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En posant le pied sur le sol de la passerelle d'opération, Benjamin sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il était galvanisé à la fois par une excitation quasi juvénile et par une dévorante soif de comprendre. Par où commencer ? Hormis cette odeur âcre de renfermé et le voile de poussière qui recouvrait tout, le faisceau de sa lampe révélait un intérieur du sous-marin presque intact. Aucune trace d'humidité ou de voie d'eau. Ben s'attarda sur des baies techniques. Les séries de vu-mètres et les instruments de navigation étaient en parfait état. Il nettoya la vitre d'un témoin de tension électrique gradué et tapota dessus. L'aiguille réagit mollement à la secousse. Les leviers de commande des gouvernails de plongée et de direction étaient alignés, prêts pour un prochain départ en mission. Même les sangles des tabourets pivotants pendaient comme si l'équipage allait revenir s'y attacher d'une seconde à l'autre.

Ben se faufila entre les équipements, s'attarda devant la barre du périscope. Il chercha la plaque d'identification de l'engin et finit par la découvrir. Frottant énergiquement avec sa manche pour retirer la couche verdâtre qui l'empêchait de déchiffrer, il réussit à lire le code U-296, K VII C/41, ainsi que ce qui devait correspondre à la date de lancement du sous-marin — le 5/09/1943 — et sans doute le chantier naval où il avait été fabriqué, Bremer Vulkan — Bremen — Vegesack — Deutschland.

En éclairant autour de lui, il prit soudain conscience que rien ne traînait, ni sur les tablettes ni dans les espaces de rangement. Plus aucun objet ni document. Tout ce qui n'était pas fixé ou ne faisait pas partie des équipements intégrés au submersible avait disparu. Ni cartes ni règles sur la plaque d'étude, pas une seule feuille accrochée au panneau de consignes, aucune liste d'équipage, pas la moindre arme ou munition dans le râtelier près de l'échelle d'écoutille. Intrigué, il ouvrit le premier tiroir venu, qui se révéla vide. En fouillant plus avant, il se baissa pour vérifier un placard, mais là encore, le contenu avait été enlevé. Ne restaient que les étagères nues.

En se relevant, Ben tressaillit. Une ombre venait de faire irruption devant lui. Il étouffa un cri et recula, heurtant violemment la porte du compartiment des machines.

— Bon sang, Karen, dans mon appart ou dans un sous-marin, c'est à chaque fois la même chose… Vous allez finir par me faire crever !

— Vous m'avez plantée là-haut, toute seule dans le noir, et vous ne répondez pas quand on vous appelle…

Benjamin l'invita à regarder en éclairant autour d'elle.

— Si vous n'êtes jamais entrée dans une leçon d'histoire, voilà une belle occasion de commencer…

En suivant la course du faisceau, la jeune femme pivota sur elle-même. Dans son mouvement, l'exiguïté de l'espace l'obligea à se serrer contre Horwood. Elle se retrouva le dos plaqué contre sa poitrine. Elle était trop occupée pour y prêter attention, mais lui le remarqua.

— Aucun cadavre ?

— Je n'ai pas eu le temps d'explorer, mais je vous parie qu'il n'y en aura pas. Le ménage a été fait. J'allais inspecter les cabines, vous venez ?

Alors qu'ils traversaient la passerelle, le mastodonte se trouva légèrement déstabilisé par une vague sans doute plus puissante que les autres. Le sous-marin s'anima doucement en émettant un long grincement lugubre qui se propagea dans toute la structure.

— Je déteste ce genre de bruit, Benjamin. Ne traînons pas ici.

— Ce tas de ferraille est coincé là depuis au moins soixante-dix ans, il doit encore pouvoir tenir quelques minutes.

