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Une fois à l'intérieur, la première sensation de Ben fut olfactive. L'étroit couloir constitué d'énormes blocs de pierre parfaitement ajustés sentait la terre. Un parfum sec qui contrastait avec l'odeur d'humus qui flottait à l'extérieur.

Le long du passage qui s'enfonçait dans les entrailles du tumulus, des lampes à huile rudimentaires avaient été disposées. Les flammes répandaient leurs chaudes lueurs, impeccablement dressées, sans le moindre courant d'air pour les troubler. Au loin, on percevait l'écho léger d'une voix chuchotant.

Ben demanda doucement :

— Ce sont les moines que nous entendons ?

Nishimura hocha la tête en silence.

— Nous est-il permis de parler dans cette enceinte ? s'inquiéta l'Anglais.

— Étant donné la situation particulière, personne ne vous en tiendra rigueur.

Nishimura se mit en marche. Les lampes à huile projetaient les ombres des trois visiteurs sur les murs séculaires. Ils progressèrent jusqu'à un escalier au pied duquel l'officiel japonais fit une courte halte dans une attitude pleine de déférence. L'ayant gravi, ils débouchèrent plus haut sous l'immense butte, au cœur d'une salle circulaire, elle aussi éclairée par des lampes à huile. Un couloir s'en échappait à l'opposé et plusieurs ouvertures sans porte avaient été ménagées sur les côtés.

— Des salles annexes ? demanda Ben.

— Des réserves et des espaces dédiés aux rituels d'ensevelissement.

— Puis-je regarder ?

— On m'a demandé de vous laisser libres… Faites donc.

L'homme appréciait modérément la curiosité dont faisait preuve l'historien, mais Ben alluma sa lampe électrique et pénétra dans la première salle. Il y trouva des empilements de coffres, des jarres scellées, des tuniques traditionnelles étendues sur des barres de bois enfilées dans les manches. Tout était recouvert d'une fine couche de poussière. Personne n'y avait touché depuis plus de quinze siècles. Empilés contre un mur, parfaitement ordonnés, des sacs de toile étaient alignés. Certains s'étaient percés au fil du temps. Des graines et des fibres végétales sèches s'en échappaient. Horwood aurait bien aimé prendre le temps d'étudier tout cela de plus près, mais il sentait sur lui le regard de son hôte. Il ne s'éternisa pas et le trio reprit sa progression dans le monument.

Au gré des passages, les voix qui chuchotaient paraissaient parfois plus proches, mais ce n'était souvent qu'une illusion. Le jeu des échos laissait croire que les moines qui psalmodiaient sur un ton monocorde allaient apparaître à la prochaine salle, pourtant la bifurcation suivante ne révélait qu'un tunnel qui s'étirait de plus belle.

En suivant Nishimura à travers le dédale, les visiteurs montèrent de deux étages dans le monument funéraire, jusqu'à atteindre un escalier encore plus étroit au pied duquel trois grilles forgées successives avaient été renversées sans ménagement. Ben les étudia avant de s'intéresser aux traces de scellement dans les murs.

— Ces ferronneries ne comportaient aucune serrure…, commenta-t-il.

— Cet accès n'avait plus vocation à être ouvert après l'inhumation. Personne ne devait troubler le repos de l'empereur.

Adoptant un air solennel, Nishimura gravit les marches. Parvenu au sommet, il marqua une pause et prononça quelques mots à voix basse, tête baissée. L'escalier ne débouchait pas directement dans la chambre du sarcophage, mais derrière un mur disposé en barbacane qu'il fallait contourner. Cette fois, les voix des religieux étaient clairement audibles.

Passé le mur qui faisait écran, Ben découvrit la salle dans son ensemble. Le caveau était circulaire, et ses murs peints montaient pour former une voûte à la forme pure. Il se tenait au cœur du gigantesque kofun, à l'endroit le plus sacré constituant à lui seul sa raison d'être. Devant le spectacle de ce lieu interdit depuis plus d'un millénaire, il éprouva une émotion que ni le chercheur ni l'homme qu'il était n'avait jamais connue. Dans la douce lumière des innombrables lampes, il embrassa du regard les trésors répartis autour de l'imposant sarcophage de l'empereur Nintoku. Devant le réceptacle de la dépouille qui y reposait toujours, les deux moines s'inclinaient régulièrement en récitant. Autour d'eux, tout était disposé comme aux derniers instants de la vie terrestre du dignitaire. Des collections entières d'objets précieux, de bijoux, trophées, armes de fer, statues de bronze et œuvres d'art. Des vases de jade sculptés, des ornements ciselés exposés sur des présentoirs comme si le défunt devait pouvoir les choisir pour s'en parer. Aucun visiteur n'était attendu dans ce lieu, ni même souhaité, mais tout y était mis en place pour que l'empereur puisse profiter de chaque bien depuis sa couche. S'y accumulaient des objets minuscules comme des bagues, et d'autres plus grands comme une paire d'épées gravées, ou même des boiseries peintes avec une incroyable finesse. La logique de mise en place n'était pas évidente, mais Ben finit par comprendre que chaque élément trouvait sa position en fonction du domaine d'activité dont il relevait — la guerre, l'intimité, le savoir, les honneurs. Leur seul point commun était une réelle perfection de réalisation.

