Dans une ambiance étonnamment décontractée, une petite troupe de gardes du corps discutait devant la salle de réunion dont l'entrée aux angles massifs rappelait un bunker. Certains hommes portaient des uniformes militaires, d'autres des costumes sombres avec des oreillettes. L'endroit s'annonçait effectivement rempli de beau monde.
Sans se laisser impressionner, Karen se fraya un chemin entre les cerbères, brandissant son badge tout en les saluant. Ben la suivait en constatant que tous le dépassaient d'une tête.
Une fois franchi le sas à doubles portes isolantes, plus aucun son extérieur ne parvenait dans l'enceinte. L'historien découvrit une respectable table de conférence ovale subtilement éclairée, autour de laquelle, debout ou déjà assises, une douzaine de personnes conversaient par petits groupes et à voix basse. L'acoustique du lieu étouffait le moindre écho, créant une atmosphère clinique.
Sans être familier de ce genre de conciliabules, Ben avait pourtant l'impression d'en avoir déjà vu, notamment au cinéma dans des films à gros budget. C'est en général dans ce type de décor que d'improbables experts annoncent à des présidents d'opérette que la fin du monde va leur péter à la figure d'ici un quart d'heure. Pourtant, cette fois, loin de ces mises en scène caricaturales, Ben constata que les participants n'avaient pas l'allure de figurants et que leur tension était palpable.
Dans une précipitation à peine contenue, Jack se leva à leur rencontre. La discrétion avec laquelle il s'adressa à l'universitaire ne l'empêcha pas d'exprimer son agacement :
— Vous êtes en retard. Vous avez encore traîné sous la douche ?
— Le temps qu'il fallait pour avoir les idées claires après une nuit compliquée.
— Ne me foirez pas ce coup-là, monsieur Horwood…
Fanny s'immisça entre eux et, sans façon, fit directement la bise à Ben.
— Tu vas bien ?
— Aussi en forme que toi, j'imagine…
Le directeur leva les yeux au ciel.
— La moitié de l'exécutif sécuritaire du pays est là, et ils s'embrassent…
Il retrouva son attitude officielle en se tournant vers la petite assemblée.
— Puisque nous sommes à présent au complet, je vous invite à prendre place. Nous allons commencer. Pardonnez ce léger retard dû à l'actualisation des toutes dernières données.
Une fois l'auditoire installé, le patron du service déclara d'une voix docte :
— Madame la secrétaire, madame la directrice, messieurs les présidents de commissions, monsieur le représentant du cabinet, général, colonel, chers confrères, merci d'avoir répondu à mon invitation. Depuis que je suis en poste, jamais je n'avais eu à vous réunir tous. Le rapport que vous avez reçu vous a présenté les grandes lignes de l'affaire qui nous amène ici aujourd'hui. Je me doute que vous avez été surpris par bien des aspects, mais nous nous connaissons. Vous savez que je ne vous aurais jamais dérangés si cette histoire n'était pas sérieuse. Je préfère vous y associer avant qu'elle ne devienne dangereuse. Pour vous donner une idée de la situation dans laquelle je me trouve ce matin, je vais très modestement me comparer à sir Winston Churchill — d'ailleurs fondateur de notre unité — lorsqu'il dut informer et convaincre ses autorités de tutelle que les nazis possédaient des armes révolutionnaires qu'ils comptaient utiliser pour des attaques imminentes. Personne ne l'a pris au sérieux alors que lui, contrairement à nous, identifiait parfaitement l'ennemi et son arsenal. Quelques jours plus tard, les premiers V2 s'abattaient sur notre capitale, nous infligeant les dégâts humains et matériels que vous connaissez. J'espère qu'aujourd'hui vous nous entendrez et choisirez de nous appuyer.
