Chaque existence est un fil dont est tissée l'étoffe du monde. Comparables à des fibres, les vies coulent et ondulent entre hauts et bas, se plient, s'accrochent, résistent et s'usent parfois jusqu'à se déchirer. Tous les êtres vivent dans cet entrelacs sans fin où les destins se croisent, se nouent, liés les uns aux autres par un métier qui s'active depuis la nuit des temps, ajoutant sans cesse son œuvre du jour à l'infinie tapisserie de notre histoire. Tantôt rugueux, tantôt de soie, ce tissu universel et sacré s'avère plus fort que la mort elle-même.
Certains futurs ne tiennent qu'à un fil, et nul ne sait ce qui lui donnera la force de résister ou le fera rompre. Dans la chambre mortuaire du tombeau, Benjamin avait été projeté comme une marionnette désarticulée. Mais pour cette fois, le Grand Tisserand avait choisi de ne pas sectionner ses ficelles.
Étendu sur son lit, le visage partiellement recouvert d'un bandage, il était agité de mouvements incontrôlés. Bien que profondément endormi, il revivait tout ce que son esprit n'avait pas réussi à appréhender en temps réel. Après avoir capté et ressenti dans l'urgence, le cerveau travaillait à analyser pendant que le corps récupérait. Répéter la scène pour mieux la comprendre, la rejouer jusqu'à ne plus être débordé par sa violence, la reconstituer jusqu'à ce que plus aucun détail ne reste flou. Parfois, quelques secondes vécues, sublimes ou traumatisantes, peuvent engendrer matière à réflexion pour très longtemps. Le temps nécessaire pour décortiquer, classer et intégrer. Le temps de découvrir si cela vous pousse à vivre ou à mourir.
Dans le cas de Ben, sa rencontre avec l'inconnue du sarcophage avait été aussi magique spirituellement que douloureuse physiquement. Très peu d'humains connaissent le privilège d'une expérience aussi intense, encore moins y survivent. Le plus souvent, ce qui fascine et enflamme à ce point vous tue, comme un bouquet final ou une overdose. Et si l'on ne succombe pas, même un cortex affûté a besoin de temps pour disséquer et gérer tout ce qui en découle. Pendant que ce processus se poursuit, le corps bouge, comme s'il cavalait après les sentiments qui le font exister. Benjamin en était là.
Sa main se crispa sur le vide, il se mit à gémir comme un animal blessé et ses jambes se raidirent. Il se cambra de toutes ses forces et son cœur accéléra au point de déclencher l'alerte de l'électrocardiogramme auquel il était relié.
La vérité des êtres se cache souvent au plus profond de leurs rêves. Leur clé se révèle lorsqu'ils peuvent enfin agir librement, comme s'ils accomplissaient au grand jour, mais paradoxalement sans aucun témoin et sans risquer la moindre conséquence. Dans cet espace intime, au creux des méandres de l'esprit, personne ne peut espionner ou juger, l'âge n'a plus cours et le temps s'abolit. Affranchis des contraintes physiques et sociales, les songes sont le théâtre de ce qui compte vraiment : les vraies peurs et les vrais espoirs. Seul ce qui importe subsiste. N'entrent en scène que ceux qui y sont conviés, ne se déroule que ce qui est essentiel. Tel un démiurge absolu inconscient de son pouvoir démesuré, celui qui dort écrit sa vie en toute impunité dans une authenticité exempte de compromis. La nuit, les mensonges et la tiédeur n'existent pas. Les plus grands bonheurs et les pires des malheurs, si.
Benjamin s'était toujours estimé chanceux. Il n'avait presque jamais fait de cauchemars de sa vie. Il s'amusait du fait que souvent, à son réveil, il se souvenait encore de ce qu'il avait imaginé en dormant. Dans des lieux qui l'avaient marqué, agencés selon sa fantaisie, un scénario récurrent se dessinait : il était à la recherche de quelqu'un.
Il avait ainsi beaucoup erré sur les traces de son grand-père, première figure de son enfance dont la disparition brutale lui avait enseigné l'inéluctable temporalité de ceux auxquels on tient. À de nombreuses reprises dans ses rêveries, durant des années, Ben avait eu rendez-vous avec son papy James, toujours au même endroit, au cœur d'un petit matin des vacances d'été, sur la barque dans laquelle ils avaient l'habitude d'aller pêcher. Malgré son affection maintes fois témoignée, le brave homme — dont le rire de cheval épouvantait les enfants en faisant honte au reste de la famille — avait rarement répondu présent à l'appel du souvenir. Presque trente ans plus tard, il arrivait encore à Ben de l'attendre.
