Sur le vol de retour, Ben n'avait aucune envie de dormir.
— Vous vous rendez compte ?
Karen n'ouvrit même pas les yeux pour répondre :
— Plutôt bien.
Elle s'enroula un peu plus dans sa couverture avec l'espoir de pouvoir enfin s'assoupir. Horwood ne tenait pas en place et arpentait la cabine sans arriver à se poser.
— Ces types sont capables de frapper n'importe où dans le monde pour s'emparer de documents ou d'objets dont nous ignorons le plus souvent l'existence ! Pourquoi les veulent-ils ? Que comptent-ils en faire ? Qui a les moyens de telles opérations commando ? Et pour l'amour du ciel, comment arrivez-vous à somnoler alors qu'aucune de ces questions ne trouve de réponse ?
D'une voix à peine articulée, miss Holt marmonna :
— Voilà deux ans que je baigne nuit et jour dans ces histoires. Vous, ça fait à peine une semaine. J'espère que vous allez vous calmer parce que sinon, je vais encore être obligée de vous tirer dessus…
Ben se laissa tomber dans le fauteuil d'en face.
— Parlez-moi de la pyramide au cristal volée au Caire.
— Tout est dans le compte rendu qui vous attend sur votre table avec les autres. Bonne nuit.
— Vous n'allez quand même pas dormir maintenant ! C'est la fin de l'après-midi à Londres !
— Il est deux heures du matin au Japon. Foutez-moi la paix.
Ben grommela avant d'enchaîner :
— Karen, aidez-moi à y voir plus clair et promis, ensuite, je vous laisse tranquille pendant tout le reste du vol.
Espérant lui envoyer un signal évident, Karen remonta la couverture jusqu'au-dessus de sa tête, découvrant du même coup ses pieds. Ben ne s'arrêta pas pour autant.
— Notre gouvernement peut-il nous obtenir un accès au document sur les recherches de Nintoku auprès de l'Agence impériale ?
— On va faire la demande. On verra, lâcha-t-elle d'une voix étouffée par le molleton.
— Imaginez tout ce que l'on pourrait tirer de ce texte… Ma parole, on dirait que vous vous en moquez !
Miss Holt émergea de son cocon. Ses yeux étaient cette fois bien ouverts et fixaient Ben. L'historien recula au fond de son siège. Il redoutait soudain qu'elle ne lui décoche le même genre de regard qu'à Nishimura. Karen se redressa lentement, comme un cobra avant l'attaque.
— Vous ne me laisserez pas dormir, c'est ça ?
Ben fit une grimace, comme un môme coincé devant le pétard dont il a allumé la mèche et qui va lui exploser à la tête.
— Je suis désolé, ces enquêtes m'obsèdent… Je déteste ne pas comprendre.
— Cela vous fait un point commun avec le professeur Wheelan, mais lui ne m'empêchait pas de dormir pour autant.
— L'âge, sans doute.
— Le sien ou le mien ?
— Le sien bien sûr !
— Lui avait besoin de beaucoup réfléchir, seul, au calme.
— Moi, je ne suis jamais aussi efficace qu'en tandem… Mon institutrice l'avait déjà remarqué dès mes premières années d'école. Seul, je n'arrive pas à grand-chose.
Karen rejeta sa couverture en soupirant. Elle venait de se faire avoir par la mine de chien battu d'Horwood.
— Soit, je vous écoute.
— À quel propos ? Voulez-vous que je vous raconte mon enfance ? OK. Le truc qu'il faut savoir, c'est que tout petit déjà j'avais l'habitude de…
— Ben, je ne suis pas psy. Parlons plutôt de l'enquête puisque cela vous empêche de dormir — et moi aussi par la même occasion.