Il joignit les mains et commença :
— Voilà donc près d'un an maintenant, nous avons été alertés — y compris par certains de vos services — d'une surprenante recrudescence de vols audacieux dont le but ne semblait pas être crapuleux. À chaque forfait, des objets d'une très grande valeur historique avaient été dérobés, ainsi que des éléments de haute technologie qui se sont tous avérés en lien avec l'archéologie. Notre vigilance renforcée nous a permis de découvrir que ces pillages étaient en fait bien plus nombreux que nous ne l'avions d'abord envisagé et que rien ne semblait pouvoir les empêcher. Aucune institution, aucun lieu, sur aucun continent, n'était à l'abri. Les malfrats ne cambriolaient pas au hasard. Ils ciblaient un butin précis et montaient de véritables opérations commando reposant parfois sur de brillantes machinations pour s'en emparer, s'offrant le luxe de délaisser certains trésors à portée de main qui auraient pu rapporter une fortune sur le marché clandestin. Notre action s'est alors structurée autour de deux axes : d'une part identifier les voleurs, et d'autre part comprendre pourquoi ils se donnaient autant de mal pour s'approprier ces objets en particulier.
« Afin de préciser la valeur des artéfacts disparus ainsi que le lien qui pouvait les unir, nous avons fait appel à l'un de nos plus éminents universitaires, le professeur Ronald Wheelan. Avec lui, nous avons d'abord émis l'hypothèse que l'auteur soit un richissime collectionneur désirant se constituer un musée idéal, mais l'importance des moyens mis en œuvre ainsi que les victimes émaillant les effractions nous ont rapidement dissuadés de suivre cette piste. Le professeur Wheelan étant tragiquement décédé dans un accident, nous nous sommes adjoint les services de l'un de ses meilleurs élèves, M. Benjamin Horwood ici présent, spécialiste en histoire des sciences au British Museum, et de Mlle Chevalier, experte en évaluation et acquisitions d'antiquités pour le musée parisien du Moyen Âge de Cluny. Ils sont les auteurs d'une thèse remarquable sur la fascination de certains tyrans pour les reliques ésotériques. Une copie de ce mémoire vous a été remise avec les documents préparatoires à notre rencontre. Je tiens à préciser que Mlle Chevalier et M. Horwood ont tous deux été directement menacés physiquement, y compris avec intention de tuer, et que nous avons été contraints de les placer sous le plus haut niveau de protection possible. Pendant ce temps, les vols se sont poursuivis et nous ont conduits à enquêter partout dans le monde, mais aussi sur notre propre sol.
Il fit une pause avant de poursuivre :
— Nous n'avons pour l'heure aucune idée de l'identité de ceux qui orchestrent ces exactions. Les moyens et l'expertise logistique déployés nous incitent à soupçonner une organisation très puissante. Aucune de celles que nous connaissons ne semble en être responsable. Nous avons par contre focalisé nos recherches sur un individu suspect, peut-être un des cerveaux de ce vaste plan, ou en tout cas l'un de ses principaux exécutants. Nous le soupçonnons d'être l'auteur d'au moins trois meurtres. Il est actuellement repéré par ses initiales, sa pointure et un mode opératoire particulier. Ce résultat — assez limité, j'en conviens — ne doit pourtant pas occulter quelques réels succès. À défaut d'appréhender des coupables ou de démanteler leur réseau, nous sommes parvenus à nous emparer avant eux d'éléments essentiels sur lesquels ils étaient prêts à mettre la main.
Un homme d'un certain âge coupa le directeur :
— Si ces énergumènes n'agissent ni par appât du gain ni par fétichisme, quelles peuvent être leurs motivations ?
— C'est une des questions qui nous préoccupe le plus, répondit le directeur. Et pour tenter d'y répondre, je cède la parole à M. Horwood, qui sera plus compétent que moi.
Il fit signe à Benjamin de prendre la suite. L'historien salua l'assistance d'un mouvement de tête et se lança sans la moindre hésitation :
— La clé de la motivation des voleurs se cache dans la nature même des biens dérobés. Comme l'a expliqué le directeur, ce qui a démarré comme une enquête sur des vols internationaux s'est bientôt doublé de recherches au sujet de la nature des artéfacts disparus. Nous n'avons pas affaire à des reliques mystiques, sacrées ou religieuses. Même si le champ d'investigation est immense, certains indices sérieux et des recoupements nous ont permis de dégager une théorie qui tient la route. Elle s'appuie non seulement sur des éléments archéologiques inédits, mais aussi sur une relecture de différents faits historiques remis en perspective. À ce stade, tout concorde, et même si des zones d'ombre subsistent, c'est une voie nouvelle et incroyablement cohérente qui s'ouvre à nous. Ceux qui volent les objets en sont certainement conscients, ce qui explique leur détermination.
