Le charme émanant de la vénérable cité universitaire est à la hauteur de sa réputation. Est-ce la couleur ocre des pierres des bâtiments ? Les groupes d'étudiants qui animent la ville d'une éternelle jeunesse ? L'influence de la lumière particulière qui baigne cette région ? Toujours est-il que quelle que soit la saison, lorsque vous entrez à Oxford, vous avez l'impression d'arriver au cœur d'un automne idéal.
Karen n'était pas là pour faire du tourisme. Sur son téléphone, elle vérifiait régulièrement les rapports de surveillance tout en gardant un œil sur la route. En apercevant les bâtiments du prestigieux collège de Christ Church, elle demanda à l'agent au volant de se ranger sur le côté.
— Déposez-nous ici. Nous finirons à pied. Je préfère une arrivée discrète.
Le chauffeur hocha la tête et ralentit pour se garer.
Le sol détrempé témoignait des récentes précipitations. Les pavés brillaient sous le soleil revenu depuis peu. Holt et Horwood s'engagèrent dans Brewer Street, une ruelle qui s'étirait entre deux longs murs masquant des jardins privés, ponctués de quelques rares maisons de ville à un ou deux étages.
Avec les interrogations qui lui trottaient dans la tête, Ben avait du mal à se concentrer sur le rendez-vous.
— Comment s'appelle-t-il, déjà ?
— Marcus Bender, adepte des sciences occultes.
— Vous lui tirez dessus tout de suite ou j'essaie de lui parler avant ?
— Il appréciera certainement d'avoir affaire à un spécialiste du British Museum. Donc, à vous l'honneur. N'oubliez pas, notre demande est simple : nous garantissons le secret de son acquisition mais nous souhaitons disposer de sa pyramide au cristal quelques jours.
— À sa place, je refuserais.
— Moi aussi. C'est à ce moment-là que je lui tirerai dessus.
Ben sourit.
En arrivant devant le numéro 1 de la rue, Horwood découvrit sur la façade une de ces plaques rondes et bleues qui signalent un passé historique : « Ici naquit Dorothy L. Sayers en 1893, femme de lettres et de culture. »
— Dorothy Sayers ? Jamais entendu parler, commenta Karen.
— Elle a notamment écrit de très nombreux romans policiers entre les deux guerres.
Ben prit le temps de savourer l'air aussi ébahi qu'impressionné de son équipière.
— Bluffée, non ? Mais je n'ai aucun mérite, mon grand-père était fan et sa bibliothèque en était remplie. Il faut que Marius Branter ait de sacrés moyens pour s'offrir un pied-à-terre dans ce genre.
— Il se nomme Marcus Bender. Tâchez de vous en souvenir. N'allez pas le vexer dès vos premiers mots.
Karen frappa à la porte et patienta. Le calme était tel dans la rue que l'on entendait les oiseaux chanter au-delà des murs. N'obtenant aucune réponse, elle toqua à nouveau.
— Il est probablement absent, supposa Ben.
Karen vérifia à nouveau son portable.
— Notre unité de surveillance indique qu'il n'a pas bougé de chez lui depuis ce matin. Si j'en crois les données actualisées, son smartphone est à cette minute même à moins de sept mètres du mien.
— Il a pu sortir sans le prendre. Moi, ça m'arrive régulièrement.
— Pour votre propre sécurité, ne vous avisez plus de le faire.
Étonné par le ton sec de la réplique, Ben haussa les sourcils.
— Sinon quoi ? Maman sera fâchée ?
Miss Holt tapa plus fort et commença à jeter un œil aux alentours. Horwood remarqua son regard.
— Rassurez-moi, vous n'avez pas l'intention d'entrer sans y être invitée ?
— Il est hors de question d'avoir fait le trajet pour rien. Le cristal est peut-être ici. Nous devons rencontrer ce monsieur, et vite.
