Wheelan salua le garde d'un bref mouvement de tête. Sans répondre, l'homme composa le code de la porte pour les laisser pénétrer dans la bibliothèque.
Attiré comme un papillon par la luminosité et l'ouverture vers l'espace, Ben se dirigea vers la baie vitrée. Ce matin, le temps était couvert et la mer moins agitée.
— Installez-vous, Benjamin, j'ai une surprise pour vous.
Décidé à jouer la bonne volonté, l'ex-étudiant prit place tandis que son vieux professeur traversait l'ancienne casemate d'artillerie jusqu'à un secrétaire envahi de piles de livres de formats variables et de toutes époques. Il en rapporta un carton à dessins qu'il déposa sur la grande table, excité comme un enfant qui se réjouit du tour qu'il s'apprête à jouer.
— Êtes-vous prêt ?
— Tout dépend à quoi.
En guise de réponse, Wheelan ouvrit le rabat d'un geste théâtral, révélant la page disparue du Splendor Solis. Ben écarquilla les yeux. Sur le rectangle de parchemin aux bords richement enluminés, un diable aussi beau et athlétique qu'un dieu grec sortait d'un soleil ardent en portant dans ses mains une pyramide rayonnante. Le paradoxe entre sa sensualité virile et ses cornes démoniaques engendrait un sentiment ambigu. Son attitude suggérait une démarche conquérante et ne laissait aucun doute sur sa puissance.
La voix tremblante, le professeur souffla :
— La première fois que j'ai découvert cette illustration, les larmes me sont montées aux yeux. Quelle émotion ! L'exceptionnelle qualité de la mise en couleurs, la composition visuelle, tout ce qu'elle recèle de sens… J'en ai été bouleversé. Je n'en avais eu qu'un bref aperçu voilà un demi-siècle, quand j'étais moi-même étudiant. Bien des années plus tard, lorsque j'ai commencé à envisager un lien entre le Premier Miracle et l'alchimie, je m'en suis souvenu et j'ai cherché à l'étudier.
— C'est alors que vous vous êtes rendu compte qu'elle avait disparu de l'exemplaire de la British Library, en même temps que quelques autres pages de textes.
— Elle a été retirée des six exemplaires existant dans le monde. L'opération s'est jouée en quelques mois, pendant la Seconde Guerre mondiale. Hans Reinerth, archéologue engagé en faveur du Reich, a très tôt deviné que ces pages représentaient un intérêt stratégique, sans pour autant soupçonner à quel point. Alors que nombre de ses collègues s'évertuaient à crédibiliser les thèses raciales aryennes à coup de pseudo-preuves historiques, lui se consacra aux fouilles scientifiques qui le conduisirent vers Sumer.
Horwood détaillait l'enluminure. À travers les codes du Moyen Âge alchimique, l'essence de la mémoire secrète ancestrale s'y exprimait magnifiquement. La symbolique renvoyait sans l'ombre d'un doute à l'expérience sumérienne. La lumière, le démon représenté comme un dieu dans sa toute-puissance, la pyramide au cristal, et les deux fleuves coulant de part et d'autre de la base du soleil qui évoquaient la Mésopotamie.
S'efforçant d'avoir l'air naturel, Ben s'inclina pour tenter de voir si, dans les dorures, le pigment nacré révélait des motifs cachés. Bien que la lumière ne fût pas idéale, il lui sembla détecter un effet, notamment sur certains rayons solaires. Il se pencha encore davantage, mais Wheelan le remarqua.
— Vous cherchez la brillance sélective ?
Horwood se figea. Il ne savait pas s'il devait admettre ou nier. Le professeur précisa :
— Nous l'avons découverte très récemment. C'est un ami de Kord, un chercheur, qui nous en a fait part.
Ben songea immédiatement à Robert Folker, qui lui avait assuré n'en avoir parlé à personne. Sa droiture et son attitude bienveillante depuis toujours plaidaient en faveur de sa bonne foi. Face à Wheelan, la partie d'échecs virait au poker. Ben allait devoir abattre une carte pour obliger son interlocuteur à se découvrir. Encore devait-il choisir laquelle.
— Pour ma part, c'est votre ancien assistant et ami, M. Folker, qui me l'a révélée.
— Robert ? Vous l'avez revu ?
— J'ai eu ce plaisir.
