Aux alentours de l'an 2330 avant notre ère, le pharaon Ounas, dernier de la Ve dynastie, entreprit un long voyage dont il ne révéla la destination à personne. Contrairement à l'usage, il ne se fit pas accompagner de sa cour et réduisit même le contingent de sa garde personnelle au strict minimum. Restés en son palais, ses scribes mentionnèrent que son absence dura près de cinq cycles lunaires, soit environ cinq mois.
Lorsque le souverain revint, il ne raconta rien de son périple. Il ne rapporta ni fortune, ni prise de guerre, ni récit d'exploits, mais un simple coffret de pierre grise lisse qu'il était le seul autorisé à ouvrir.
L'épuisement qui l'accablait fut d'abord attribué à son déplacement, mais le repos n'y changea rien. Il s'avéra atteint d'un mal mystérieux et demanda qu'on lui fabrique de toute urgence une tunique complète faite de petites plaques d'or assemblées qu'il porta en permanence dès qu'elle fut prête. Celui dont la réputation de courage était légendaire passait ses journées et ses nuits couché, à gémir. Ses plaintes résonnaient dans les couloirs du palais.
Son état de santé s'aggrava. Quelques mois plus tard, au terme d'horribles souffrances et sans avoir rien révélé de plus, il finit par rejoindre le royaume des morts. Peu de temps avant son décès, il avait ordonné que la sépulture d'abord destinée à sa mère soit rehaussée et renforcée en forme de pyramide avant de lui être attribuée. Il se fit inhumer avec tous les trésors de son règne, dont beaucoup d'or, mais un seul objet prit place dans le sarcophage de granit qui accueillit sa dépouille momifiée : le coffre en pierre grise, qui fut placé à ses pieds.
Quatre millénaires plus tard, en 1881, lorsque l'égyptologue français Gaston Maspero parvint à pénétrer dans les appartements funéraires dissimulés au cœur de la pyramide d'Ounas, il découvrit ce qui n'avait jamais été vu auparavant dans aucune tombe : recouvrant les murs du sol au plafond, des hiéroglyphes constituant à ce jour le plus important et le plus ancien des corpus théologiques mis au jour. Ils devinrent célèbres comme étant les premiers « textes des pyramides ». Jamais aucun message n'avait auparavant été gravé sur une telle échelle. Plus de cinquante mètres carrés de hiéroglyphes tapissent l'intérieur du lieu et racontent la sagesse, l'histoire et la gloire des dieux, ainsi que le châtiment qu'ils réservent à ceux qui oseraient les défier en utilisant leur magie contre leur gré.
Dans la chambre mortuaire, c'est un autre sujet qui s'affiche : on y lit notamment une prophétie sur les risques encourus par ceux qui tenteraient « de rapporter des cieux les torrents de lumière ».
Au-dessus du sarcophage, la voûte à deux pans est peinte de façon inédite, décorée en son centre par une étoile d'or rayonnante à cinq branches.
Note : Gaston Maspero a-t-il trouvé le coffret de pierre dans le sarcophage ? Puisqu'il a travaillé à la création du musée du Caire, est-il possible qu'il l'ait confié aux collections de l'établissement ?
Le regard de Ben quitta la feuille pour se perdre par la vitre de la portière. L'étrange voyage d'Ounas et sa fin tragique avaient de quoi interpeller, mais il était étonnant aussi que dans sa liste de points à vérifier, Wheelan ne se soit pas demandé ce que pouvait contenir ce mystérieux coffret. Le savait-il ?
Le véhicule roulait rapidement sur l'autoroute et les paysages défilaient. Taraudé par de multiples questions, Ben ne regardait rien de précis. Des formes indistinctes traversaient son champ de vision. Des panneaux, les voitures ou les camions doublés, des forêts, des aires de service sur lesquelles ils ne devaient surtout pas s'arrêter. Ben se détourna pour éviter d'accentuer le mal de tête qui était en train de lui vriller le cerveau.
Assise à côté de lui à l'arrière, Karen se reposait, les yeux clos. C'était la première fois qu'il avait l'occasion de l'observer ainsi.
Lorsqu'il était plus jeune, Benjamin jouait souvent à essayer de deviner la profession des gens rien qu'en les regardant. Qu'aurait-il imaginé de miss Holt ? L'aurait-il croisée dans une gare, dans un restaurant, un magasin ? Le décor influe forcément sur la première impression. Il aurait peut-être d'abord entendu sa voix, ou remarqué son rire qui véhiculait un authentique sentiment de liberté. Discrètement, il se serait débrouillé pour l'apercevoir. Avec le contact visuel aurait surgi le premier ressenti. Séduisante comme une prof de littérature passionnée par les textes romantiques. Pressée comme une maman qui se demande pourquoi ses enfants ne sont pas encore revenus. Élégante et fière comme une femme qui aurait les moyens de ne se consacrer qu'à des causes auxquelles elle croit. Il l'aurait tout de suite trouvée sûre d'elle. Avocate peut-être. Forcément en couple parce qu'aucun homme digne de ce nom ne passe à côté d'une pareille personnalité sans être attiré. Les plus stupides la trouvent au minimum attirante, et les autres lisent ce que chacun de ses gestes trahit : elle est bien plus que cela.