Il s'engagea dans la coursive avant et ouvrit la porte du local radio. Chaque appareil était à sa place, mais les casiers et plans d'écriture étaient vides. Aucun rapport, aucun relevé. Même les messages à la craie sur le petit panneau d'ardoise avaient été soigneusement effacés. Ben actionna l'interrupteur général des systèmes de communication. Au déclic sec, il s'attendait presque à voir les voyants s'allumer, mais rien ne se produisit.

— Je donnerais cher pour avoir le relevé des dernières conversations…

La porte suivante ouvrait sur la cabine des sous-officiers. Deux couchettes superposées, les lits impeccablement faits mais l'intérieur des placards évaporé. Le contenu de l'armoire des soins d'urgence n'était plus là non plus. Sur la paroi, un drapeau nazi.

— J'ai l'étrange impression que le temps s'est arrêté, frissonna Karen.

— Toute la question est de savoir précisément quand et pourquoi…

Elle saisit le coin du drapeau. À peine avait-elle pincé le tissu qu'il tomba aussitôt en lambeaux.

— À l'époque, vous auriez été fusillée pour cet affront au Reich, ironisa Ben.

— À l'époque, je ne me serais pas contentée de leur déchirer un drapeau…

La cabine d'après était celle du commandant de bord. Un seul lit, aux draps poussiéreux parfaitement tendus. Sur son secrétaire et les étagères voisines, plus aucun registre, document d'archives ou effet personnel.

Le sous-marin grinça à nouveau.

— Que sont devenus les membres d'équipage ? demanda Karen.

— S'ils ont été capturés, nous devrions pouvoir retrouver leur trace dans les archives de guerre, mais je doute qu'ils aient connu ce sort. L'état dans lequel ils ont laissé leur bâtiment m'étonne. S'ils avaient été appréhendés, personne ne leur aurait jamais laissé le temps de tout vider et de ranger leur sous-marin avec un tel soin.

En pénétrant dans la cabine opposée, Ben eut un violent mouvement de recul. Un homme le regardait fixement, sévèrement. Dans son uniforme, Benjamin le reconnut aussitôt. N'importe qui dans le monde était d'ailleurs capable de l'identifier. Très brun, l'air austère avec sa mèche plaquée et sa petite moustache si particulière.

En voyant réagir Ben, Karen avait aussitôt dégainé son arme.

— Inutile de lui tirer dessus, ironisa l'historien, il est déjà mort.

— Adolf Hitler…

La cabine était remplie de portraits du Führer, de toutes tailles et dans différentes attitudes. Saluant ses troupes bras tendu, fixant le ciel dans une attitude martiale, et même entouré d'enfants radieux à la pure blondeur, au milieu desquels il paraissait presque incongru.

— Charmante collection, constata Ben.

La porte de la cabine suivante résista. Ben crut d'abord que la vétusté était la raison du blocage, mais il constata que le battant avait été soudé. Il grogna, contrarié. Voyant sa tête, Karen s'en amusa.

— Je vous connais. Le simple fait que l'on vous barre le passage décuple votre envie d'y aller quand même.

— Pas vous ?

— Évidemment, mais je suis raisonnable. Ils n'ont laissé aucun outil dans les parages et je n'ai qu'un canif. Porte 1, visiteurs 0.

— Vous me conseillez donc d'accepter mon sort et de quitter ce sous-marin sans découvrir ce qu'ils ont mis tant de soin à enfermer là-dedans ?

— J'en ai bien peur.

Karen consulta sa montre et ajouta :

— D'autant que si nous voulons être à l'heure au rendez-vous des garde-côtes, nous devons prendre le chemin du retour sans tarder.

— Karen, s'il vous plaît, prêtez-moi votre couteau.

— Il ne vous sera d'aucune utilité pour ouvrir cette soute.

— Si je vous l'abîme, vous m'infligerez ce que vous voudrez.

L'agent Holt posa sur son compagnon un regard méfiant.

— Ce que je voudrai ?

— Je n'ai qu'une parole.

— Soit. C'est vous qui l'aurez dit.

Elle lui tendit ce qu'il demandait.

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