Il avait ainsi cherché beaucoup de monde, son père, son chien Power, mais la personne qu'il avait le plus espérée, celle qu'il avait littéralement pourchassée dans tous les décors possibles et qui sans cesse se dérobait à sa vue dès qu'il tentait de l'approcher, était sans conteste Fanny Chevalier.
Benjamin entrouvrit les paupières. Son bandage ne lui permettait de voir que d'un œil. Il ne distingua rien d'autre qu'une forme imprécise, le dominant à contre-jour. Il ne se demanda ni où il se trouvait, ni ce qui lui était arrivé. Son attention tout entière était concentrée sur cette silhouette qu'il perçut d'instinct comme protectrice.
— Fanny ?
Une main saisit la sienne. La chaleur de la peau. Une vie qui se connecte à une autre.
— Non, c'est Karen.
Benjamin n'était pas déçu. Le rôle convenait tout aussi bien à miss Holt et aucun regret n'y était attaché. Il se cramponna aux doigts avec le peu de force dont il était capable et tenta de se tourner vers la jeune femme.
— N'essayez pas de bouger. Je vais prévenir le docteur.
— Restez.
— C'est l'affaire d'une minute.
— Ne me laissez pas, Karen, même une minute. S'il vous plaît.
Lorsqu'il fut certain qu'elle n'allait pas s'éloigner, Ben se détendit en expulsant l'air de ses poumons. Même respirer lui faisait mal. Il ferma les yeux. Il appréhendait de les ouvrir à nouveau. Tout ce qu'il avait cru vivre n'était peut-être qu'une illusion. Karen ne serait alors qu'un agréable songe dans son purgatoire. Et si la main qu'il serrait encore était celle d'une inconnue âgée de 3 000 ans, saisie au cœur du raz de marée souterrain ? Paupières closes, il demanda :
— Suis-je vivant ?
Karen eut un petit rire.
— Vous en avez la plupart des symptômes.
— L'espace d'un instant, je vous ai prise pour une momie.
— Étant donné vos goûts, je vais considérer cela comme un compliment.
Dans l'esprit embrumé d'Horwood, plusieurs images fortes s'imposèrent en saccade. La terrifiante masse d'eau déchaînée. Les fresques illuminées dont les motifs dorés se détachaient. L'épouvantable regard du masque funéraire et les bras tendus de la mystérieuse défunte.
— Où est West ?
— Dans la chambre voisine.
— Je suppose que si je suis encore de ce monde, c'est grâce à lui.
— Il s'est battu comme un lion pour vous sortir de votre trou.
— Super. À compter d'aujourd'hui, je dois la vie au type que j'avais le plus envie de détester. À moi de m'arranger avec ça. Le fait est qu'il a l'air de quelqu'un de bien.
— En plus il est beau…, soupira Holt, joignant les mains en une pose de midinette énamourée.
— Karen, serait-il envisageable de négocier une trêve ? Je suis un grand fan de nos échanges teintés d'ironie, mais là…
— Trêve accordée. Il me faudra quand même un certificat du médecin pour la justifier. J'apprécie également beaucoup nos échanges, monsieur Horwood, teintés de tout ce que vous voudrez. Lorsque j'ai cru que nous n'en aurions plus, je me suis sentie mal. Très mal. J'ai vraiment détesté. Vous pouvez vous vanter d'être à l'origine de la plus grande peur de ma carrière.
— Fort heureusement, petite chanceuse, je suis bien vivant et ma petite « gueule d'ange » n'a rien.
— Attendez de vous voir dans un miroir, monsieur le prétentieux. Je trouve que votre ego récupère vite.
— Ne le surestimez pas, il fait de gros efforts parce que vous êtes là.
Karen s'appliqua à remonter le drap. Évitant de regarder Ben, elle avoua :
— Lorsque nous avons perdu la liaison audio, pour la première fois de mon existence, j'ai paniqué. Ce n'était pas très professionnel, je me suis surprise moi-même, mais je n'ai pas réussi à garder mon sang-froid. Il s'est écoulé treize longues minutes avant que les gars nous confirment qu'ils avaient revu West et que tout semblait se dérouler correctement pour vous. J'ai vécu le pire quart d'heure de ma vie.
