Après avoir inspiré bien à fond et bloqué sa respiration, Ben souffla lentement par la bouche jusqu'à vider complètement ses poumons. L'eau tiède ruisselait sur sa tête baissée et sa nuque, l'enveloppant d'une chaleur réconfortante. Il s'étonna de constater à quel point une simple sensation physique parvenait à lui procurer une impression de sécurité. Là, sous la douche, l'espace d'un instant, il pouvait encore avoir l'illusion que sa vie était aussi simple qu'avant.
Pourtant, les idées, les visions et — plus perturbantes encore — les questions, martelaient son esprit, faisant voler en éclats son fragile sentiment de bien-être. Des images se succédaient : son appartement retourné, Karen lui intimant l'ordre de ne pas bouger, le « Philosophe alchimiste » et son étrange maxime, l'écriture ronde et déliée de Harley, le contour du corps sur le sol de l'église cachée au cœur d'York… Étrangement, rien de tout cela ne l'effrayait, à part peut-être Karen. Malgré tout ce qu'il avait vécu depuis deux jours, Ben était bien plus intrigué qu'inquiet.
Il coupa l'eau et hasarda un bras hors de la douche. Elle était si vaste que la cuisine de son modeste appartement aurait presque pu y tenir. Il enfila un peignoir suspendu. L'éponge en était épaisse et moelleuse, comme à l'hôtel où il avait séjourné pour un colloque à Rome. Il se dirigea vers le miroir du double lavabo. Il attrapa une serviette et se frictionna la tête, mais lorsqu'il voulut se regarder dans la glace, la buée l'empêcha de voir autre chose qu'une forme floue.
Perdu dans ses pensées, il traversa la chambre pour gagner le salon. Une voix surgie de nulle part le fit sursauter, au point qu'il heurta le mur.
— Je vous félicite, monsieur Horwood. Vous au moins, vous fermez votre peignoir en sortant de la salle de bains. Ce n'est pas le cas de tout le monde, croyez-moi.
Le patron de Karen était nonchalamment affalé dans un des fauteuils en sirotant un verre.
— Vous avez failli me faire crever…, protesta Ben en se frottant l'épaule.
— Pardonnez-moi. J'ai la détestable habitude de croire que dans mon service, je peux aller là où bon me semble.
Ben tenta de se donner une contenance en passant la main dans ses cheveux mouillés.
— Miss Holt m'avait promis un endroit sûr, pas un hall de gare où je risque la crise cardiaque en sortant de la douche…
— Je souhaitais vous voir le plus rapidement possible. Nous devons parler.
— Je ne connais même pas votre nom.
— Vous pouvez m'appeler Mickey, Princesse Magique ou Gengis Khan, cela n'a aucune importance. J'aime à penser que si j'avais des amis, ils m'appelleraient Jack. J'ai toujours trouvé que ça claquait. Pas vous ? Mais dans mon métier, les amis sont un luxe interdit.
Ben dévisagea l'homme en se demandant si, pour la première fois de son existence, il n'avait pas trouvé plus désinvolte que lui.
— Voulez-vous boire quelque chose ? reprit celui-ci. Je comptais vous attendre pour trinquer, mais vous êtes resté vingt-trois minutes sous la douche… Je n'attends jamais aussi longtemps lorsque je veux parler à quelqu'un. Pas même pour le Premier ministre.
— Excusez-moi de me détendre. Je débute dans le métier et c'est un peu dur nerveusement. D'autre part, administrativement parlant, je suis encore en vacances…
— Vous avez bien raison de décompresser, puisque vous en avez la possibilité. Moi, je n'y arrive qu'avec mes amis, et vous savez à quel point ils sont nombreux…
— De quoi souhaitez-vous me parler ?
— Je veux connaître votre opinion sur les affaires que vous suivez et vérifier si vous êtes bien installé.
— Vous vous souciez de mon confort ?
— Parfaitement. Votre nouvel appartement vous convient-il ?
— Si vous connaissiez l'ancien, vous ne poseriez même pas la question.
— Ici, vous ne risquez rien. Évitez quand même de séjourner trop longtemps devant les fenêtres. La vue est belle mais par une cruelle ironie du sort, la technologie des balles perforantes progresse toujours plus vite que celle du blindage des vitres.
— Merci pour ce réconfort.
— Je plaisante, monsieur Horwood. Histoire de détendre l'atmosphère.
— Je vous le disais, je suis novice dans le métier. Votre humour me surprend encore.
— Soyez tranquille. Vous êtes dans un bâtiment infesté d'agents au service de la Couronne. Ce logement nous permet d'héberger les réfugiés politiques, les invités de marque discrets et les témoins menacés…
— À quelle catégorie suis-je censé appartenir ?
— Aucune, sans doute parce que ce à quoi nous faisons face ne ressemble à rien de connu.
— Tout ça me semble assez irréaliste. Ces vols impossibles, ce meurtre… Pour moi ce n'est pas la vraie vie. J'ai l'impression d'être dans un film.
— Peu importe où vous vous croyez, monsieur Horwood, tant qu'il n'y a pas de coups de feu, ce n'est pas grave. Car dans notre film à nous, les balles sont réelles.
Ben sourit.
— Franchement, mettez-vous à ma place deux secondes. Que penseriez-vous d'un type qui vous sortirait ce genre de choses aussi sérieusement que vous venez de le faire ?
— Je n'en ai aucune idée, monsieur Horwood. Il y a trop longtemps que je ne pratique plus une vie comme la vôtre. Je n'ai même plus la moindre idée de ce que cela peut représenter. Tout à fait entre nous, je dois vous avouer que parfois, cette belle innocence me manque.
