Cet avion-là était bien moins confortable qu'un jet. En comparaison, on pouvait même le qualifier de spartiate — pour autant que ce qualificatif antique puisse s'appliquer à une machine aussi moderne. Beaucoup plus gros, avec des moteurs bruyants et des petits sièges aussi durs qu'étriqués installés en rangs serrés pour dégager le plus d'espace possible pour la soute de fret installée en queue. Pas un seul chocolat, aucun petit sandwich sur les tablettes — pas de tablette non plus d'ailleurs — mais des militaires qui, bien qu'en opération, étaient exceptionnellement habillés en civil pour ne pas attirer l'attention une fois sur site.
Ben n'acceptait pas la situation personnelle dans laquelle il se retrouvait après avoir confirmé la véritable nature du plan. Assis en biais sur un strapontin d'allée, il s'était isolé au fond de la cabine, tournant le dos à ses compagnons de voyage. Il regardait fixement les parachutes alignés sur la paroi arrière. Pour passer le temps, il n'avait rien trouvé de mieux que d'envisager tous les scénarios catastrophes possibles qui pourraient le contraindre à en enfiler un. Il imaginait déjà les gyrophares rouges tournoyant dans le hurlement des sirènes d'alerte, les guerriers ajustant sans panique ces étranges sacs à dos kaki avant de sauter vaillamment par la porte béante pendant que lui se prenait les pieds dans les sangles jusqu'à s'étouffer avec. Une fin pathétique pour un type supposé instruit ayant de surcroît étudié les plus grands trépas de l'histoire. Ben connaissait en effet toutes les façons de mourir, des plus spectaculaires aux plus étranges, avec une préférence pour celle du général John Sedgwick qui, pendant la guerre de Sécession, déclara lors d'un affrontement avec les Confédérés : « À cette distance, ils n'arriveraient même pas à toucher un élépha.… », et mourut sans avoir achevé sa phrase, d'une balle reçue dans l'œil gauche. Tant de fins historiques, injustes ou méritées, héroïques ou lâches, publiques ou secrètes, mais aucune n'impliquait l'incapacité d'enfiler un parachute. Quelle importance, après tout ? Même s'il avait réussi à s'équiper, une fois à la porte, Ben n'aurait jamais eu le cran de se jeter dans le vide. Resté seul dans l'avion en perdition, attendant que l'engin s'écrase ou explose dans la plainte déchirante des turbines, il aurait certainement songé à envoyer un dernier texto à la personne qu'il aimait le plus.
Qui donc aurait-il choisi ? Depuis son départ du bureau, sa plante verte devait être crevée et ce stupide chat pisseux ne savait pas lire. Son père était décédé depuis déjà longtemps, et s'il écrivait à sa mère qu'il vivait ses derniers instants, elle lui répondrait sans doute : « D'accord, mais n'oublie pas d'apporter les gâteaux dimanche prochain. » S'il était honnête, son ultime message devrait aller à Fanny. Mais en pareille circonstance, pourrait-il continuer à faire semblant de n'être qu'un bon copain ? Avec tout ce qu'il devait lui avouer, il allait pulvériser le record du SMS le plus long de l'histoire et n'aurait jamais assez de forfait. Et quand bien même, était-ce vraiment un cadeau à lui faire ? Désormais heureuse avec son athlète, sa vie était ailleurs alors que la sienne allait finir dans le bouquet final du premier feu d'artifice jamais tiré vers le bas, avec en prime une boule de feu et un gros crac.
La voix — bien réelle — de Karen le fit sursauter.
— On vous attend à l'avant pour le briefing. Ensuite, si ça vous chante, vous pourrez revenir admirer vos nouveaux amis, ironisa-t-elle en désignant les sacs accrochés.
— Rassurez-moi, on va bien se poser ? On ne va pas être obligés de sauter ?
— Un bel atterrissage en douceur, promis.
— Karen, pourquoi m'infliger ça ?