— Imaginez qu'on lui fasse peur et qu'il soit armé… Je n'aime pas me faire mitrailler.
— Ça vous arrive souvent ?
— La dernière fois, j'étais en vacances en France. Une ravissante psychopathe m'a tiré dessus pour m'arracher à ma paisible vie.
— Avouez que ça vous a plu.
— Disons que je ne regrette pas. Du coup, maintenant que je suis habitué, je préfère nettement que ce soit vous qui me canardiez.
Karen fouilla dans son sac à main et y prit un étui qui aurait pu contenir un nécessaire à ongles. Elle en tira deux outils, un crochet et une lame étroite, qu'elle introduisit dans la serrure.
— C'est donc vrai que vous avez de tout là-dedans… Si l'offre tient toujours, quel parfum, les bonbons ?
Holt s'appliquait à déverrouiller le mécanisme.
— Je vous en prie, Karen, ne faites pas ça. Je suis certain qu'il nous attend derrière, avec un tromblon.
— Moi je l'imagine gisant à terre, mort, parce que notre braqueur l'aurait débusqué avant nous pour lui arracher le cristal.
— Vous dites ça pour justifier votre effraction et me faire peur.
— Faites-moi plaisir, admettez que ça fonctionne sur les deux plans.
Un claquement sec indiqua que la serrure avait cédé. Miss Holt dégaina son pistolet et ouvrit la porte avec précaution.
— Monsieur Bender ? appela-t-elle. Vous êtes là ? Pardon de vous importuner mais nous devons absolument vous parler. C'est urgent.
Un couloir sombre. Sur la gauche, un escalier montant vers l'étage. Sur la droite, deux portes dont seule la plus éloignée était ouverte et laissait filtrer une lumière tamisée.
Karen posa le pied dans la maison.
— Monsieur Bender ? Nous sommes du British Museum…
Ben huma l'air.
— Ça sent la poussière humide, le renfermé. Personne ne vit ici. C'est un rat de musée qui vous le dit.
Karen remonta prudemment le corridor, l'oreille tendue, à l'affût du moindre signe de présence. Horwood était sur ses talons. Arrivés à hauteur de la porte béante, ils ne découvrirent qu'une pièce vide dont les rideaux étaient tirés, masquant les fenêtres. En son centre trônait une table sur laquelle étaient disposés côte à côte un téléphone portable et une photo du cristal Oppenheimer. Karen s'immobilisa et murmura :
— Ne faites pas un pas de plus, ça pue le piège.
— Vous aviez raison, son cellulaire était bien à sept mètres. On dirait qu'il l'a laissé là exprès…
— Pourquoi cette mise en scène ? Je n'aime pas ça du tout.
Sur la table, le téléphone se mit à vibrer. Le vrombissement qui se transmettait à la table de bois résonna dans le silence lugubre de la demeure vide. Holt hésita et fit un pas en avant.
— Vous venez de me dire de ne pas bouger et vous faites l'inverse… N'y allez pas, Karen, c'est sûrement le signal qui va tout faire exploser.
— Vous regardez trop la télé. C'est un message qui arrive.
Ben la suivit.
— Un message ?
— « Vous voilà enfin. J'étais impatient. J'aurais été déçu que vous ne veniez pas. Hâte de vous régler votre compte. »
— Je vous avais prévenue. Il ne fallait pas entrer. Il nous attendait. C'est super glauque…
— Si on s'en sort, c'est moi qui vous invite à dîner.
Holt allait faire demi-tour pour s'enfuir lorsqu'elle aperçut une ombre qui se détachait de l'obscurité au fond de la pièce. Elle n'eut le temps ni d'alerter Ben ni de faire feu. La douleur fut aiguë, foudroyante. Un dard s'était planté dans son cou avec une puissance inouïe. Horwood subit exactement le même sort. L'effet fut tellement fulgurant qu'ils ne se virent même pas s'écrouler sur le parquet.