Ben ne s'éternisa pas sous la douche et prit bien soin de fermer son peignoir en quittant la salle de bains. Prudent, il passa la tête dans le salon avant d'aller s'habiller, afin de s'assurer que personne ne s'y était embusqué pour le surprendre.
Devant sa maigre réserve de vêtements propres, pour la première fois depuis bien longtemps, il prit le temps de s'interroger sur ce qu'il allait mettre. Cette fois, pas question d'attraper ce qui se présentait sur le haut de la pile sans réfléchir. Il opta pour une chemise apportée par Karen.
Coiffé, rasé de près, il vérifia son allure dans le miroir du salon. L'idée n'était pas de se rassurer, encore moins de s'admirer, mais plutôt d'éviter le pire, comme lorsqu'il s'était présenté à son premier rendez-vous avec le conseil de direction du British Museum, l'étiquette de sa veste neuve encore suspendue à sa manche. Personne n'avait retenu un seul de ses propos, mais chacun de ceux devenus depuis ses collègues se souvenait encore de sa dégaine et ils le charriaient régulièrement. Toujours retirer les étiquettes pour éviter de s'en faire coller une…
Ayant rectifié son col, Ben se consacra au pan de mur du salon dont il avait pris possession. Sur une immense carte du monde occupant presque toute la surface, il avait punaisé des petites fiches pour localiser et synthétiser chaque affaire d'un seul coup d'œil. Chacun des bristols consignait la nature du ou des objets dérobés, la date du forfait, le nombre éventuel des victimes et quelques annotations personnelles. La fiche concernant les pages manquantes du Splendor Solis ne comportait pas de date, mais un gros point d'interrogation.
Ce vaste assemblage avait le mérite d'offrir une vision globale de tous les cas recensés et de mettre en évidence l'étonnante diversité de ces opérations. Les auteurs de ces vols audacieux avaient frappé partout dans le monde, se jouant des frontières, y compris dans des pays réputés peu ouverts ou très protégés. C'est ainsi que même le Vatican avait vu sa bibliothèque délestée d'un incunable exceptionnel lors d'une séance de numérisation aussi fausse qu'ingénieuse.
Lorsqu'il entendit frapper à la porte, Ben fut tout à coup pris d'une panique digne d'un film muet. Avec de grands gestes désordonnés, il se laissa d'abord tomber dans le canapé, essayant de croiser les jambes avec désinvolture, mais les douloureuses courbatures dues à sa course l'en empêchèrent. Il se releva alors d'un bond et se précipita près d'une fenêtre dont il écarta un rideau, essayant de se composer une attitude d'homme pensif qui observe l'horizon. Insatisfait de sa mise en scène, il opta finalement pour la table encombrée par les notes de Wheelan, devant lesquelles il prit place en se plongeant dans la première feuille venue.
— Entrez.
Il s'était préparé à voir débarquer Fanny, mais c'est Karen qui s'avança vers lui, les yeux braqués vers le grand panneau mural.
— Waouh !
Ben feignit d'être absorbé par sa lecture au point de ne pas saisir la raison de l'exclamation. Il leva le nez, puis d'un ton faussement détaché, commenta :
— Ah oui… Vous avez remarqué ma présentation. Je me suis dit qu'il serait plus simple de travailler ainsi plutôt qu'avec une pile de dossiers. Qu'en pensez-vous ?
— J'imagine la tête que va faire le patron quand il verra que vous avez mis du scotch et fait des trous plein le mur.
Horwood ne broncha pas, mais il était déçu que son travail ne produise pas l'effet escompté. Miss Holt s'approcha de lui.
— Je plaisante, Benjamin. C'est très impressionnant. Et cette chemise vous va très bien. Vous voyez que je ne m'étais pas trompée sur la taille…
Devenant tout rouge, l'historien replongea dans ses papiers. D'un pas félin, Karen s'avança vers la présentation et commença à détailler les fiches. Tout en faisant semblant de s'intéresser à sa feuille, Ben épiait le moindre de ses gestes. Sans quitter la carte des yeux, Karen demanda :
— Pourquoi avez-vous confectionné cela ?