— Je me demande comment ces types réussissent à échapper aux services de renseignement. Vous êtes bien rattachés au Secret Intelligence Service… Sans rire, avec tous vos moyens de surveillance des données, les caméras, les contrôles, les traçages, ils arrivent quand même à passer les frontières, à s'introduire où ils veulent pour voler ce qui les intéresse et à repartir tranquillement pour aller se planquer on ne sait où préparer on ne sait quoi.
— Vous avez vu trop de films d'espionnage. Les services secrets n'ont pas la moitié des pouvoirs qu'on leur prête. Mais ça les arrange bien que tout le monde le croie.
— On ne sait vraiment rien de ceux qui organisent ces coups ? Vous devez bien avoir une idée…
— Quelques faits, tout au plus. Nous savons que pour les opérations les plus complexes, ils ont été six au maximum. Le plus souvent pourtant, les vols ne sont l'œuvre que d'un seul individu. Il est, semble-t-il, capable de convaincre et de séduire les esprits les plus affûtés. Il s'est toujours débrouillé pour que l'on ne puisse pas retrouver d'images de lui, encore moins d'empreintes digitales. Nous n'avons même pas idée de ce à quoi il peut ressembler. Petit, grand, de type caucasien ou autre, blond, brun… Nous n'en savons rien. Personne n'a survécu pour nous le décrire. On sait seulement que tous ses noms d'emprunt ont pour initiales « ND ». Nikolaï Drenko, Nathan Derings, Niels Debner, Nino Daelli… Cette nuit, nous avons fait un grand pas supplémentaire — sans jeu de mots — puisque l'on connaît désormais sa pointure.
— C'est ça l'avis de recherche ? Un fétichiste cramponné à ses initiales qui chausse du 44 ? Qui vous dit que ce n'est pas une femme ?
— Certains des crimes demandaient une puissance physique dont seul un homme est capable.
— Donc, en plus il est musclé ?
— Sportif, sans aucun doute.
— L'avis de recherche commence à ressembler à une annonce matrimoniale… « Recherche homme sportif, n'ayant pas froid aux yeux, très riche, pointure 44 et amateur de trésors historiques. Assassins bienvenus. »
Karen fronça les sourcils.
— Vous ne m'avez pas réveillée pour m'infliger ce genre de blague puérile ?
— Vous avez raison. Pardon. C'est tout moi. Je n'arrive pas à bosser seul et quand je fais enfin équipe avec quelqu'un, je suis tellement content que je fais l'idiot.
Malgré elle, miss Holt eut un sourire.
— Sur ce point, vous êtes bien différent du professeur. Puis-je me permettre une question personnelle ?
— Vous achetez mes caleçons, vous savez qui pisse sur mon paillasson… Au point où nous en sommes, je ne vois pas ce que je pourrais vous cacher !
— Vous êtes un homme étrange, monsieur Horwood. Vous n'avez pas peur de parler de vos faiblesses, vous ironisez même dessus. C'est plutôt rare.
— Ce n'est pas une question.
— Vous êtes aussi capable de faire des compliments que même les pires dragueurs n'oseraient pas se permettre et pourtant, j'ai l'impression que vous n'avez aucune arrière-pensée.
— Vous croyez que je vous drague ?
— Je connais un peu les garçons…
— Vous faites référence aux fois où j'ai fait allusion à votre beauté ?
— Il ne s'agissait pas d'allusions.
— Si vous m'avez entendu siffler lorsque j'ai vu vos jambes, je vous présente mes excuses. J'ai pourtant essayé de le faire discrètement…
— C'est exactement de ce genre de remarque dont je vous parle.
— Vous n'êtes pas sans savoir que vos jambes sont superbes.
— Peut-être, mais ceux qui me le disent veulent en général y toucher.
— Je vous jure que je n'en ai aucunement l'intention. C'est sans doute à force de fréquenter les musées que je me comporte ainsi. Je commente, j'apprécie. Mais je vous rassure, je ne me jette pas sur tout ce que je trouve sublime ! Quoique, une fois, je me souviens d'une statue scandaleusement callipyge au Victoria and Albert Museum…
— Aucune intention donc.