— Dans votre monde à vous, chaque jour, on tue, on vole et on saccage les appartements ?
— Uniquement les jours tranquilles, parce que sinon, on met aussi en péril les équilibres géopolitiques, on complote, on génocide, et pour les grandes occasions, certains arrivent même à hypothéquer l'existence de millions d'individus au nom d'intérêts douteux.
— Qui voit le monde ainsi ?
— Très peu de gens, monsieur Horwood, et tant mieux. Parce que si chacun avait la moindre idée de ce qui se joue tous les jours, partout sur le globe, plus personne ne dormirait. D'ailleurs, plus personne ne vivrait ! Il faut des individus qui voient le monde comme nous pour que des gens comme vous le voient comme ils veulent. Il faut des hommes qui gèrent le pire pour que les autres puissent exister paisiblement, s'inquiéter — mais pas trop — en attendant d'aller danser, s'acheter des vêtements ou promener leurs enfants au parc. C'est ainsi. Savoir est toujours un privilège. Dans notre cas, c'est aussi une malédiction. Vous n'étiez pas destiné à passer de l'autre côté du décor, monsieur Horwood, mais le besoin que nous avons de vos compétences nous oblige à vous retirer momentanément de cet univers où le prix du carburant et le prochain vainqueur des élections semblent être les vrais problèmes.
Ben resta un instant silencieux puis lâcha :
— Ni Mickey, ni Princesse Magique ne sont capables de ce genre de propos. Quant à Gengis Khan, il aurait déjà mis le feu partout… Il va falloir que je vous trouve un autre nom. J'hésite entre Mon Petit Poney et Pinocchio.
— Karen m'a prévenu que vous vous foutiez de tout.
— Vous a-t-elle parlé du sens de la dérision qui me sert de bouclier ? Et de ma plante verte et du chat qui pisse sur mon paillasson ? Ils me manquent terriblement.
L'homme ne put s'empêcher d'esquisser un authentique sourire.
— Votre bouclier est très au point, mais si vous voulez survivre, vous aurez besoin d'un glaive dans l'autre main.
Il se retourna pour désigner quatre énormes boîtes d'archives posées sur la table.
— J'ai apporté ceci pour vous : les dossiers et les notes du professeur Wheelan. J'espère que vous pourrez vous y plonger rapidement. Le professeur avait accumulé beaucoup d'éléments de recherche et de nombreux commentaires pour nourrir sa réflexion, mais ils n'étaient pas destinés à être lus par d'autres que lui-même. En bref, nous n'y comprenons pas grand-chose. Vous y verrez sans doute plus clair. Vous trouverez également les comptes rendus des récentes affaires qui ont conduit à la réactivation en fanfare de notre service.
— Je vais m'y atteler. Je suis curieux de lire ce qu'il a pu écrire sur les pages disparues du Splendor Solis. J'avoue que l'idée d'un vol aussi discret et aussi précis sur un document de cette importance m'interpelle.
— Tant mieux. C'est pour cela que nous vous avons recruté.
— Miss Holt vous a-t-elle annoncé que les pages avaient sans doute été dérobées pendant la Seconde Guerre mondiale ?
— Elle m'en a parlé.
— Cela ne semble pas vous surprendre plus que ça.
— Vous savez, cette unité a été créée pour courir après des reliques sacrées dont Hitler espérait tirer des pouvoirs qui dépassent la science. Fort de ce constat, il en faut beaucoup pour m'étonner.
— Évidemment, vu sous cet angle…
— Monsieur Horwood, nous nous aventurons dans des contrées où le rationnel et les acquis scientifiques ne sont pas suffisants pour y voir clair. Jouez-vous au football ?
— La question peut surprendre étant donné le postulat qui la précède. Mais pour vous répondre : non, je ne pratique pas.
— Je vais quand même utiliser une image sportive simple. Nous jouons en défense, monsieur Horwood. À notre niveau, nous sommes condamnés à attendre que nos adversaires passent à l'action pour tenter de réagir. Ils ont l'initiative. Ils décident de l'heure du coup d'envoi, du terrain d'affrontement, des règles, et même du type de joueurs impliqués. De notre côté, nous essayons de comprendre leur tactique, de parer leurs offensives dont nous ignorons le but final. Comprenez-vous ?
— Vous pensez qu'une grosse partie est en train de se jouer ?
— J'en ai bien peur.
— Je suis historien, pas avant-centre. Mon job consiste surtout à expliquer le passé.
— Cette fois, il vaudrait mieux que vous nous aidiez à comprendre le présent. Car n'oubliez jamais que ce que vous étudiez dans vos grimoires, ces faits spectaculaires et dramatiques qui ont forgé la destinée de nos civilisations, ne sont pas uniquement des abstractions intellectuelles destinées à affoler l'imagination de quidams en mal de frissons devant des téléfilms. Depuis le commencement des temps, au nom d'idéaux, des hommes ont donné leur vie pour que nous puissions finalement regarder 150 chaînes en nous demandant si nous allons manger indien ou japonais. Le jeu en valait-il la chandelle ? Il ne nous appartient pas de juger, mais de permettre qu'advienne le futur dans les meilleures conditions possibles. Les peuples oublient trop souvent que nos sociétés sont le fruit de combats remportés ou perdus. Voilà bien longtemps qu'il n'y a pas eu de vrai match. L'histoire ne s'écrit pas seulement dans les livres, monsieur Horwood, et je redoute que si nous ne décryptons pas ce qui s'écrit en ce moment, la présentation qu'en feront les manuels scolaires de nos descendants ne soit pas à notre gloire.