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— Bienvenue au Japon, déclara l'homme dans un anglais marqué d'un fort accent asiatique. Je m'appelle Takeshi Senzui et je travaille pour l'Agence d'investigation de sécurité publique. Vous avez fait un bon vol ?

— Certains plus que d'autres… ironisa miss Holt en lui serrant la main.

L'homme n'était visiblement pas habitué à porter le costume qu'il avait enfilé pour l'occasion. Sa façon de bouger suggérait qu'il était davantage coutumier des jeans, baskets et sans doute blousons de sport.

— Vous êtes l'historienne, et vous l'agent dépêché par le gouvernement britannique ?

— C'est l'inverse, précisa Ben en le saluant à son tour.

— Ce sont les services secrets qui s'occupent de cette affaire ? s'étonna Karen.

— Personne ne tient à ce que ce qui s'est produit ne s'ébruite. La police a trop de connexions avec la presse et le sujet est extrêmement sensible…

À cette heure tardive, l'aéroport d'Osaka était quasiment désert.

— En espérant que vous n'êtes pas trop fatigués, nous allons directement nous rendre au kofun. Ce rendez-vous nocturne arrange tout le monde. Masato Nishimura, de l'Agence impériale, vous y attend.

— En route, répondit Karen.


En roulant à gauche, la voiture s'engagea sur la voie qui reliait l'îlot artificiel de l'aéroport à la terre, puis bifurqua vers le nord en longeant la côte.

— Le kofun n'est qu'à une trentaine de kilomètres, précisa Senzui. Nous y serons rapidement. Avez-vous reçu les documents ?

En faisant un clin d'œil à Karen, Ben répondit le premier :

— Tout à fait. Leur lecture s'est avérée passionnante. Que s'est-il passé exactement ?

— Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Nous n'avons que très peu d'informations. Nos services ne sont là que pour assurer la sécurité du lieu tant que la tombe est vulnérable. Le représentant de l'Agence impériale vous en dira plus. Eux seuls ont la haute main sur ce qui se passe à l'intérieur. Ils doivent être sacrément dans le brouillard pour vous autoriser à y pénétrer. Personne de chez nous n'y a jamais mis les pieds, et encore moins des étrangers.

Karen et Senzui se mirent très vite à parler boutique, comparant les types de missions et les moyens mis à leur disposition par leurs gouvernements. Ben s'amusait de constater que bien qu'appartenant à des services étrangers, les agents se comprenaient à demi-mot, échangeant rires complices et sous-entendus qu'eux seuls saisissaient. Il nota aussi que ni l'un ni l'autre ne lâchaient d'informations sensibles. Ils discutaient cordialement, mais sans rien dévoiler de stratégique. À vrai dire, cela se passait exactement de la même façon lorsqu'un universitaire en rencontrait un autre.

Ne comprenant plus rien au jargon des deux spécialistes du renseignement, Ben préféra regarder défiler les paysages à travers la vitre du véhicule. D'un côté, une banlieue dense et constellée de milliers de points de lumière, et de l'autre, l'obscurité de la baie. C'était la première fois qu'il mettait les pieds au Japon, et il n'allait même pas faire dix mètres dans une rue…


Après une vingtaine de minutes, le véhicule finit par s'arrêter sur un minuscule parking, près d'une autre voiture aux vitres teintées dont un homme en manteau long descendit aussitôt. Senzui annonça :

— Voici Masato Nishimura. C'est avec lui que vous allez continuer.

Pour accueillir les visiteurs, Nishimura inclina son buste en maintenant ses bras parfaitement raides le long du corps. Karen lui répondit avec une maîtrise impeccable alors que Ben s'efforçait de l'imiter avec un résultat très approximatif.

— Nous vous sommes reconnaissants d'être arrivés si rapidement, fit l'envoyé de l'Agence impériale d'une voix tout juste polie. Nous avons reçu l'ordre de ne refermer le tombeau qu'une fois votre visite achevée. Le rituel ne pourra commencer qu'après votre départ.

L'homme évitait les regards et limitait ses gestes au strict minimum. Il pivota en direction de ce qui apparaissait comme une forêt obscure, vers laquelle s'avançait un étroit chemin encadré de barrières et surmonté d'un torii, un portique de bois laqué rouge aux extrémités relevées, symbole traditionnel du passage vers le monde spirituel.

— Il nous faudra marcher un peu, ne perdons pas de temps. Mais avant, je vous serais reconnaissant de bien vouloir laisser ici vos éventuelles armes ainsi que tous les appareils de prise de vues ou de communication. Vous entrez sur un site sacré.

Quelque chose dans son attitude indiquait qu'il n'était pas ravi d'associer des oubei jin à ses investigations. Karen récupéra le téléphone de Ben et le plaça avec le sien et son pistolet dans le coffre du véhicule.

— Qu'espérez-vous de nous ? demanda Horwood.

— C'est un cas épineux qui pose de graves problèmes. L'intrusion porte atteinte autant à notre spiritualité qu'à notre histoire. Il paraît qu'en ce moment, vous enquêtez sur d'autres événements du même genre. Votre patron, que je ne connais pas, a convaincu le mien, à qui j'obéis, que vous pouviez nous aider. J'ignore comment, mais nos supérieurs ont pensé que votre venue pourrait contribuer à élucider le mystère de cette effroyable agression contre la mémoire impériale.