— La main sur le cœur, je vous l'assure.
— Quel étrange détachement. Vous voyez donc la vie comme un musée ? Comme si vous n'étiez qu'un simple observateur — des femmes notamment.
— Je sens que vous allez me demander si je suis intéressé par autre chose que les filles.
— L'idée m'a effleurée, mais différents indices m'incitent à penser que non.
— Pourtant, une fois, en camping, je suis tombé raide dingue d'un mâle. C'était un chien, un border collie. Un vrai coup de foudre. Malheureusement, après quatre minutes de vie commune sur l'aire de jeux, il m'a quitté pour un os ou un frisbee, je ne sais plus… Aujourd'hui encore, je n'arrive pas à l'effacer de ma mémoire.
Karen leva la main pour l'arrêter.
— Benjamin, est-il possible d'avoir une conversation sérieuse avec vous ? Êtes-vous capable d'aligner plus de cinq phrases de suite sans caser ni plaisanterie ni dérision ?
— Cinq ? C'est mon meilleur score ?
— En ma présence, oui.
— C'est pitoyable. Je vais faire un effort.
Il se racla la gorge et s'étira le cou comme un athlète avant sa performance.
— Pour vous, je vais tenter de pulvériser mon record dès maintenant.
— Hâte d'assister à cet exploit.
— Pourquoi étiez-vous troublée après avoir inspecté le matériel des voleurs sur le kofun ?
— J'avais donc vu juste.
— À quel propos ?
— Vous. Vous passez votre temps à faire l'abruti pour distraire la galerie, mais derrière ça turbine sec.
— Je n'aurais pas dit mieux. Maintenant, répondez-moi, s'il vous plaît. Ça fait déjà deux phrases que j'enchaîne sans vannes et je sens que j'approche de ma limite.
— Sous la bâche se trouvait un scanner d'un genre très spécial, un modèle coréen extrêmement sophistiqué et très prisé chez les archéologues. J'en ai déjà vu un exemplaire sur une autre affaire. Il y a un an à peine, à Jérusalem, des individus ont creusé un tunnel en partant de la cave d'une des maisons de la vieille ville située en contrebas de l'esplanade des Mosquées, tout près du mur des Lamentations. Les vibrations de leurs travaux ont été repérées par le système de surveillance sismique de la ville, mais les services de sécurité israéliens n'ont réussi à capturer personne. Le Mossad a d'abord estimé qu'ils préparaient un attentat, mais ils ont rapidement abandonné cette piste. Le matériel employé, dont ce scanner très rare, orientait plutôt les soupçons vers des fouilles clandestines.
— Les autorités ont-elles découvert d'autres indices sur le site ?
— Nous n'en avons pas été informés.
— Vous pensez que ce scanner relie les deux événements ?
— S'en servir n'est pas à la portée du premier venu. Il faut une véritable expertise scientifique. Très peu de gens en sont capables.
— Donc, Pointure 44 serait en plus d'un niveau scientifique élevé ?
— Lui ou ceux qui travaillent avec lui.
D'une ondulation des hanches, Karen se lova dans l'angle de son fauteuil.
— À votre tour de m'aider à réfléchir, monsieur Horwood. Vous qui avez étudié reliques sacrées et objets ésotériques en tous genres, avez-vous une idée de ce que pourraient être ces cristaux dans leur support pyramidal ? Même si vous n'en avez rien dit devant Nishimura, le fait qu'ils aient la même forme que ce qui a été déterré dans l'église de la Holy Trinity à York ne vous a pas échappé, j'en suis certaine…
— « Jamais de raisonnements ou de commentaires devant des personnes étrangères au service. » Je ne suis pas malin, mais j'essaie d'apprendre. Par contre, je n'ai pas de réponse à vous offrir. J'ignore ce que sont ces artéfacts.
— Aucune idée de ce qui peut attirer nos voleurs ?