Fasciné, Horwood s'avança sans que les moines lui prêtent la moindre attention. Il étudia l'armure de bronze doré évoquée par Nishimura. Jamais de sa carrière, même dans les plus grands musées du monde, il n'avait vu pareille pièce. La maîtrise des arrondis, la précision de l'assemblage ainsi que sa finition en faisaient un chef-d'œuvre aussi bien de conception que de réalisation.

Karen s'approcha de leur guide et souffla :

— Ce ne sont pas de simples voleurs qui ont forcé votre sanctuaire. Des pillards n'auraient jamais laissé de telles merveilles derrière eux.

— C'est également ce que je pense, lâcha l'homme. Mais quels qu'ils soient, tôt ou tard, ils paieront pour leur sacrilège.

— Connaître les raisons de leur acte ne vous intéresse pas ?

— Bien moins que de les châtier comme ils le méritent.


À chaque pas qu'il faisait dans la salle, Ben regrettait un peu plus de ne pas pouvoir prendre de photos pour son collègue en charge du Japon au British Museum. Sans être un spécialiste de l'art asiatique, il identifiait la nature de la plupart des objets exposés. Soudain, sur l'un des présentoirs, il remarqua trois empreintes laissées dans la poussière, attestant de la présence d'objets retirés. Une forme triangulaire et deux autres, fines et longues.

— C'est ici que se trouvaient les artéfacts dérobés ?

— Une structure pyramidale de bronze enserrant une sphère de quartz poli, et deux rouleaux liés à l'empereur.

À l'évocation du souverain, l'homme s'inclina en direction du sarcophage en signe de respect.

— Une boule de cristal maintenue dans une pyramide ?

— D'environ quinze centimètres d'arête. Ce cristal enserré n'était pas le bien le plus précieux qu'ait recelé ce lieu, mais il était sans nul doute le plus énigmatique. Les moines ayant réalisé l'inventaire en 1872 n'ont pas réussi à lui attribuer d'usage ou même de provenance. C'est le seul objet dans ce cas. Ils l'ont décrit comme d'une grande pureté et pouvant être admiré sous des angles différents. Ils ont également signalé l'extrême finesse des motifs ornant le support de métal, les présentant comme un étonnant mélange de symboles venus de différents horizons.

Karen observa l'empreinte laissée dans la poussière.

— En ont-ils réalisé un croquis lors de l'inventaire ? demanda-t-elle.

Nishimura réfléchit un instant avant de répondre d'une voix peu assurée :

— Pas à ma connaissance.

— Concernant les rouleaux, enchaîna Ben, les moines les ont-ils lus ?

Le représentant de l'Agence impériale semblait en proie à un conflit intérieur. Karen comprit qu'il hésitait à parler et se fit plus persuasive. Elle se redressa imperceptiblement, inclina légèrement la tête et releva les yeux pour les river à son adversaire, comme si elle se préparait à charger.

— Nous sommes ici pour vous aider, monsieur Nishimura. Nous avons fait un long chemin pour cela. Nous poursuivons le même but. Comme vous, sur tous les continents, nous sommes confrontés à des vols du même type. Si vous refusez de nous faire confiance, nous ne pourrons pas vous apporter notre concours et cela ne profitera qu'à ceux qui ont profané ce lieu.

Malgré la douceur de la voix, le ton était ferme. Ben approuva le propos d'un mouvement de tête. Il ne quittait pas Karen des yeux. Nishimura fut sans doute touché par l'argumentation, mais surtout séduit par la conviction de la jeune femme. Il hésita, puis, en se tordant les mains — un geste bien peu maîtrisé pour lui qui ne laissait paraître aucune émotion —, commença :

— Ce que je vais vous confier est de la plus haute confidentialité. Personne ne sait au juste ce que cette sépulture renferme, et cela ne doit jamais changer. C'est l'unique moyen d'éviter que ces trésors ne soient convoités.