« J'en viens maintenant aux faits dont certains ont été découverts si récemment qu'ils ne figurent pas dans la synthèse que vous avez pu lire : les analyses et études menées nous conduisent à croire que tous les artéfacts sont impliqués dans une expérience scientifique extrêmement importante qui se serait déroulée deux millénaires avant notre ère.
Une femme, cheveux courts et tailleur chic classique, intervint :
— J'ai lu vos conclusions. Je pensais le concept de science beaucoup plus récent.
— Loin de moi l'idée de vous faire un cours, mais permettez-moi de tenter de vous éclairer.
— Nous sommes ici pour cela.
Benjamin rassembla ses idées et commença :
— Depuis l'aube des temps, les êtres humains ont toujours observé le monde qui les entoure. Notre espèce appréhende son environnement comme n'importe quel animal, mais sa capacité d'abstraction et d'imagination supérieure l'a conduite plus loin. Longtemps avant d'être nommée, cette curiosité est devenue une forme de pratique de la science, au moment où les hommes ne se sont plus contentés d'être spectateurs mais ont essayé de reproduire ou d'influer sur les phénomènes dont ils n'avaient été jusque-là que témoins — la différence entre attendre que la pluie arrose les plantes et aménager une réserve d'eau pour les irriguer. Cette démarche spontanée s'est développée au fur et à mesure qu'ils prenaient conscience de l'intérêt des résultats produits, jusqu'à devenir une aptitude véritable à l'étude et à la mise au point.
« Dès lors, nous avons cherché à apprivoiser toutes les règles régissant la vie et les phénomènes naturels de notre monde pour les utiliser à notre avantage. Ce processus trouve un spectaculaire épanouissement en se combinant à un autre, plus circonstanciel. Certaines des premières sociétés structurées ont vu le jour en Mésopotamie, région se situant majoritairement sur l'actuel Irak. C'est dans ce creuset naturel, rendu propice à la vie par un climat équilibré et une fertilité des sols entretenue par deux fleuves, que se sont développés des groupes humains dépassant la taille des tribus habituelles. Avec l'extension du nombre d'individus, la spécialisation et la répartition des tâches nécessaires à la survie se sont peu à peu mises en place, accompagnées d'une hiérarchisation de leurs acteurs. Dans ce contexte favorable, au fil des siècles puis des millénaires, sont apparus les premiers schémas urbains, la compréhension et l'exploitation des cycles agricoles liés aux saisons, la mise au point d'équipements pionniers d'irrigation ascensionnels, les premiers attelages permettant d'exploiter la puissance animale et — entre autres — le tour de potier. Chacune de ces inventions provoqua de véritables révolutions du mode de vie, permettant à la population de croître et de passer à l'étape supérieure. C'est ainsi que naquirent ensuite la notion de fortification, de soldat, l'enseignement structuré, les tribunaux, mais aussi l'astrologie, la médecine et les rudiments des systèmes d'échanges commerciaux. Ces derniers entraîneront la nécessité de tenir des comptes et donc d'en garder une trace, ce qui engendrera les premières écritures. C'est dans ces sociétés que naîtront les cultes divins originels et maintes formes d'art. Sur ce terreau humain et culturel précurseur se fonderont les prémices des gouvernements, jusqu'à l'avènement des cités-États dont le modèle ne cessera d'inspirer, même après leur chute.