— Parce que personne ne s'y connaît autant que vous et qu'il faut un spécialiste sur place. Ce sont des experts militaires du M Squadron, Benjamin ; ils maîtrisent les plongées en grande profondeur. Ils vont s'occuper de tout, assurer votre sécurité, mais une fois dans le temple, même si c'est risqué et que cela se passe loin sous l'eau, on aura besoin de vous pour réagir à ce que l'on risque de découvrir.
— Je n'avais pas encore songé à cet aspect. À vrai dire, je n'y pensais même pas. C'est proprement terrifiant. Je crois que je vais vomir.
— Alors pourquoi faisiez-vous une tête pareille ? Que suis-je donc censée vous avoir infligé ?
— La présence d'Alloa West. M'obliger à revoir Fanny ne vous suffisait pas ? Grâce à vous, je me retrouve chaque jour à côtoyer la femme que j'ai le plus aimée, témoin de mon propre échec. Je suis comme un diabétique devant la vitrine d'une confiserie. J'en crève d'envie mais je n'y ai pas droit. Ce n'était pas une torture assez cruelle à vos yeux, il faut en plus que je fasse équipe avec son bonhomme. Et c'est moi le pervers ?
Karen s'efforça de répondre sur un plan strictement professionnel.
— Le seul critère à prendre en compte est sa qualification. Ses états de service sont excellents. West est capable de vous protéger dans ces conditions particulières, c'est même son métier, et c'est le seul point qui nous importe. Sur un plan plus perso, c'est vrai qu'il est beau mec.
Benjamin fut aussi scandalisé que Karen l'espérait.
— Je plaisante, Benjamin. Détendez-vous. Je dis cela uniquement pour vous taquiner, même s'il est vrai qu'il est craquant.
— Vous n'avez donc aucune limite ? Jamais pitié ? Pourquoi n'est-ce pas vous qui m'accompagnez ? On s'entend bien. Si vous acceptez, juré, je vous laisserai me tirer dans les pieds à balles réelles. Ou alors dans les fesses, mais seulement avec du gros sel.
— Sur terre ou dans les airs, je resterais à vos côtés avec plaisir, mais sous l'eau, je n'ai pas la formation requise.
— « Je n'ai pas la formation requise… » Parce que je l'ai, moi, la formation requise ? Ça doit faire au moins dix ans que je ne suis pas allé à la piscine. Je n'ai même pas de maillot ! Cela dit, ce n'est pas complètement vrai parce que voilà environ trois ans, lors d'un cocktail prétentieux sur un bateau tape-à-l'œil, j'ai basculé par-dessus bord avec un plateau de petits fours. Ne cherchez pas à savoir comment j'en suis arrivé là, c'est confidentiel et si vous veniez à l'apprendre, je serais obligé de vous demander de vous tuer vous-même. C'est la dernière fois que j'ai pu vérifier si je savais encore nager. Pensez-vous que c'est une formation suffisante face à ce qui m'attend ?
— Benjamin, on se pose bientôt. Ils vous attendent.
Assis autour d'une table pliante fixée à la carlingue, Alloa West et deux gradés du Special Boat Service, l'unité des forces spéciales de la Royal Navy, attendaient que Karen et Ben les rejoignent. Étalés sur la table, des relevés topographiques, des photos aériennes des rives du lac Nasser, ainsi qu'un plan de l'intérieur du temple.
— Prêt pour l'aventure, monsieur Horwood ? demanda le commandant du M Squadron.
— C'est une première pour moi.
— Ne vous inquiétez pas. Nous allons procéder en deux temps. D'abord, une première expédition pour repérer le fond du lac, sécuriser la descente et installer les équipements. Sur site, les hommes vérifieront les accès et dégageront éventuellement les limons qui pourraient les obstruer. Quand nous aurons rendu l'environnement praticable, nous passerons à la phase deux et vous plongerez à votre tour. Vous êtes gâté : nous vous avons dégoté une petite merveille pour vous épargner les paliers et les mélanges gazeux qui rendent fou. Pour vous, ce sera une vraie balade.