Chaque fois que Ben fut en mesure de vérifier ses hypothèses à ce petit jeu de devinette, il avait pu constater qu'il s'était trompé, et parfois lourdement. Prendre un vigile pour un docteur ou une directrice d'institut de beauté pour une danseuse de bar à routiers l'avait convaincu que la recherche historique était un domaine qui lui était parfaitement adapté. On ne trouve en effet aucun videur dans les enluminures et pas de barre de pole dance sur les bas-reliefs.
De cette expérience, il n'avait gardé aucune amertume, mais la conviction que l'apparence des gens ne reflète que rarement leur fonction. De plus, ce que l'on parvient à deviner des autres se limite souvent à ce que l'on reconnaît pour l'avoir vu ailleurs ou à ce que l'on est soi-même. Peu de chose en somme. Cela se vérifiait encore une fois avec Karen. Lorsqu'elle lui était apparue en Bourgogne, il n'avait pas essayé de prédire son métier. Il s'était simplement interrogé sur le fait même qu'elle puisse exister. Objectivement, si Ben l'avait croisée dans un endroit moins inattendu, il n'aurait pas eu la moindre chance de soupçonner sa véritable activité. Miss Holt résistait à toute tentative d'analyse, se révélant chaque jour à travers différentes facettes dont l'assemblage formait un tout surprenant. Pour l'heure, Benjamin la regardait, librement, là encore en toute impunité. En son for intérieur, il finit par admettre qu'il préférait observer les femmes à leur insu plutôt que les regarder en face. Un psy aurait certainement trouvé beaucoup de commentaires à faire à ce sujet, mais Ben n'en avait strictement rien à cirer. De façon bien plus concrète, en détaillant la courbe du petit nez de sa voisine, en s'attachant au frémissement de sa peau, Benjamin eut l'impression que son mal de tête s'envolait.
— Besoin de quelque chose ?
Comme pris en faute, Ben s'affola.
— Vous ne dormez donc jamais ?
— C'est mon secret et je l'emporterai dans la tombe.
— Vous n'êtes pas une saloperie de vampire, au moins ?
— Vous n'avez pas répondu. Besoin de quelque chose ? Soif, faim, un bonbon ? Maman a tout ce qu'il faut dans son grand sac.
— Je déteste quand vous m'infantilisez.
— Maman voit bien que Benji grandit. Tous les jours. Entre le moment où il s'habillait tout seul — tout étriqué — et maintenant, il a déjà pris une taille de chemise…
— Karen, franchement… Tantôt je suis votre collègue, tantôt vous me traitez comme un môme. Vous ne me prenez pas au sérieux.
— Détrompez-vous. Dans votre domaine de compétence, vous m'impressionnez, et je comprends pourquoi le professeur Wheelan vous citait régulièrement quand il évoquait ceux capables de lui succéder. Par contre, sur un plan plus personnel, c'est à vous de me dire qui vous voulez être.
Ben ne répondit pas. Cela ne signifiait en rien que la remarque ne le faisait pas réagir, bien au contraire. Souvent, lorsque les gens n'arrivent pas à formuler de réponse face à ce qui les remet en cause, c'est dans leur comportement physique qu'il faut trouver l'expression de leur sentiment. En l'occurrence, Ben souffla comme un buffle avant de charger. Dans le rétroviseur, il croisa le regard du chauffeur, que l'échange amusait. L'historien consulta sa montre et grommela :
— C'est long. L'hélicoptère ou le jet sont quand même plus pratiques…
— Vous êtes en train de prendre goût au luxe, monsieur Horwood.
— Je constate simplement que c'est plus rapide.
— Après chaque transport spécial, je dois me taper trois formulaires pour le justifier. Je doute que la commission de contrôle accepte ce genre de dépenses sur un banal trajet entre Londres et Oxford.
Ben se replongea dans ses feuilles, surtout pour se renfermer. Voulant éviter que le dialogue ne se rompe, Karen demanda :
— Vous trouvez des éléments intéressants ?
— Tous les jours. Et plus j'en découvre, plus je me pose de questions. Je m'aperçois que le professeur ne se contentait pas de mener votre enquête. Il cherchait aussi autre chose de son côté.
— C'est-à-dire ?
— Comme nous, il espérait découvrir qui s'empare de ces artéfacts. Mais il est clair qu'il avait aussi l'ambition de comprendre ce que les voleurs veulent en faire. Beaucoup de ses notes concernent l'étude des objets et abordent des aspects qui ne servent pas à la recherche des coupables. Il s'intéressait à des événements survenus à diverses époques, sans lien direct avec les cambriolages. Il a collecté de nombreux épisodes historiques dont je n'avais même jamais entendu parler. J'ai l'impression qu'il cherchait une cohérence face à une réalité inconnue.