« Ces civilisations, sumérienne, assyrienne, babylonienne, sont aujourd'hui injustement méconnues parce que le temps a effacé leurs traces physiques. Là où l'Égypte, la Grèce et Rome nous offrent encore un spectaculaire héritage visible, Sumer ne propose plus que des collines battues par les vents dont la terre ne renferme que des briques millénaires, vestiges de monuments gigantesques disloqués, ou de trop rares objets. C'est donc tout naturellement que les premiers historiens, parfois plus avides de découvrir que de comprendre, se sont intéressés aux Égyptiens, aux Grecs et aux Romains, plus facilement accessibles, les imposant au sommet et au cœur de notre perception de l'Antiquité. Mais le fait est que les civilisations mésopotamiennes constituent le véritable berceau de nos débuts et l'authentique décor de nos premiers pas dans la plupart des domaines. Si de nos jours ce passé, ce patrimoine matériel, intellectuel et artistique est sous-évalué, il n'en reste pas moins vrai que c'est en lui que tous ceux qui sont arrivés après ont puisé pour asseoir leur grandeur. Pour vous donner un repère concret, Sumer était au faîte de sa gloire plus de mille ans — dix siècles ! — avant l'apogée de l'Égypte.
— Les objets volés sont-ils tous sumériens ? demanda le général.
— Beaucoup renvoient à cette période. Je ne vais pas vous pointer la liste de tous les indices découverts et des recherches effectuées par Mlle Chevalier, certains laboratoires scientifiques du Royaume et moi-même. Vous avez contribué à monter l'expédition dans les vestiges immergés du temple d'Abou Simbel, dont nous avons rapporté des éléments de premier ordre. D'autre part, nous avons pu étudier une pièce essentielle — une petite pyramide de bronze enserrant une sphère de cristal qui n'en finit pas de nous surprendre.
« Plutôt que de vous faire le récit, certes passionnant, de notre cheminement, je préfère vous emmener là où il nous conduit : l'interprétation cumulée des différents éléments nous permet d'affirmer qu'aux environs de 2 300 avant notre ère, une expérience menée par les savants au service du roi sumérien Ur-Nammu ou de son fils Shulgi a provoqué une grave catastrophe. Cette expérimentation marquait certainement l'aboutissement de travaux plus anciens. Les monarques de Sumer, sans doute pour affirmer leur prestige, avaient convié leurs homologues issus d'autres régions parfois lointaines. Ils pensaient leur offrir le privilège d'assister à la toute première démonstration de leur maîtrise d'un pouvoir présenté comme divin. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, tous les chefs, rois et maîtres ont voyagé des confins du monde connu afin d'être les témoins d'une puissance nouvelle. Mais l'événement tourna au drame. Un phénomène inconnu et inattendu survint. On parla de foudre, d'éclair, de lumière destructrice. L'accident tua plus de monde que toute autre action humaine connue à l'époque. Bien sûr, il convient de replacer ce record dans son contexte. Le fait est que sur ce point, nous avons fait d'immenses progrès… On peut raisonnablement estimer que quelques dizaines de victimes périrent sur le coup. Mais l'importance relative de cet épisode engendra une peur que les survivants colportèrent et répandirent une fois de retour dans leurs contrées respectives. Cette terreur se trouva renforcée lorsque certains des témoins présents qui se considéraient comme indemnes finirent par succomber dans d'affreuses souffrances aux symptômes inconnus. Il ne pouvait s'agir que d'une punition divine. Il est même possible qu'après avoir poussé les hommes à croire en un dieu, ce drame leur ait révélé l'existence du diable. Aujourd'hui, en analysant les récits, il est évident que ces décès postérieurs étaient dus à une violente irradiation.
Un murmure parcourut l'assistance.
— De l'expérience elle-même, continua Benjamin, nous savons qu'elle impliquait la lumière solaire, vraisemblablement concentrée en faisceaux à l'aide d'au moins quatre cristaux polis agissant comme des lentilles optiques. La lumière ainsi densifiée aurait agi sur une matière au point de la transmuter. La présence massive de traces de radioactivité sur les artéfacts indique que la réaction a techniquement déstabilisé la structure de l'élément chimique, jusqu'à engendrer une déflagration de type nucléaire.
Les réactions de l'assemblée se partageaient entre étonnement, incrédulité et curiosité.
— Vous parlez d'une expérience nucléaire déclenchée avec une simple lumière solaire ? s'étonna un participant.
— Tout indique que c'est ce qui s'est produit.
— Vous n'ignorez pas que même de nos jours, nous avons besoin de technologies et d'équipements exorbitants pour y parvenir ?
