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Des photos de famille encadrées aux murs. Des portraits, quelques événements privés, Noël, des anniversaires. Une succession d'images qui, d'une génération à l'autre, racontaient le temps qui passe. Après le noir et blanc, les couleurs, de plus en plus vives. Plus les vues étaient récentes, moins elles étaient formelles. Après les poses solennelles apparaissaient des instants pris sur le vif. Au fil des années, les visages impassibles des aînés immobiles laissaient place aux sourires des jeunes qui vivaient. Une saga ordinaire déroulait ses passages obligés, ses mémoires banales, au cœur d'une dynastie qui ne l'était pas. C'était parce que ces images ne se distinguaient pas de celles que l'on peut voir chez tout le monde qu'elles en devenaient effrayantes. Car même dans des situations universelles, il était impossible de regarder la famille Hitler comme les autres. Karen observait, hypnotisée et incrédule.

Adolf, Eva et leurs animaux de compagnie sur la terrasse ensoleillée du Berghof. Ils avaient l'air un peu raides, mais rien ne laissait deviner ce qu'ils étaient. Si l'on s'en tenait à cette photo, ils auraient pu être des voisins, peut-être même des amis. On les retrouvait assis sur l'herbe des collines de l'île, un bébé dans les bras. L'anniversaire du petit, deux bougies sur un gâteau. Plus loin, la famille levant son verre alors que le patriarche, vieilli, restait assis et regardait ailleurs. Il avait laissé repousser sa moustache. Aucune photo en uniforme. Pas l'ombre d'un emblème nazi en arrière-plan. Plus loin, le jeune Kord tenait sa petite sœur dans ses bras. La mère les couvait du regard et le père n'était pas là. Une famille.

En découvrant leur nouveau logement, Karen et Ben avaient eu la surprise de voir s'afficher le destin d'un clan. Comment imaginer que le vieillard qui souriait en prenant appui sur le bras de son fils bien plus grand que lui avait été un despote sanguinaire ? Était-il concevable d'envisager que ce papy en train d'applaudir les premiers pas maladroits de son petit-fils avait tenté d'éradiquer un peuple et d'envahir un continent ? Le mariage de Dietrich Wilhelm avec Nancy Denker à Londres. La mariée souriait. Seuls ses parents à elle étaient présents. Une des rares photos prises en dehors de l'île avec celles du Berghof. Plus loin, la jeune femme, entre son beau-père et son mari. Elle ne souriait plus. Sur le mur suivant, une image de Kord torse nu dans la mer, avec un sourire éclatant. Quelque chose du bonheur.

Après avoir parcouru cet album à travers le temps, Holt et Horwood se retrouvèrent devant une photo d'Hitler marchant au milieu des landes au sommet de l'île. Ses cheveux étaient entièrement blancs, sa silhouette voûtée. Il était accompagné d'une jeune femme blonde. C'était le cliché sur lequel il était le plus âgé. La photo était en couleur. Il portait une écharpe verte, un pantalon bleu foncé. On se demandait s'il tentait de sourire ou s'il souffrait. Presque émouvant.

— Je digère mal qu'il ait pu vieillir si paisiblement, commenta Karen.

— Tout cela paraît tellement surréaliste.

— J'espère que vous n'avez pas été obligé de vendre votre âme au diable pour que nous ayons l'honneur de dormir dans ce musée ?

— C'était l'appartement des parents de Kord Denker, le seul qui comportait deux chambres. Je vais dormir dans celle qu'il occupait enfant.

— Dormir chez les Hitler… J'en frémis. Je me demande si je ne préférais pas notre prison.

Benjamin lui fit signe de parler moins fort, au cas où ils seraient écoutés ici aussi.

Karen lui prit la main et l'entraîna vers la salle de bains. Elle ouvrit tous les robinets en grand. Une fois que le bruit de fond fut suffisant, elle lui fit signe de s'asseoir à côté d'elle, sur le rebord de la baignoire émaillée d'une autre époque.

— Pardonnez-moi d'être franche, Benjamin, mais je m'inquiète de vous voir si calme. Vous ne semblez même plus en vouloir au professeur et quand vous parlez de ce Denker, je vous trouve bien indulgent.

— Vous avez peur que je les rejoigne ?

Entendre Horwood verbaliser cette conclusion avec une telle facilité la prit de court. Elle tenta de se justifier :

— Wheelan n'est pas un imbécile et ils ont bien réussi à le retourner.

— L'intelligence n'est jamais un gage d'intégrité.

Elle sourit. Comme lorsqu'elle était inconsciente, Benjamin lui prit la main et caressa ses doigts. Bien que surprise, elle ne s'en formalisa pas.

— Karen, depuis que l'on se connaît, même si vous m'avez tiré dessus, menacé et frappé, vous m'avez toujours protégé. Je vous ai fait confiance. Hors de cette île, vous êtes mon ange gardien. Ici, vous ne l'êtes plus. Le monde est inversé. Les morts sont vivants, les criminels règnent en maîtres, et un modeste historien est plus à même de se battre pour défendre un agent aguerri que l'inverse. Sur ces terres, vos talents, tout ce dont vous êtes capable, ne nous sont plus d'aucune utilité. De nous deux, je suis le seul à pouvoir jouer les prochains coups de la partie. Il va falloir vous fier à moi.

— J'ai confiance en vous, mais j'ai peur. Je ne sais pas comment nous sortirons d'ici, ni même si nous y parviendrons.

— S'il existe un moyen, je le trouverai. Tant que j'en sais plus qu'eux, nous sommes en sécurité. Ce que nous avons découvert est notre meilleure assurance-vie. Il va falloir miser et y aller au bluff.

— Benjamin, une seule chose pourrait me faire plus de mal que de les voir réussir.

— Quoi donc ?

— Vous voir vous trahir.

— Rappelez-vous, Karen : nous jouons une partie d'échecs. Le cavalier doit pouvoir se sacrifier pour que le pion aille dans les derniers retranchements du camp adverse et redonne vie à la pièce qui le sauvera.

— Je me fiche de ressusciter qui que ce soit. Je veux que le cavalier vive.

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