— Comment va-t-il ? Je pense souvent à lui. Il me manque. Figurez-vous que j'ai plusieurs fois hésité à le mettre dans la confidence de ma survie, mais Kord m'en a dissuadé. Trop risqué, selon lui. Vous dites qu'il a découvert ce subterfuge caché dans les pages ?
— Il n'y a pas si longtemps.
— J'en suis épaté.
Le professeur semblait sincère. Ben se demanda aussitôt comment un « ami chercheur » de Denker aurait pu mettre au jour le procédé sans avoir accès à l'exemplaire qu'étudiait Folker. Il flaira aussitôt le mensonge et voulut s'en assurer.
— M. Denker est-il en contact avec Robert ?
— En aucune façon. Il m'en aurait parlé.
Wheelan avait répondu très vite, pressé de continuer à s'enthousiasmer sur l'illustration.
— Savez-vous que par recoupements, ce document m'a permis de comprendre une des énigmes qui me préoccupait le plus ?
— Vraiment ?
— Voyez ces pierres précieuses qui ponctuent la frise de la bordure.
— Des émeraudes.
— Vous souvenez-vous de ma note sur la découverte d'un long tunnel souterrain, sous la grande pyramide de Quetzalcóatl, près de Mexico ? Dans les salles les plus profondes, parmi des objets rituels dédiés au culte du soleil, une équipe de chercheurs avait retrouvé six masques couverts d'émeraudes que nous avons supposés être des parures mortuaires.
— Je m'en rappelle effectivement.
— En croisant mes recherches avec celles de Kord, je sais aujourd'hui que ces masques n'avaient rien d'ornements funéraires sacrés. Ils étaient destinés à protéger les prêtres qui, à leur façon, poursuivaient les expériences transmises au fil des siècles par les gardiens des reliques du Premier Miracle. Les émeraudes étaient réputées protéger des mystérieux rayonnements « qui rongent la vie », mieux encore que l'or.
— Brillant — sans jeu de mots.
Ben avait répondu sans grand enthousiasme, presque machinalement, car il réfléchissait encore à la façon dont Kord avait pu s'emparer de l'info sur les zones de brillance particulière du traité d'alchimie. Tout à coup, il se remémora les peurs de Folker et son impression d'être épié jusque dans la salle consacrée aux restaurations. Il espéra de tout son cœur que le conservateur n'avait pas eu affaire à Denker, mais il ne devait surtout rien laisser paraître de son inquiétude.
— Dites-moi, Benjamin, lors de votre plongée dans le temple d'Abou Simbel, vous avez certainement trouvé quelques clés relatives à l'expérience ?
Bien que posée sur un ton anodin, la question ne l'était pas. Wheelan avait jusque-là livré beaucoup d'informations, sans doute dans le but de placer Ben en situation de réciprocité. Il n'avait révélé que pour mieux apprendre. La partie se poursuivait, avec une mise nettement plus élevée. Pour continuer à voir le jeu de son adversaire, Ben allait devoir lui dévoiler un peu du sien.
— Nous avons trouvé quelques objets réellement intrigants mais pour le moment, nous avons du mal à définir leur utilité. Il est probable que certains d'entre eux ont joué un rôle direct au moment de l'expérience, mais j'ignore encore lequel. Si cela vous intéresse, je vous ferai part du peu que nous savons, et vous y verrez peut-être plus clair que nous.
— Avec plaisir ! C'est ainsi que nous progresserons.
Wheelan se frotta les mains de satisfaction. C'était au tour de Ben de jouer.
— J'imagine que Kord cherche à reproduire les conditions matérielles du Premier Miracle ?
— Avec la plus grande précision possible. Il ne lésine pas sur les moyens. Pour y parvenir, il s'est donné la peine de construire des installations spéciales. Vous vous rendrez compte très bientôt par vous-même à quel point le résultat est impressionnant. Il s'agit d'un véritable laboratoire comprenant une vaste salle circulaire tapissée de miroirs dont le plafond s'ouvre pour capter les rayons du soleil.
— Il ne doit pas en profiter souvent sous ces latitudes…
— Ce n'est pas son principal problème. Mais il travaille à résoudre chacun des obstacles l'un après l'autre. Il lui a fallu des années, c'est l'œuvre d'une vie. Je suis heureux de le rejoindre alors qu'il touche au but. J'essaie modestement de lui apporter le peu que j'ai pu saisir. Avez-vous par exemple compris l'utilité des petites pyramides aux cristaux ?
— Elles concentrent la lumière afin d'en focaliser le flux vers la cible placée au centre du périmètre qu'elles forment.