Dans son état, Ben n'était pas en mesure d'interpréter ses paroles. « Ce n'était pas très professionnel… mais je n'ai pas réussi à garder mon sang-froid. » Karen voulait-elle dire qu'elle avait techniquement failli à sa rigueur ou plutôt qu'un sentiment personnel avait dicté sa réaction ? Ben décida de confier cette interrogation stratégique à son cerveau, qui l'ajouta illico à la pile de dossiers complexes déjà en attente d'analyse.
Pour tester sa mobilité, il inclina sa tête d'un côté puis de l'autre.
— Bon sang, je ne sens ni mes bras ni mes jambes…
— Les médecins ont prévenu qu'il fallait s'y attendre. Votre corps a subi une épreuve très violente, mais les examens n'ont heureusement révélé aucune lésion neurologique. Les toubibs pensent que vous devriez récupérer vos facultés rapidement.
— Fanny est au chevet de son héros ?
— Mlle Chevalier est restée en Angleterre. Elle désirait venir mais pour des raisons de sécurité, elle n'y a pas été autorisée. Je la tiens personnellement au courant de votre état.
— Quel est le diagnostic ? Écrasé dans une boîte de conserve ?
La jeune femme fit un effort pour se souvenir de la totalité du bilan.
— Poignet foulé, deux côtes enfoncées, entorse du genou, hématomes plus ou moins marqués un peu partout…
— Et Alloa ?
— Le même genre de menu.
— Me trouvez-vous stupide si je vous demande de qui Fanny a demandé des nouvelles en premier ?
— Je refuse de vous répondre.
— Ça veut donc dire qu'elle a d'abord demandé pour Alloa.
— N'importe quoi.
— Extra, votre réaction prouve qu'elle s'est davantage inquiétée pour moi.
Karen lui retira sa main assez vivement, trahissant son agacement.
— Quel âge avez-vous ? Qu'est-ce que ça change ? On va aussi jouer à deviner qui de vous deux elle sauverait si elle n'avait qu'une seule seringue ? C'est tout ce qui compte ? Votre ambition se résume à être préféré ?
— J'avais l'ambition d'être aimé. Même si cela peut paraître puéril, être préféré peut constituer un premier pas. Mais vous avez raison, je n'en suis plus là. De toute façon, ma dette envers West me condamnerait à lui faire moi-même l'injection qui aurait pu me tirer d'affaire. Quelle bonne blague ! Sur ma tombe, je vous demande de faire graver : « Certains vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, mais pas lui. »
— C'est trop long.
— Très juste. Contentez-vous d'inscrire « Trop bon, trop con ». Ainsi, même mort je pourrai servir de leçon aux suivants.
— Vous espérez entrer au Panthéon avec une épitaphe aussi tarte ?
— Dans l'état qui sera le mien, peu m'importe où j'entrerai. D'ailleurs, où sommes-nous ?
— Dans une clinique privée du Caire. Nous n'avons pas voulu prendre le risque de vous transporter plus loin.
— Depuis combien de temps ?
— Quatre jours.
— Quatre jours dans le gaz ? J'ai de la chance de vous trouver auprès de moi pile au moment où je me réveille.
— Je ne vous ai pas quitté.
Ben fixa Karen de son seul œil ouvert. Elle réagit aussitôt.
— Ne vous avisez pas de me demander pour qui de vous ou de West je me suis le plus inquiétée, sinon je vous casse un bras !
Horwood savait que cette menace n'était que le paravent d'une touchante bienveillance. Cette pudeur lui plaisait.
— West vous a-t-il parlé de ce que nous avons découvert en bas ?
— Il n'était pas en état. Figurez-vous que la fin de l'expédition a été un peu bousculée…
— Avez-vous pu sauver les containers d'objets collectés ?
— Ils ont été remontés.
— Il faut les protéger. Coûte que coûte. L'autre camp va certainement tenter de les récupérer.
— Détendez-vous, les containers ne risquent rien. Ils ont été transférés sur un site sécurisé du Defence Science and Technology Laboratory. Fanny a déjà commencé à en étudier le contenu. Vos systèmes de prise de vues sont eux aussi repartis avec ce qu'il restait de vos scaphandres. Malgré l'état pitoyable du matériel, espérons que vos images seront exploitables. Votre baignade va nous coûter des millions. Je vois d'ici les kilomètres de formulaires à remplir… Vous devez une fière chandelle aux concepteurs de ces équipements et aux hommes du Special Boat Service qui vous ont ramenés à l'air libre.