— Un complot ?
— Plutôt un rouage de l'histoire qui aurait été sous-estimé, ou un événement que les versions officielles n'auraient pas intégré. Un élément manquant qui aurait faussé l'analyse et dont ceux qui commettent tous ces vols connaîtraient l'importance au point de vouloir en tirer parti.
— Vous êtes du métier… Vous pensez sérieusement que des centaines d'historiens, de chercheurs et d'archéologues auraient pu passer à côté ?
— Pourquoi pas ? Il y a bien eu des centaines de savants pour nous certifier que la terre était plate et que si l'on approchait trop du bord, les bateaux allaient assurément tomber dans un vide abyssal peuplé de monstres. N'oublions jamais que malgré tous les moyens techniques et humains à notre disposition, nous étudions l'histoire en nous basant uniquement sur ce que nous trouvons ou d'après ce que nous croyons savoir. La découverte d'un tout petit squelette en Afrique a complètement remis en cause la conception pourtant très établie de notre évolution. Quelques peintures rupestres mises au jour par des gamins qui jouaient en France ont dynamité notre chronologie de développement sur des millénaires. Regardez à quel point nous sommes désemparés devant ces petites pyramides et leurs étranges pierres cristallines. Nous essayons de retracer le destin de l'humanité en reliant quelques épisodes transmis de génération en génération à une poignée d'indices sortis des entrailles de la terre. Mais ne nous aveuglons pas avec ce que nous prenons pour notre génie. Plus c'est éloigné dans le temps, plus grande est l'incertitude. Nous ne savons toujours pas grâce à quelles techniques les pyramides ont été bâties, ni ce qu'elles contiennent vraiment. Nous ignorons comment ceux que nos grands-parents appelaient pourtant des sauvages ont pu ériger des statues monumentales sur des îles où eux-mêmes n'auraient pas réussi à survivre quinze jours. Pour boucher les trous de notre histoire, on suppute, on extrapole. C'est un bon début, mais cela ne constitue pas une vérité pour autant. Quand vous voyez ce que notre mémoire arrive à faire d'événements survenus seulement un an plus tôt, il y a de quoi douter de ce qu'elle peut retenir — et surtout restituer — lorsque cela remonte à des siècles ou des millénaires ! Aucun historien honnête ne peut affirmer qu'il sait sans risque d'erreur. Ceux qui osent le faire cherchent le plus souvent à manipuler l'histoire pour servir des intérêts particuliers. Il ne fait aucun doute que partout sur le globe, nous découvrirons régulièrement de nouveaux éléments de nature diverse qui chambouleront notre perception. L'histoire se réécrit sans cesse au fil de ce que nous acceptons d'apprendre chaque jour.
Karen observait Ben qui, entièrement absorbé par ce qu'il expliquait, ne s'en rendait pas compte. Lorsqu'il parlait ainsi, il n'était plus le même. Exalté, passionné, précis, il n'avait plus rien de l'homme désinvolte qui prenait tout à la légère. Quelque chose d'autre se dégageait de lui : une énergie, une sereine conviction que Karen n'avait jamais ressentie chez personne et qui la troublait. Même si elle n'avait pas sa formation, elle aimait discuter avec lui de ces sujets.
— J'ai beaucoup pensé à notre conversation au retour de Johannesburg, fit-elle, lorsque vous avez évoqué un danger capable de menacer la vie elle-même au point d'épouvanter les puissants.
— J'y réfléchis aussi.
— J'essaie d'imaginer une sorte d'arme de destruction massive de l'époque.
— Déformation professionnelle ?
— Sans doute.
— Instinctivement, reprit Ben, je le sens davantage comme quelque chose qui serait survenu voilà très longtemps, avant notre ère, avant la mémoire écrite, et qui aurait des répercussions sous-jacentes depuis. En marchant dans les pas du professeur Wheelan, j'ai le sentiment qu'il cherchait activement la clé de voûte qui pourrait donner un sens à ces faits mystérieux. Un événement fondateur, primordial, oublié ou caché, et que quelqu'un voudrait faire resurgir ou utiliser aujourd'hui.
— Je suis convaincue qu'en étudiant les séries de symboles, Mlle Chevalier nous aidera à y voir plus clair. Elle semblait très motivée à l'idée de s'y consacrer.
— Je ne connais personne de plus apte qu'elle à ce genre de recherches. C'est son truc. S'il y a quelque chose à trouver, elle le découvrira.
— J'espère vraiment que nous parviendrons à lui ramener le modèle vendu à Johannesburg, pour qu'elle puisse au moins étudier un exemplaire en vrai.
— Encore faut-il que les coordonnées concernant l'acheteur anonyme soient bonnes.
— J'ai toute confiance en nos services.
— Sinon, nous aurons perdu notre temps à Oxford. À moins que je ne vous invite à dîner dans un excellent petit resto que je connais là-bas…