— Formidable ! Comme nous, vous avez décrypté cela ! Mais savez-vous que seule la lumière solaire fonctionne ?
— Je l'ignorais.
— Kord a fait beaucoup d'essais, et aucune lumière artificielle ne donne de résultat. Alors malgré toute sa technologie, il se retrouve comme les anciens, à attendre les jours où il fait beau pour expérimenter !
Wheelan s'en amusa. Emportés par leur sujet, le maître et l'élève en avaient presque oublié qu'ils ne devaient distiller leurs informations qu'au compte-gouttes, dans un duel feutré où les incertitudes le disputaient aux promesses. Ben s'en souvint le premier et reprit la partie.
— Vous possédez trois des pyramides, n'est-ce pas ? Celle d'York, celle du kofun et celle du musée du Caire.
— Exactement. Mais plus important encore, nous savons comment les disposer. Nous avons trouvé les données géométriques sur un cube métallique exhumé de la tombe d'un alchimiste italien.
Ben en conclut que le cube qui avait tant fasciné Fanny existait en plusieurs exemplaires. Il enchaîna rapidement afin de ne pas laisser soupçonner qu'il réfléchissait en parallèle.
— Il ne vous manque plus que la quatrième pyramide pour que le dispositif soit complet…
— C'est un collectionneur qui la possède. Nous ne devrions pas tarder à réussir à la lui racheter. Kord est prêt à lui verser une fortune pour l'obtenir. Il sait se montrer généreux.
Une fois encore, la confidence de Wheelan tendait à prouver que Kord ne lui disait pas toute la vérité. Pour s'approprier la pyramide à Oxford, ce n'était pas de l'argent que Denker avait envoyé mais des tueurs. La conversation prenait une tournure encore plus dense. Horwood récoltait des indices qui concernaient aussi bien l'expérience elle-même que l'homme qui tentait de la reconstituer. Alors que les réflexions jaillissaient de toutes parts dans son esprit, Benjamin devait veiller à garder les idées claires et à ne pas trop en dire.
Par chance, le professeur joua avant son tour.
— Savez-vous, mon garçon, ce qui m'a le plus étonné dans l'agencement physique de l'expérience ?
Ben n'avait aucun mal à feindre l'auditeur passionné, car il l'était bel et bien.
— C'est la forme géométrique qu'elle adopte. Avec le jeu des miroirs et des pyramides, vue du dessus, la déviation des rayons dessine une croix gammée. Incroyable hasard, n'est-ce pas ? Je me demande si le grand-père de Kord en était conscient lorsqu'il a choisi ce symbole ancestral comme emblème.
— Étrange, en effet. J'ai hâte de voir ce que cela donnera si M. Denker parvient à racheter la pyramide manquante.
— Il y arrivera, c'est certain. Je le connais. Mais il nous manquera encore un élément essentiel pour mener l'expérimentation à bien.
— Lequel ?
— C'est sur ce point que je souhaite bénéficier de votre aide.
Wheelan s'assit face à Ben et prit le temps de lui expliquer le problème :
— Si nous savons comment mettre en place les pyramides, nous ignorons ce qu'elles sont supposées bombarder pour répéter la réaction survenue à Sumer. Quelle matière réagit ainsi aux faisceaux de lumière ? Pour le moment, nous n'en savons rien, et c'est pourtant une donnée primordiale. Kord en est réduit à envisager toutes sortes d'éventualités et à faire des tests au hasard.
Alors qu'ils touchaient au cœur du sujet, Ben choisit de mettre le professeur en confiance.
— Lors de ma plongée, j'ai récupéré un large bol de bronze doré. Il contenait des résidus de substance dont les analyses n'ont pour le moment rien donné. Mais je parie que lorsque nous aurons trouvé, vous tiendrez la réponse à votre question.
— Un large bol de bronze, dites-vous ?
Ben lui indiqua la taille en formant un cercle avec ses mains. Il confia :
— Ce réceptacle trouvait certainement sa place au point de convergence des faisceaux lumineux.
— Remarquable ! s'enthousiasma Wheelan. Votre bol nous permet déjà de déduire que la mystérieuse matière nécessaire à la réaction n'était pas présente en grande quantité.
— Vous n'avez rien perdu de votre perspicacité.
— Merci. La clé réside donc dans la nature de la substance qui réagit en déclenchant cette explosion d'énergie. J'ai hâte que nous puissions réunir les quatre pyramides et que le soleil se mette à briller.