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— Fanny ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Salut, Benji. Je ne me voyais pas rester cloîtrée dans leur base. L'impression d'être prisonnière et inutile… inacceptable pour mon moral. Je préfère reprendre le travail. Je voulais aussi en profiter pour te présenter Alloa…

Dans l'encadrement de la porte entrouverte, l'homme apparut derrière elle. Ben s'efforça ne rien laisser paraître ni de sa surprise ni de son malaise. L'ex-baroudeur lui adressa un salut aussi hésitant que le sourire qui l'accompagnait.

— Même si les circonstances ne sont pas idéales, ajouta Fanny, je suis heureuse que vous puissiez enfin vous rencontrer.

— Bien sûr, tu as bien fait. Entrez, soyez les bienvenus.

Le couple passa le seuil et Horwood se leva à leur rencontre. Il embrassa Fanny puis serra la main de son compagnon. Au premier abord, il le trouva moins grand qu'il ne l'avait imaginé — ce qui constitua un motif de joie viscérale totalement déplacée mais réelle. Par contre, le bougre avait autant d'allure que sur les photos glanées sur les réseaux sociaux. Comble de l'épreuve, au moment où Ben tentait de soutenir son regard couleur lagon, il prit conscience que l'athlète avait un sourire réellement sympathique. Troublante sensation lorsque quelqu'un que l'on n'a pas envie d'aimer vous fascine malgré tout. La poignée de main était sans appel. Ben prit immédiatement conscience que l'homme n'avait qu'à refermer son étau préhensile pour lui broyer sa petite mimine d'érudit. L'éternel combat des brutes contre les intellectuels se jouait à nouveau. Ben fut en revanche plutôt satisfait de constater que Monsieur Univers était condamné à se balader dans les locaux avec un badge « visiteur » fluo barré d'une infamante mention lui interdisant l'accès aux zones confidentielles, le reléguant au rang de chien dans un jeu de quilles.

— Bonjour, monsieur Horwood. Heureux de découvrir enfin l'homme dont Fanny parle si souvent.

— Merci beaucoup. Je suppose que si votre bonne amie et moi avions eu davantage l'occasion de converser ces derniers temps, elle vous aurait également beaucoup mentionné. Je compte sur vous pour prendre soin d'elle, surtout après ce qu'elle vient de traverser.

Ben récupéra sa main avec tous ses doigts et pivota vers la jeune femme.

— Comment va ton épaule ?

— Je ne suis plus shootée, alors forcément, je déguste, mais j'ai droit à deux cachets par jour, alors je tiens à peu près le coup. Tu étais en train de travailler ?

— Je tente d'y voir clair en attendant la prochaine catastrophe à gérer.

Ils rejoignirent la table de travail.

— Tes croquis me sont bien utiles, reprit Ben. Ton coup de crayon est toujours excellent. Je me documente sur chacun des symboles mais je m'y perds un peu car la signification de beaucoup d'entre eux a évolué au fil du temps.

— Je sais. Un vrai casse-tête. Juste avant de me faire tirer dessus, j'étais en rendez-vous avec un cryptologue spécialiste des langages non verbaux. D'après le grand patron qui a organisé l'entrevue, il travaille régulièrement pour le gouvernement. Un homme passionnant. Il passe son temps à étudier tout ce qui ne s'écrit pas ni ne se prononce mais qui veut pourtant dire quelque chose. Les nuages de fumée des Indiens, l'architecture des temples antiques, la gestuelle des lanceurs de base-ball… Il m'a ouvert quelques pistes dont il faudra que l'on discute.

Fanny montra les feuilles à son compagnon.

— Ce sont les signes gravés dont je t'ai parlé.

Puis elle ajouta en aparté à l'attention de Benjamin :

— Je sais qu'il ne devrait pas être au courant, mais lui me parle aussi de ses opérations de sécurité.

Ben hocha la tête d'un air entendu.

— Ma mère avait coutume de répéter : « La confiance est le ciment du couple. » Cette mémorable citation a disparu de son répertoire à la seconde où elle a découvert que mon père menait une double vie.

Fanny se tourna vers Alloa.

— Ne fais pas attention, chéri, je t'avais prévenu qu'il pratiquait un humour plutôt grinçant.

— J'aime assez cet esprit, sourit le touriste bronzé.

Fanny leva les yeux au ciel et revint à ses croquis. Elle précisa :

— J'ai tout de même progressé depuis leur réalisation. En me focalisant sur chacun des signes, je suis parvenue à définir une date butoir avant laquelle ce message n'a pas pu être créé. On peut sans risque affirmer que ces codes ont forcément été écrits après l'apparition dans l'histoire du plus ancien des symboles y figurant. Ce qui nous renvoie aux environs de 2 500 ans avant notre ère. Cela n'indique pas précisément leur datation, mais c'est déjà une première limite.

