Karen était soulagée de conduire. Mieux, elle en était heureuse. Elle se sentait nettement plus à l'aise sur le plancher des moutons. Alors que la nuit était tombée, la voiture avalait les kilomètres, de moins en moins malmenée par le vent à mesure qu'elle s'éloignait de la côte. Le brouillard prenait le relais, en recouvrant la région de nappes de plus en plus denses. Ben essaya à nouveau de composer le numéro sur son téléphone.
— Toujours pas de réseau.
— Ne vous plaignez pas, on a déjà eu de la chance de retrouver notre véhicule.
— Il faut prévenir au plus vite de ce que nous avons découvert. En allant sur cette île, Wheelan n'enquêtait pas sur les reliques, mais sur ceux qui les volent.
— Vous songez à ses notes sur le Troisième Reich ?
— Je ne pense qu'à cela. J'ai du mal à croire que le voyage secret de Hess en Écosse n'ait eu aucun lien avec la présence de ce U-Boot.
— Quel lien pourrait-il y avoir ?
— Tellement de scénarios sont possibles que j'en ai la tête qui chauffe.
— Le professeur a peut-être essayé de retrouver les résultats des fouilles pratiquées par les nazis ? Celles menées par Himmler et poursuivies par ce groupe de soldats après la fin de la guerre.
— Possible, mais cela ne nous dit pas comment ce submersible est arrivé là… Si seulement on captait du réseau, je pourrais au moins vérifier ce que l'on sait du U-296. A-t-il été officiellement coulé ? A-t-il disparu des radars ? Et quand ?
Ils restèrent perdus chacun dans leurs interrogations, jusqu'à ce que Karen fasse remarquer sur un ton plus léger :
— Vous ne m'avez pas rendu mon couteau…
Ben fouilla dans sa poche et le lui tendit.
— Il est en parfait état. Pas la moindre égratignure. Vous ne pourrez rien m'infliger. Je suis certain que quelque part, vous le regrettez…
— D'autres occasions viendront. Si j'avais su que c'était pour découper ces deux portraits d'Hitler… Qu'est-ce qui vous a pris de les ramener ?
— Ce sont les seuls objets que nous ayons trouvés dans ce sous-marin. L'équipage n'a rien laissé derrière lui, sauf cette collection de toiles improbables. Leur étude nous sera certainement utile.
— Vous imaginez la tête du capitaine des Coastguards s'il les avait vus au retour ?
— Il n'a rien remarqué sous mon blouson, c'est l'essentiel.
— Vous l'avez entendu pendant qu'il nous ramenait, il nous a trouvés aussi amorphes que Wheelan.
— Observer les oiseaux fait toujours cet effet-là… Blague à part, je pense que le professeur avait lui aussi découvert le sous-marin et qu'il devait être dans le même état que nous. C'est quand même un choc.
Alors que la route s'enfonçait dans un bois, Ben ajouta :
— Méfiez-vous, avec ce brouillard, si une bête sauvage traverse…
— Faites-moi confiance et arrêtez d'appuyer sur la pédale de frein qui n'existe pas sous votre pied. Pour la conduite, je vous rappelle que j'ai la formation…
— Quelle nuit… Une ambiance idéale pour se faire enlever par les extraterrestres.
Au détour d'un virage, Ben tendit tout à coup le bras pour désigner un minuscule hameau. Une seule maison était illuminée.
— Regardez, c'est un pub ! Ils doivent avoir un téléphone.
— Vous m'avez fait peur.
— Garez-vous et je fonce prévenir le service.
Karen décéléra et, dans une courbe digne d'une championne de rallye, s'engagea sur le parking désert aménagé devant l'établissement.
Une clarté diffuse s'échappait par les fenêtres à petits carreaux. Sur la façade de granit, l'enseigne n'était plus éclairée que par quelques lampes. Crosskirk Inn. La dorure des lettres était aussi écaillée que le fond noir sur lequel elles étaient fixées.
En quittant le véhicule, Benjamin remonta son col pour se protéger de l'humidité de l'air. Karen lui lança :
— Dépêchez-vous, je laisse le moteur tourner. Ma douche chaude me réclame d'urgence !
Benjamin pressa le pas entre les tables d'extérieur. Les rares maisons voisines semblaient abandonnées ou assoupies.
En poussant la porte, Ben se trouva aussitôt plongé dans le décor de ces petits pubs typiques d'Écosse qui contribuent tant à sa réputation. S'il n'avait pas été aussi pressé, il aurait été tenté d'y inviter sa partenaire. Lumière chaleureuse, répertoire de variétés récentes revisitées à la cornemuse et, derrière le bar, profusion de bouteilles de whisky et autres Drambuie presque vides. Quelques clients étaient attablés, le plus souvent seuls devant une pinte de bière. Ben ne s'attendait pas à trouver autant de monde dans un endroit aussi perdu.
— Bonsoir, lança-t-il à la cantonade, sans obtenir d'autre réponse que des monosyllabes jetées machinalement.
L'historien nota que tous les clients étaient des hommes et que, pour autant qu'il puisse en juger, la plupart étaient plus jeunes que lui. Que faisaient-ils dans ce trou paumé ? Derrière le comptoir, un grand type en tablier essuyait des verres.
— Bonsoir, j'ai besoin de passer un appel urgent.
L'homme parut ne pas comprendre. Il regardait Benjamin avec un drôle d'air.
Imaginant que son accent anglais passait peut-être mal sur ces terres gaéliques, Benjamin répéta sa demande en multipliant les formules de politesse et en articulant davantage. Le barman resta figé dans son mutisme, mais une voix monta de la salle.
— Bonsoir, monsieur Horwood.
Benjamin fit volte-face. Tous les clients le regardaient, sauf un. Un homme à casquette de tweed qui releva lentement la tête.
— Je vous attendais. Nous avons beaucoup à nous dire.
En le reconnaissant, Ben ne fut ni surpris ni effrayé. Il n'en eut pas le temps. Trop de pièces du puzzle trouvaient soudain leur place.