Benjamin tenta de se redresser mais Karen l'en empêcha.
— Restez allongé. Je vais alerter les infirmières pour vos soins.
— Je ne veux pas être soigné, je veux vous parler.
— De quoi ?
— De ce que j'ai vu, Karen.
Malgré lui, Benjamin sentit les larmes couler sur ses joues, comme si le trop-plein d'émotion et de tension avait attendu l'évocation de la plongée pour s'évacuer.
— Il faut que je le partage, c'est trop énorme pour moi seul. C'était magnifique. Le plan disait vrai. Au-delà du mur se cachait une sépulture. J'ignore qui y reposait, mais j'espère le découvrir. Je lui dois bien ça.
— Vous en parlez au passé…
— Il n'en reste plus rien. L'irruption violente de l'eau a tout dévasté. Nous n'avons même pas eu le temps de refermer le sarcophage pour protéger la pauvre dépouille…
Il passa son poignet bandé sur son front perlé de sueur.
— C'est terrible. On ne pourra plus jamais redescendre dans ce tombeau. Nous aurons été les premiers et les derniers à le contempler. Il est resté scellé pendant plus de trois millénaires pour protéger une inconnue et son étrange collection. Il aura suffi d'une seule visite pour que le flot anéantisse tout. Quelle tristesse…
— Une inconnue ? Vous pensez qu'il s'agissait d'une femme ?
— J'en ai l'intuition. Probablement assez jeune. Les proportions du corps me portent à le croire. Mais comment en avoir confirmation ? Je ne peux même plus retourner à son chevet…
— Vous auriez été prêt à replonger malgré ce que vous avez vécu ?
— Sans hésiter. Si seulement vous aviez pu voir ça, Karen ! Ce n'était pas un musée. Il ne s'agissait pas d'une reconstitution ou d'un décor. Nous étions au cœur d'une réalité sacrée. Les derniers à avoir foulé ce sol en étaient les concepteurs. Ce qu'ils y ont laissé représente le plus noble, le plus pur et le plus abouti de leur temps. Ils y ont déposé leurs croyances, leur espoir d'une vie par-delà la mort. Nous avons été les témoins d'une foi, d'un savoir, d'un pouvoir intacts. Nous avons pu les approcher, les toucher, directement et sans aucun filtre. J'ai marché à travers les siècles. C'est un sentiment qui surpasse tout, qui transcende la condition d'homme. Vous pénétrez une réalité qui nous dépasse tous. Je comprends les explorateurs qui ont évoqué un sentiment d'éternité. Je l'ai éprouvé. Il est en moi. Vous côtoyez ce qui constitue le vrai miracle de notre monde, le pur génie de ceux qui cherchent face aux lois de l'univers qui nous échappent. Une vie pour une quête qu'aucune mort ne pourra interrompre.
— Vous parlez comme un alchimiste.
— Ceux qui souhaitent apprendre ne sont-ils pas tous égaux face à ce que j'ai vu ? J'ai plongé pour trouver des réponses, mais j'ai aussi rapporté des questions.
— Ne vous emballez pas. J'ai très envie que vous me racontiez tout en détail mais pour le moment, il vous faut du repos.
— Du repos ? Avec ma tête dans une telle ébullition ? Ça va être compliqué. Voulez-vous que je vous confie le plus surprenant, Karen ?
— Dites-moi.
Elle lui reprit la main mais, perdu dans son exaltation, il ne s'en rendit pas compte.
— Tout au fond, bien que m'aventurant dans l'inconnu, malgré la menace de l'eau, je n'ai jamais eu peur. J'étais à ma place. Je n'avais jamais ressenti cela auparavant.
— J'aurais aimé être à vos côtés.
Ben haussa un sourcil.
— Dommage que vous n'ayez pas la formation.
La jeune femme grogna :
— Vous allez payer pour cette vanne fourbe. Notez que c'est vous qui avez rompu la trêve.
Benjamin sourit, sentit enfin la main de Karen, puis, comme si ces heureuses émotions avaient suffi à épuiser le peu de forces encore présentes en lui, il s'endormit à l'instant.