— Tu en parles comme de codes. C'est étrange. À l'époque, ce message n'avait rien de cryptique, et il a même été conçu avec l'ambition d'être compris du plus grand nombre. Ironie du sort, aujourd'hui, nous nous cassons les dents dessus sans rien en saisir. Il doit y avoir, quelque part au cours de l'histoire, une rupture dans la chaîne de transmission du savoir…

Fanny désigna un petit cercle marqué en son centre d'un point.

— Celui-là me complique bien la vie. Il introduit une variable supplémentaire. Selon l'époque, il a signifié beaucoup de choses différentes qui, suivant le cas, pourraient radicalement modifier le sens de l'ensemble. Un rond avec un point au milieu. L'univers chez les anciens, ou l'œil des dieux chez d'autres. On le retrouve jusque dans l'alchimie européenne comme représentant l'or et le soleil.

West montra l'un des symboles.

— Et là, c'est une croix gammée nazie ?

— Ça y ressemble effectivement, répondit Fanny. Mais en l'occurrence, elle n'a pas du tout la signification que nous lui attribuons. Le svastika existait bien avant qu'Hitler ne se l'approprie comme emblème de son parti, puis du Reich. Ce signe est l'un des plus anciens jamais tracés par les humains. Il est présent dans de nombreuses civilisations. Difficile de dire avec certitude quand et où il est apparu, mais on le retrouve en Mésopotamie, en Asie et en Inde, où il est encore utilisé comme un symbole très positif. Il figure aussi sur des ornements ou des objets relevant de civilisations précolombiennes.

— Que représente-t-il ici ?

— Excellente question ! s'exclama Ben. Cette croix, dont les branches ressemblent à la lettre majuscule gamma grecque — ce qui lui a valu son qualificatif tardif de « gammée » —, revêtait déjà de nombreux sens avant qu'Hitler n'en fasse le logo de son infamie. Suivant les époques et les continents, les spécialistes estiment que cette croix a pu évoquer le soleil et sa rotation, la convergence des énergies telluriques, et même les courants cosmiques alors supposés porter notre monde. Son interprétation est multiple mais sa notoriété quasi universelle.

Fanny fixait Benjamin avec toute la relative sévérité dont elle était capable. Elle n'aimait pas quand il se lançait dans ses petits exposés encyclopédiques destinés à impressionner les néophytes. Cela ne correspondait pas à ce qu'elle appréciait chez lui. Elle savait aussi que, paradoxalement, il n'usait de cet artifice que devant des gens vis-à-vis desquels il se sentait en infériorité. Pour sa part, Alloa semblait captivé devant cet étalage de culture.

— Passionnant, fit celui-ci. En tout cas, s'il cherchait l'efficacité visuelle, Hitler ne s'est pas trompé en la choisissant.

— Disons qu'il a été habilement conseillé, précisa Ben. Probablement par Karl Haushofer, l'une des principales éminences grises de l'occultisme nazi. Ancien directeur de l'Institut géopolitique de Munich, Haushofer s'y lia d'amitié avec l'un de ses élèves, l'épouvantable Rudolf Hess, qui devint l'un des plus proches complices d'Hitler. Haushofer fut aussi un membre influent de l'ordre de Thulé, dont le salut caractéristique — bras tendu associé au « Heil » — fut aussi récupéré par le Führer.

— J'ai déjà entendu parler de cette espèce de confrérie. Une de ces sociétés secrètes qui plaçait les Aryens au-dessus de tout et qui a nourri la doctrine nazie ?

— Exact.

Même si le ton professoral de Ben ne lui plaisait pas trop, Fanny s'amusait de voir les deux hommes discuter. Au travers de leur échange, ils semblaient trouver un plaisir que ni l'un ni l'autre, pour des raisons différentes, n'avait anticipé.

Karen fit irruption par la porte restée ouverte.

— Déjà debout ?

— Depuis un bon moment. J'ai même de la visite, comme vous pouvez le constater.

L'agent Holt fit un bref signe de tête et lâcha :

— Ils ont mordu à l'hameçon, ils ont essayé de voler la pyramide au cristal.

— Devons-nous fuir et passer le reste de nos vies cachés au milieu des moutons ?

— Inutile pour cette fois. Sur cette manche, on leur inflige même un bel échec et mat. Le boss nous attend en salle de réunion. Monsieur West, je suis obligée de vous demander de retourner attendre à l'accueil.

Fanny fronça les sourcils.

— Vous aviez le cristal ? Et vous ne m'avez rien dit ? C'est quoi cette histoire de moutons ?

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