— Cela semble si simple présenté ainsi…
— Pouvez-vous nous expliquer à quoi nous devons nous attendre ? demanda l'un des gradés à Ben.
— J'ai réuni quelques documents qui devraient vous éclairer. Ils datent de la fin des travaux de démantèlement. Nous devrons pénétrer dans ce qui reste du site originel du grand temple d'Abou Simbel. Techniquement, nous parlons d'un spéos, un monument creusé dans la roche, en l'occurrence une falaise de grès. Le lieu fut aménagé sur ordre de Ramsès II, douze siècles avant notre ère. Je me doute que cela ne va pas constituer une bonne nouvelle, mais la partie du plan qui nous intéresse raccorde avec les salles situées le plus au fond — les moins accessibles donc. L'extraction a significativement modifié la topographie des lieux. Pour que vous puissiez vous faire une idée du décor tel qu'il se présente probablement aujourd'hui, je dois vous expliquer comment se sont déroulés les travaux.
Ben pointa de l'index le plan du temple.
— Les salles les plus reculées étaient creusées à environ soixante mètres de l'entrée. Pour déplacer le temple, ses parois sculptées ou peintes ont été découpées en énormes blocs de vingt tonnes pour l'intérieur et de trente tonnes pour la façade. Chacune de ces pièces géantes a été sciée à la main sur sa face visible et tronçonnée mécaniquement sur sa partie arrière. Lorsque ces morceaux ont été retirés, il n'est plus resté derrière que la paroi brute dont ils ont été séparés. Étant donné la nature de la roche, il y a de bonnes chances pour que ces structures aient bien résisté à l'immersion. Autre bonne nouvelle : pour récupérer les plafonds des premières salles, les ingénieurs de l'époque ont éventré la montagne, ce qui ouvre des enclaves d'autant plus larges. Compte tenu du retrait de la façade et des excavations réalisées pour accéder aux plafonds, nous n'aurons donc qu'une vingtaine de mètres à parcourir en souterrain avant d'arriver au point qui nous intéresse. Vous devriez vous trouver directement face au resserrement qui marque l'entrée du dernier espace avant le sanctuaire.
Ben tapota l'endroit précis sur le schéma.
— C'est là, sur la droite de l'ancien emplacement de l'antichambre, à travers ce qui reste d'épaisseur de mur, qu'il faudra effectuer vos sondages. Si le plan dit vrai, derrière, vous devriez trouver un escalier conduisant à une pièce secrète. Êtes-vous équipés pour percer la pierre à cette profondeur ?
— Ne vous tracassez pas pour cela.
— Prenez garde de ne pas abîmer ce qui se cache derrière.
— Nous ne sommes pas là pour détruire.
Karen intervint :
— Sous couvert de vérifications géologiques, nous avons obtenu l'autorisation de plonger sur l'ancien site. Nous sommes officiellement mandatés par l'Unesco. Le véritable enjeu de notre visite ne devra jamais être découvert. Cela poserait de graves problèmes diplomatiques, l'Égypte étant légitimement très sensible au sujet de son patrimoine.
Karen fit un dernier tour de table.
— L'un d'entre vous a-t-il encore des questions ?
Le second gradé s'adressa à Ben :
— Avez-vous une idée, même approximative, de ce que nous cherchons et que nous aurons à remonter ?
— Pas la moindre.
— Vous n'allez pas nous dénicher un bloc de vingt tonnes ?
— J'espère que non. Tout ce que je peux vous dire c'est que souvent, en archéologie, plus c'est précieux, plus c'est petit.
— Prions pour ce soit très précieux !
Ben sourit aux militaires et demanda :
— Dites-moi, commandant, l'eau va-t-elle être froide ?
— À environ soixante mètres de profondeur, forcément. Mais avec votre équipement, cela ne vous gênera pas et de toute façon, la température ne sera pas notre principal problème.
— Heureux de l'apprendre. Et quel sera donc notre principal problème ?
— La visibilité. On ne va rien voir au fond. Ce sera de la purée. Vous n'êtes pas claustrophobe, au moins ?