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Debout devant la grande carte murale, Fanny désigna une fiche punaisée sur Paris, puis une autre sur la Silicon Valley californienne.

— Le fait qu'ils s'attaquent aussi à des inventions scientifiques de pointe nous éloigne de la piste des trafiquants d'antiquités.

Assis sur un coin de table, Ben commenta :

— Pourquoi ? Ils pourraient simplement avoir besoin de ces innovations pour étudier leurs butins. S'ils veulent en percer les secrets, la recherche de technologies dernier cri est cohérente.

— Peut-être, mais imagine que leur ambition ne soit pas de collectionner ces artéfacts, mais de les rassembler comme un tout qui aurait été dispersé au fil du temps.

— Possible pour certains, mais beaucoup proviennent d'époques, de civilisations et de lieux très distincts…

— Mais tous sont liés à la lumière et à un savoir qui transcende les siècles. D'autre part, d'après ce que j'ai pu constater, beaucoup de ces objets sont des outils nés de la science et non de cultes religieux. Aucun d'eux n'est sacré comme pourrait l'être le Saint Suaire ou ce genre de choses. Le fétichisme semble donc à exclure. À mon avis, ce n'est pas le divin qui est convoité à travers eux, mais une capacité matérielle.

— Pourquoi pas ? Considérons cette hypothèse. L'important ne serait donc pas ce que sont ces objets, mais ce qu'ils permettent de faire.

— Les pages du Splendor Solis, les rouleaux de l'empereur Nintoku, le codex dérobé au spécialiste espagnol, et même le bréviaire de Sylvestre II volé au Vatican s'intègrent parfaitement dans cette approche. Tous pourraient potentiellement contenir des données directes ou indirectes sur ces artéfacts. Leur description, leurs secrets de création, leur utilité… Ou même leur localisation, pour ceux que les voleurs n'auraient pas encore réussi à se procurer.

En contournant la table pour rejoindre le canapé, Fanny effleura Ben. Pendant un bref instant, il se trouva suffisamment proche pour sentir son parfum fleuri. Benjamin savait que la jeune femme ne l'avait pas frôlé par jeu. Fanny était incapable de ce genre de manœuvre. Par contre, il aurait bien voulu qu'elle sache ce que cela provoquait en lui et qu'elle le lui épargne — ou mieux encore, qu'elle le fasse volontairement.

Fanny s'installa dans le canapé et, s'étirant langoureusement, demanda :

— Te souviens-tu d'un soir, dans ta piaule, quand on préparait notre mémoire ?

— Il y en a eu plus d'un…

— Nous étions plongés dans nos recherches, stupéfaits de constater le nombre hallucinant de textes anciens qui mentionnent des objets, des matières ou des êtres capables d'accomplir des prodiges. Nous avions alors discuté de la définition des miracles à travers les âges.

Ben s'en souvenait parfaitement : c'était l'un des tout premiers moments où il avait réalisé que la relation de travail et de vie avec Fanny correspondait exactement à ce qu'il imaginait du bonheur. Il se remémorait tout, leur enthousiasme partagé, le fait qu'il y en avait toujours un pour finir la phrase de l'autre… Il se rappelait aussi très bien que sa chambre était minuscule et qu'ils étaient obligés de se tenir très près l'un de l'autre parmi les innombrables livres ouverts… Il fit un effort surhumain pour ne rien laisser paraître de ce que ce souvenir ravivait.

— Maintenant que tu m'en parles, ça me revient, dit-il d'un ton qui se voulait détaché. C'était sympa.

— Cela nous avait tellement impressionnés que nous avions même songé à changer le thème de notre thèse.

— C'est vrai, et le fait est que cela aurait aussi donné un excellent sujet.

Fanny secoua la tête en riant.

— C'est ce bougre de Wheelan qui a refusé. Paix à son âme, il pouvait quand même être incroyablement buté !

Puis sur un ton plus doux, elle ajouta :

— Tu sais, Benjamin, je suis allée à son enterrement parce que je l'aimais bien, mais surtout parce que j'espérais t'y revoir.

Chaque fois qu'elle parlait d'eux sérieusement, Fanny ne l'appelait plus Benji. Cela n'arrivait pas fréquemment. La dernière fois, c'était pour lui annoncer qu'elle vivait en couple et qu'ils se verraient désormais moins.

Il ne devait surtout pas se laisser entraîner sur un terrain qu'il ne maîtrisait pas. Horwood se redressa et s'éloigna de la table, à la fois pour tenter de se débarrasser des sentiments qui commençaient à l'entourer comme des lianes et pour remettre de la distance entre Fanny et lui, même si ce n'était que de quelques mètres. Parfois, on est à cela près. Ben avait toujours eu du mal à gérer ses réactions dès que les enjeux devenaient trop personnels. Surtout ne rien dire, et mieux encore, ne rien penser. Encore une fois, son salut résidait dans son aptitude à se cantonner à une relation strictement professionnelle.

Il se concentra sur les fiches, passant de l'une à l'autre. Il s'attarda sur celle concernant le casque babylonien du roi Meskalamdug, fine coiffe d'or magnifiquement ciselée englobant entièrement le crâne, dont l'original conservé au musée de Bagdad avait été remplacé par une copie démasquée un an plus tôt. Un casque que le roi portait y compris dans ses appartements privés, trop fin pour protéger d'un choc mais recouvrant même les oreilles.

Ben se frotta la tempe.

— Une série d'objets pouvant accomplir des prodiges… De quel miracle chacun de ces trésors est-il capable ?

Il tentait d'imaginer un lien entre différents artéfacts lorsque Karen entra sans frapper.

— Pardon pour cette intrusion, mais je crois que c'est important. Le service veille vient de me transmettre ceci.

Ben saisit les photos qu'elle lui tendait : sous différents angles, un globe de cristal poli enchâssé dans un socle de bronze pyramidal orné de nombreux symboles.

— Est-ce celui qui a été volé au Caire ?

— Non, et ce n'est pas non plus celui dérobé dans le kofun.

— Notre cambrioleur serait-il déjà vendeur de celui exhumé à l'église d'York ?

— Pas davantage.

— Alors d'où proviennent ces photos ?

— Du catalogue d'une vente aux enchères organisée cette semaine. Cette antiquité est dûment enregistrée comme étant la propriété d'un milliardaire sud-africain depuis plus de dix ans. Nous avons vérifié.

Ben étudia les photos avec plus d'attention.

— Il existe donc encore une autre version de ces étranges cristaux.

— Apparemment. Et c'est peut-être notre chance. Je suis prête à parier que notre voleur va tenter de s'en emparer, soit en l'achetant…

— … soit en le subtilisant.

— Cet objet est un excellent appât auquel l'homme que nous poursuivons ne pourra pas résister.

— Vous espérez l'appréhender pendant qu'il s'en approchera ?

— C'est l'idée.

Fanny intervint :

— Et où se déroule cette vente ?

— À Johannesburg.

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