— J'en suis encore au stade des interrogations. Et j'en ai beaucoup. Le plus dur est de ne pas laisser l'imagination prendre le pas sur la rigueur d'analyse. Je ne possède ni l'expérience ni les connaissances que pouvait avoir le professeur Wheelan, mais j'espère que ses notes et l'étude des cas précédents m'aideront à dissiper le brouillard.
— Votre thèse était un véritable travail de spécialiste.
— Ce mémoire de fin d'études, comme le service où vous travaillez d'ailleurs, sont nés d'un même constat : aucune puissance n'a consacré plus de volonté et de moyens à la recherche de ces objets que le Troisième Reich. L'immonde Heinrich Himmler, bras droit d'Hitler, était fanatique d'ésotérisme, et dans son acharnement à crédibiliser l'aryanisme en s'appropriant tous les symboles possibles, il a ordonné davantage de fouilles que Napoléon et Alexandre le Grand réunis. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Churchill a jugé utile de surveiller où cela pouvait conduire, et bien plus modestement, nous avons en notre temps pensé qu'il y avait là matière à une étude inédite. Mais je n'étais pas seul pour élaborer ce mémoire. Je m'occupais surtout de la partie historique, de la remise en contexte et de toute la documentation concernant les moyens que les despotes ont engagés au service de leur quête. Pour ce qui est des objets en eux-mêmes, c'est plutôt ma collègue et coauteure qui s'en est chargée.
— Fanny Chevalier, précisa Karen en le regardant droit dans les yeux.
— Chevalier, un nom prédestiné pour la quête du Graal, n'est-ce pas ?
— Nous devrions peut-être la contacter et, pourquoi pas, l'associer à notre enquête ?
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, répondit Ben d'une voix mal assurée.
— Elle n'est pas compétente ?
— Si, au plus haut point.
— Elle n'est pas digne de confiance ?
— Difficile de trouver plus loyal.
— Alors pourquoi se priver d'elle ?
Il hésita avant de répondre :
— Je n'ai aucun moyen de la joindre.
Karen eut un sourire qui pétrifia instantanément Benjamin. Cette fois, il était bel et bien dans la même situation que Nishimura, consumé par un affreux malaise. Un petit lapin pris dans les phares d'une Formule 1. Miss Holt savait. Elle savait tout.
— Vous me faites peur, dit-il en fuyant son regard.
— Je crois que j'aime ça. Félicitations, Benjamin, vous avez explosé votre record. Treize répliques sérieuses de suite.
— J'en avais compté quatorze.
— Je n'homologue pas la dernière, qui est un mensonge. Vous savez parfaitement comment joindre Mlle Chevalier. Vous savez même précisément où.
Horwood blêmit. Tel le félin qui a assez joué avec sa proie, Karen porta l'estocade.
— Durant vos deux derniers séjours à Paris, vous êtes passé seize fois sous les fenêtres de son appartement, toujours à la tombée de la nuit, et vous avez rôdé six fois devant son lieu de travail. Si nos recoupements sont exacts, c'est d'ailleurs avec elle que vous aviez séjourné en Bourgogne à l'endroit même où nous nous sommes rencontrés. Nous savons aussi…
— Pitié ! J'avoue tout. Vous pouvez même me mettre la profanation du kofun sur le dos si ça vous arrange mais je vous en supplie, arrêtez de remuer le couteau dans la plaie.
— Alors répondez-moi objectivement, s'il vous plaît : pensez-vous qu'adjoindre Mlle Chevalier à nos recherches soit une bonne idée ?
Vaincu par K.-O., Ben inclina la tête et tenta de calmer la tempête de sentiments qui le dévastait.
— L'associer est une excellente idée, sans l'ombre d'un doute.
— Êtes-vous d'accord pour qu'ensemble, nous la contactions ?
— Vous n'imaginez pas ce que vous me demandez.
Karen ne répondit pas, mais elle le savait très exactement.