L'homme tendit une lampe électrique à chacun et se mit en route. En empruntant le pont, le trio passa au-dessus du premier fossé, peu large, puis dépassa le second, bien plus étendu. En pleine nuit, loin des lumières du parking, le lieu devenait aussi sombre et oppressant que s'il s'était trouvé hors de toute agglomération.

Dans un rythme lancinant, la cime des grands arbres ondoyait sous le vent. Karen et Ben suivaient leur guide, qui seul avait allumé sa lampe.

— Nous allons emprunter les berges du lac principal jusqu'à l'embarcation qui nous attend. Prenez garde où vous mettez les pieds.

Alors qu'ils suivaient le bord, Karen repéra un homme posté en embuscade, entièrement habillé de noir, armé d'un fusil-mitrailleur et équipé d'une lunette de vision nocturne. Ben, qui n'avait rien vu, rompit le silence :

— Pouvez-vous nous expliquer ce qui s'est passé ?

— Des lumières aperçues hier soir dans les bois qui recouvrent le kofun ont attiré l'attention. Il est déjà arrivé que des irresponsables s'aventurent sur ces terres interdites. La police a donc envoyé un drone avec l'idée d'effrayer les voyous. Mais les images transmises par l'appareil ont révélé une excavation au pied du tumulus. On nous a tout de suite prévenus. L'équipe aussitôt dépêchée a découvert que la chambre funéraire avait été forcée. Ce ne sont pas des amateurs qui ont opéré. On a retrouvé du matériel très sophistiqué.

— Des pillards ? demanda Karen.

— Nous ne le pensons pas. Ils n'ont pas touché à des objets de grande valeur qui auraient à coup sûr trouvé preneur sur le marché clandestin de l'art.

— Certains voleurs agissent parfois sur commande pour le compte de collectionneurs fortunés qui cherchent des pièces particulières pour satisfaire leur passion, intervint Ben.

— Nous n'écartons pas cette hypothèse. Le fait est que ceux qui ont troublé l'éternel repos de l'empereur Nintoku n'ont pas fouillé. Ils n'ont rien déplacé. Ils savaient précisément ce qu'ils cherchaient. Ils s'en sont emparés et sont repartis en abandonnant sur place d'inestimables artéfacts.

— Je crois savoir qu'aucune fouille n'a jamais été effectuée sur le site. Dans ce cas, comment pouvez-vous précisément identifier ce qu'ils ont pris ? s'étonna Ben. Et plus surprenant encore, comment les voleurs savaient-ils ce que la chambre funéraire contenait ?

Nishimura s'arrêta pour se retourner vers Ben. À la lueur de sa lampe, il considéra l'étranger avec un regard un peu moins dédaigneux.

— Excellente question. Ce tombeau bâti à la fin du IVe siècle n'a effectivement jamais été ouvert et encore moins fouillé. Mais en 1872, l'effondrement de la voûte d'une des salles construites sous le tumulus a obligé mes prédécesseurs à y pénétrer. Avant de réparer et de consolider, des moines shintoïstes ont été appelés. Ils ont prié, purifié, mais aussi réalisé des croquis, des plans et un inventaire du lieu. Par miracle, l'effondrement n'avait endommagé ni le sarcophage de pierre renfermant le corps de l'empereur, ni l'inestimable collection d'objets l'entourant. Ils ont décrit et répertorié les trésors contenus, dont une exceptionnelle armure de bronze doré, des chefs-d'œuvre d'artisanat et même plusieurs vases perses. Nintoku fut un empereur d'exception. Il a joué un grand rôle dans l'unification des terres détenues par les seigneurs de la région. Il était aussi très curieux des sciences. Il fut l'un des premiers dignitaires de l'Empire à entretenir un collège de savants. Cela explique pourquoi les moines parcourant le site effondré ont aussi noté la présence d'objets dont je ne pourrai vous parler qu'une fois à l'abri du kofun.

Le trio reprit son cheminement sur les berges, dans un environnement naturel de plus en plus dense. Nishimura arriva bientôt à la hauteur d'un imposant canot pneumatique dans lequel deux hommes, eux aussi équipés d'armes et de lunettes de vision nocturne, attendaient. Il éteignit sa lampe.

— Pour des raisons de sécurité, la dernière partie du trajet se fera dans l'obscurité. Nous sommes peut-être observés. Ces soldats vont vous aider à prendre place dans l'embarcation. Nous accosterons au plus près de l'entrée de la tombe.

Karen embarqua sans problème et se retourna pour aider Ben, qui ne se débrouilla pas trop mal. Elle nota immédiatement que le bateau n'était pas équipé de moteur. Ben attendit d'être assis pour s'en apercevoir.

— Vos hommes utilisent des rames ?

— L'étendue que nous allons traverser symbolise la frontière qui sépare le monde des vivants de celui des morts. Si les circonstances nous obligent malheureusement à tolérer une protection armée du site, il est inenvisageable d'accepter le bruit et la violence d'une machine mécanique dans un tel lieu.

Les deux militaires commencèrent à ramer, entraînant les visiteurs sur un océan d'encre qu'aucune vague ne venait perturber.

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