau, se désinfecta les mains, mit son masque et vint s’asseoir au bout du canapé.

— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?

Franck se redressa avec difficulté. Il était 9 h 30.

— Des ressources sont mobilisées en masse au 36. D’après ce que m’a dit Lamordier, la moitié des équipes de la Crim — ou ce qu’il en reste — va bosser sur l’affaire, et c’est lui qui prend les commandes, il devient notre chef direct.

Un soupir… Un long silence.

— En ce moment, ils creusent la vie de Carayol, celle du hacker, ils épluchent cette fichue liste d’égoutiers… Presque trois cent cinquante gus à interroger, des tonnes d’emplois du temps à vérifier, c’est l’histoire de jours, de semaines. Évidemment, ils priorisent, avec un tas de critères.

Le petit Jules déposa un tracteur dans ses mains qu’il avait ouvertes devant lui. Sharko fit rouler le jouet sur sa cuisse, avant de le rendre à son fils. À cet instant, Marie frappa une fois à la porte d’entrée et apparut avec deux sacs de courses.

— Je n’ai pas acheté de volaille ni d’œufs. Ils faisaient des promos sur les poulets, mais personne n’en prenait, les rayons étaient pleins à ras bord. Je me dis que ce n’est jamais bon signe, de telles promos, ça cache quelque chose. C’est sûrement à cause de cette grippe des oiseaux, là. J’ai fait comme les gens, je me suis rabattue sur un peu de viande et de poisson.

Elle reprit ses sacs et s’orienta vers la cuisine. Lucie soupira longuement.

— Les parents de Camille… sa famille… ils sont au courant ?

— Je crois que oui.

Lucie n’osa imaginer leur douleur. Ils habitaient loin, l’annonce avait dû se faire par téléphone.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Je vais aller à l’autopsie, Chénaix m’attend.

Lucie lui passa la main dans le dos, le fixant sans rien dire.

— Puis j’irai voir Nicolas. Son père devrait arriver de Bretagne en début d’après-midi pour le soutenir et rester quelques jours avec lui.

Il regarda le sol.

— Je ne sais pas ce que je vais pouvoir lui dire, à Nicolas. On fait ça depuis des années pourtant. Aller voir des maris, des mères, leur annoncer le pire. Mais là… c’est un ami.

Il attrapa sa tasse de café froid, la serra entre ses mains. Son regard se perdit à la surface du liquide noir, comme s’il y cherchait les réponses d’un quelconque oracle.

— On ne demande pas à vivre mieux, ou moins bien que les autres. On aspire juste à une vie normale, un peu de bonheur de temps en temps. Regarder ses enfants grandir, sans craindre pour leur vie.

Il trempa ses lèvres dans le café.

— Après, j’irai en Pologne. Il le faut.

— La Pologne ?

— C’est là-bas que l’Homme-oiseau a massacré la famille que tu as vue sur les photos. Je fais le voyage en avion, je rencontre l’officier qui s’est occupé de l’affaire, je récupère les infos et je reviens. La Pologne, c’est à côté, c’est l’affaire d’un ou deux jours, maximum.

Lucie se cramponna à l’avant-bras droit de son compagnon.

— N’y va pas, qu’ils envoient quelqu’un d’autre, merde !

Sharko dévisagea ses jumeaux. Adrien… Jules… Oh, Seigneur, il avait tellement envie de les arracher d’ici et de les emmener loin, là où ils pourraient entendre la mer, tous les quatre, regarder les vagues.

— Qui d’autre ? Toi ? Nicolas ? Je veux y aller, Lucie. C’est pour nos enfants que je le fais. Pour Nicolas. Pour…

Il ne dit plus rien, mais Lucie savait à qui il pensait. À sa propre femme et à sa petite fille, fauchées il y avait si longtemps. À Clara, à Juliette, les jumelles de Lucie. Assassinées toutes les deux. Tous ces êtres chers, emportés par la sauvagerie de quelques-uns. Lucie savait qu’il ne servait à rien de discuter, de lutter contre cette force qui poussait Sharko à aller au bout du bout. Elle était comme lui.

Alors, elle se contenta de lui passer une main sur la nuque, et de lui dire, juste avant que Marie réapparaisse :

— Fais ce qu’il y a à faire. Je sais que tu nous reviendras vite.

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