— Nous avons tous été aussi surpris que vous, mais la totalité des faits consignés accrédite cette version. Je ne suis pas physicien, mais je connais un peu l'histoire. Notre science s'inspire souvent de la vie, mais elle a généralement recours à des procédés violents et coûteux pour approcher ce que la nature accomplit seule. Ces chercheurs ont peut-être trouvé une voie par inadvertance.
Un autre intervenant demanda :
— Vous pensez raisonnablement que ces « scientifiques » auraient pu percer le secret de l'énergie avec leurs moyens rudimentaires alors que les ingénieurs du monde entier bénéficiant d'outils très sophistiqués arrivent à peine à l'approcher ?
Fanny monta au créneau :
— Nous n'avons pas la réponse à cette question. Notre but n'est pas de remettre en cause les travaux et conclusions de nos confrères scientifiques. Mais nous sommes au moins certains d'une chose : si nous nous retranchons derrière des certitudes condescendantes, nous ne découvrirons jamais la vérité. Nos résultats font vaciller nos repères. Nous devons nous montrer ouverts et les considérer avec pragmatisme pour démêler le vrai du faux. C'est toute la philosophie de la science : admettre que l'on ne sait pas tout, pour avoir une chance d'apprendre.
Benjamin enfonça le clou :
— Puis-je respectueusement faire remarquer que ce sont certains de ces prétendus scientifiques qui ont affirmé que la terre était plate, broyant au passage ceux qui ne partageaient pas leur vision et qui pourtant avaient raison ? Ce sont encore leurs semblables qui, en d'autres temps, ont prouvé grâce à de savants calculs qu'il était absolument impossible qu'un humain survive à un déplacement accompli à une vitesse supérieure à 30 kilomètres-heure. Encore récemment, en pleine révolution industrielle, les mêmes ont juré que les roues des trains en acier n'avaient aucune chance d'avancer sur des rails du même métal à cause de la « non-adhérence prouvée des matières ».
Il n'y avait pas un bruit dans la salle. Benjamin reprit :
— Le fait est que ces objets nous apportent des informations et des connaissances que nous n'avions pas. Il serait risqué de les écarter ou de tenter de les nier alors que d'autres s'efforcent manifestement d'en tirer parti. Nous devons tenir compte de ce que ces artéfacts révèlent avec le même sérieux que ceux qui vont jusqu'à tuer pour les posséder. Nous ne prétendons pas que les Sumériens ont découvert le secret de l'énergie. Mais nous affirmons qu'à travers au moins une de leurs tentatives scientifiques, ils ont été les témoins de sa puissance. Appelons cela le « hasard », comme celui qui conduisit Marie Curie à découvrir la radioactivité, comme celui qui fit tomber la pomme sur la tête d'Isaac Newton, comme l'expérience ratée qui permit à Charles Goodyear d'inventer le processus de vulcanisation du caoutchouc. La liste des expérimentations hasardeuses, voire douloureuses, qui ont conduit l'humanité à faire des progrès majeurs est longue : Alfred Nobel et la dynamite, Röntgen et les rayons X, le micro-ondes, le téflon, la colle cyanoacrylate, le kevlar… Au temps des Sumériens, le hasard prenait le visage d'un dieu. Et lorsqu'ils ont été témoins des effets spectaculaires de leur expérience, ils ont mis cela sur le compte de la colère divine. L'événement resta dans les mémoires, effrayant, surpuissant, sous le nom évocateur de « Premier Miracle ».
« Épouvantés par l'ampleur et la nature de la catastrophe qu'ils avaient provoquée, les Sumériens ont pris la décision de disperser tous les éléments qui l'avaient rendue possible afin d'empêcher qu'elle puisse se reproduire. C'est ainsi que les pyramides aux cristaux, les données géométriques et tous les éléments impliqués ont été envoyés aux quatre coins du monde, le plus loin possible les uns des autres. Ils ont été confiés à des gardiens qui devaient secrètement perpétuer la mémoire de ce drame et garantir qu'il ne se répète jamais.