— Cela me semble évident. Pour nous offrir une vue d'ensemble plus claire.
— J'avais compris. Je ne vous parle pas de la finalité, je m'interroge sur votre motivation.
— Je ne suis pas certain de saisir…
— Avez-vous réalisé cette fresque dans l'intérêt de notre enquête, ou pour impressionner Mlle Chevalier ?
Logiquement, Benjamin aurait dû bafouiller, mais dans un étrange réflexe de sauvegarde, il réussit à limiter cette manifestation de perte de contrôle à une simple gesticulation sur sa chaise. La question le déstabilisait au plus haut point. Sans doute parce qu'elle touchait un sujet — voire plusieurs — extrêmement personnel. Il profita de ce que miss Holt lui tournait toujours le dos pour essayer de reprendre contenance, mais elle fit volte-face d'un seul coup, le prenant de court.
Elle souriait, charmante, ses cheveux libres encadrant son visage très légèrement maquillé. Cette expression théoriquement avenante le fascinait autant qu'elle l'effrayait. Il avait l'impression que Karen pouvait percer à jour ses pensées les plus intimes. Même son jury de thèse n'avait pas réussi à le mettre mal à l'aise à ce point.
— Je vous trouve touchant, monsieur Horwood. Peu importe la raison — consciente ou inconsciente — pour laquelle vous avez eu l'idée d'assembler ce panneau. Je commence à vous connaître et si vous êtes très pro dans le travail, disons, pudiquement, que concernant les rapports humains vous êtes moins… rigoureux. Pourtant, j'ai pu constater que lorsque Mlle Chevalier est dans les parages, vous arrivez à aligner bien plus que treize répliques sérieuses d'affilée. Avec elle, vous ne prenez plus rien à la légère.
Ben ne pouvait ni bafouiller ni même gesticuler. Karen Holt lui faisait face. Il pouvait toujours essayer de fuir en courant, mais le cyborg aux beaux yeux le rattraperait avant même qu'il ait atteint la porte. Alors il resta assis. Paradoxalement, devant cette seule femme, il se retrouvait cerné. Il était prêt à se rendre, lorsque de nouveaux coups frappés à la porte lui offrirent une échappatoire inespérée.
— Oui ! s'empressa-t-il de répondre.
Fanny ouvrit et entra. L'attitude de Ben et Karen indiquait clairement qu'elle venait d'interrompre un échange intense. Elle n'osa pas faire un pas de plus.
— Si vous préférez, je peux repasser plus tard…
— Pas du tout, rétorqua Ben. Viens !
Fanny les regarda l'un après l'autre et obtempéra.
— Joli ! fit-elle en découvrant le panneau mural. Chacune de ces fiches correspond à une affaire non résolue ?
— Tout juste.
Elle s'approcha et fronça les sourcils.
— Je comprends mieux votre inquiétude. À chaque fois, ce sont des antiquités liées à des pratiques occultes ou ésotériques qui ont disparu ?
— Pas uniquement. Certains artéfacts ont aussi une valeur scientifique.
— Vous comptez sur moi pour en étudier la portée religieuse ou spirituelle ?
Karen intervint :
— Ne vous cantonnez pas à cet angle si d'autres idées vous viennent. Toute information que votre expérience pourra nous apporter est la bienvenue.
— Il nous faudra donc avancer au cas par cas.
Horwood et Holt approuvèrent. Fanny resta songeuse un instant, puis elle posa la main sur l'épaule de Ben.
— Elle te va bien cette chemise, Benji. Avant, tu n'osais pas mettre ce genre de vêtement.
Karen eut un discret sourire en coin et se leva.
— Je vais vous laisser travailler entre universitaires. J'ai de la paperasse à faire.