Cette fois, Nishimura regarda chacun de ses interlocuteurs droit dans les yeux avant de poursuivre :

— Personne n'a jamais étudié les rouleaux, à part un moine lors de l'effondrement. Son commentaire est consigné dans les relevés de l'époque et se résume à peu de chose. Le premier des documents était en fait une carte représentant les contours « d'un monde qui s'étendait bien au-delà des limites de l'Empire », sur laquelle des lieux souvent étrangers à notre culture étaient matérialisés, symbolisés par de minuscules dessins figuratifs lorsqu'ils n'étaient pas nommés. La présentation qu'il en a faite fut d'abord considérée comme extravagante, mais quelques années plus tard, au tout début du XXe siècle, ce moine devenu vieux commença à montrer des troubles qui furent d'abord perçus comme des symptômes de démence. De plus en plus fréquemment, il évoquait cette carte en affirmant qu'elle situait et décrivait avec beaucoup de détails des monuments qui n'avaient pas encore été officiellement découverts sous le règne de Nintoku.

Karen et Ben se regardèrent. Nishimura ajouta :

— Autre fait troublant, ce moine s'est éteint le 11 avril 1904, le jour même où l'Américain Theodore Monroe Davis annonçait avoir découvert la tombe du seul savant qui ait jamais été inhumé avec les honneurs habituellement réservés aux pharaons, dans la vallée des Rois, en Égypte. Quelques jours plus tard, l'explorateur y a trouvé un cristal sphérique contenu dans une structure pyramidale ressemblant exactement à celui qui se trouvait ici.

Karen réagit :

— Cet objet était exposé au musée du Caire, il a été dérobé l'année dernière !

— Je l'ignorais. Les deux artéfacts jumeaux ont donc été volés.

— Nous avons des photos de celui découvert dans la vallée des Rois, nous vous les fournirons. Vous pourrez comparer avec vos croquis.

Nishimura marqua un temps avant de répondre :

— Je vous ai assuré qu'à ma connaissance, aucun n'en a été réalisé.

Karen se contenta de le fixer en souriant. Sans ambiguïté, elle lui faisait comprendre qu'elle n'était pas dupe. Ben était heureux que le regard de la jeune femme ne lui soit pas destiné. Pour mettre fin au malaise qui s'installait, il changea de sujet :

— Que savez-vous à propos de l'autre document ?

— Il ne va pas être simple de vous l'expliquer. Je vous l'ai dit, l'empereur Nintoku — l'homme s'inclina respectueusement en direction de la dépouille — était curieux des sciences. Il s'intéressa au fonctionnement du corps, aux rythmes et aux forces animant les créatures vivantes, aux limites de notre monde… Il ne concevait le savoir que dans l'harmonie avec la nature et ses règles. Son ambition était de progresser sans transgresser. Cela se perçoit dans tous les récits qui ont été faits de sa vie. Ce second document était apparemment une synthèse de ses travaux et de ses conclusions. Il y était notamment question de la lumière sous toutes ses formes et de son influence sur la vie.

— Vos moines ont-ils réalisé une copie de ce texte durant l'inventaire ? voulut savoir Karen.

La question gêna Nishimura, mais il décida cette fois de jouer franc-jeu.

— Je ne vais pas vous mentir : il existe un duplicata. Mais, sans vouloir vous offenser, personne n'acceptera de vous laisser l'étudier.

Karen émit une sorte de grognement.

— Ceux qui ont profané votre sanctuaire possèdent désormais l'original. Ils vont se faire un plaisir de l'analyser et d'en tirer parti. En nous privant de cette source d'information première, vous leur garantissez de garder l'avantage.

— C'est un document exceptionnel, très sensible. Je n'ai moi-même jamais pu l'approcher.

— Hormis cette carte et ce compte rendu, intervint Ben, vous conservez sans doute des archives au sujet des recherches menées par votre empereur — il s'inclina maladroitement en direction du sarcophage. Tout son savoir n'était pas voué à être enfermé avec lui, ici.

— Il a transmis ce qu'il jugeait utile à ses descendants, qui ont fait de même vis-à-vis des leurs, l'érudition de chaque génération se confondant dans les progrès de la suivante. Dans la philosophie des dynasties, l'attribution de la découverte à un individu était sans importance, seul comptait le savoir obtenu. C'était une autre façon d'envisager la connaissance, non comme un témoignage de puissance ou de grandeur d'un individu, mais comme un moyen au service d'une lignée et de son peuple. L'approche était commune à beaucoup de nos dignitaires, au nom d'une quête qui unissait le spirituel et l'intellectuel sans jamais les dissocier. Je sais que chez vous, en Occident, cette façon de pratiquer la science a existé aussi et qu'elle porte un nom.

— Quel est-il ?

— L'alchimie.

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