« Le cheminement de chaque objet est ensuite lié aux vicissitudes de l'histoire — et sur près de cinq millénaires, elles ont été nombreuses —, mais nous en avons localisé au Japon, en Angleterre, peut-être en Irlande, et bien sûr en Égypte et en Grèce. Nous ignorions jusqu'à leur existence, mais tous témoignent de ce drame devenu légendaire dont les conséquences ont façonné les mentalités, les croyances et les peurs, jusqu'à faire partie de notre inconscient collectif.
Un homme à la diction sèche brandit un dossier.
— Dans votre rapport, vous avancez également que la fascination pour l'or pourrait découler de ce « Premier Miracle »…
— Effectivement. C'est un des aspects mis au jour lors de nos recherches. Il semble qu'à l'époque, ils aient remarqué que les survivants de la catastrophe avaient tous eu en commun d'être parés d'or. Les participants, puissants et venus d'horizons divers, en ont alors déduit le pouvoir protecteur de ce métal et l'ont adopté, l'élevant au rang de matière divine, pour leur propre usage d'abord, avant qu'il ne se répande auprès de leurs peuples, devenant le symbole de la richesse et une forme de talisman porte-bonheur. Nous n'avons pas encore eu le temps d'approfondir cette question, mais il est indiscutable historiquement que l'engouement pour l'or se manifeste avec une intensité inédite à partir de cette période-là, de façon simultanée dans des cultures parfois très éloignées géographiquement.
— Comment la mémoire d'un tel événement a-t-elle pu se perdre ?
— Elle ne s'est pas perdue, chère madame. Elle s'est transmise en secret. Auprès des proches de ceux qui ont assisté au drame dans un premier temps, mais ensuite de plus en plus largement au fil des siècles. À la faveur du développement des échanges, des migrations géographiques, dans l'entourage des gardiens, ce savoir, peut-être modifié ou altéré par l'oralité, s'est propagé grâce aux porteurs du secret et à leurs descendants. On en trouve trace jusqu'en Europe.
— En Europe ? s'étonna une autre femme.
— Jugez vous-même. Qui cherche à produire le trésor protecteur « dont l'éclat est d'or » ? Qui tente d'atteindre le secret d'une pierre absolue symbolisant tous les pouvoirs et tous les savoirs au point d'être nommée « philosophale » ? Qui pratique les sciences occultes orientées vers la chimie ? Qui rêve de transmuter la matière ?
La femme répondit :
— L'alchimie.
L'assistance bruissa à nouveau.
— Exactement. Et les correspondances sont trop nombreuses pour être fortuites. La plupart des textes fondateurs relatifs à l'alchimie trouvent leur source dans cette antique région. Nous avons découvert, voilà quelques jours à peine, un texte hermétique qui renvoie de façon troublante à notre théorie. Il nous faudra encore bien des recherches pour y voir clair, mais je suis certain que nous sommes à la veille de découvertes qui, loin de toute fable, vont contribuer à redessiner la perception que nous avons de l'histoire de l'humanité.
Un des militaires demanda :
— Avez-vous identifié la matière qui a réagi aux rayons de lumière ?
— Pas pour le moment. Nous pensons avoir en notre possession le récipient qui la contenait au moment de l'expérience. Mais les traces de résidus encore présents sont microscopiques et mélangées à d'autres éléments qui ont fondu pendant la réaction.
— Vous vous doutez que l'analyse de ce réactif est d'une importance capitale. Il s'agit là d'un enjeu stratégique de premier ordre. De quels moyens avez-vous besoin pour l'isoler et le définir ?
— À mon humble avis, nos moyens doivent d'abord être concentrés sur un aspect du problème bien plus dangereux. Ceux qui courent après ces objets s'intéressent sans doute aussi de très près à cette matière inconnue. Ils ont manifestement les moyens de leurs ambitions et une longueur d'avance sur nous. Je suis prêt à parier qu'en réunissant les artéfacts liés au Premier Miracle, ils cherchent à en percer le secret pour acquérir la capacité de le reproduire. Je redoute ce qu'ils comptent en faire si on leur en laisse le temps. Ce sont eux que nous devons arrêter au plus vite.