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Dans le jet, sur l'écran de l'ordinateur portable, l'agent Holt avait juxtaposé les photos du cristal volé au Caire et de celui qui venait d'être vendu aux enchères à Johannesburg.

— Les proportions et les structures sont identiques, nota Fanny, mais les deux pierres sont différentes. La transparence et la nuance de teinte varient. Mes compétences en minéraux sont très limitées, il nous faudrait l'avis d'un expert pour identifier leur nature, leur valeur et leur provenance.

— Je sais où trouver un spécialiste, annonça Karen.

— Si l'on se fie à la trace laissée dans la poussière du kofun et à l'empreinte dans l'excavation de l'église d'York, récapitula Ben, on peut à présent supposer qu'il existe quatre de ces objets.

— Rien ne dit qu'il n'y en a pas d'autres, fit remarquer Fanny.

— Possible.

— Nous savons aussi de façon certaine que trois d'entre eux n'avaient pas vocation à ressortir des lieux où ils étaient enfermés, ajouta-t-elle.

— Tous étaient très éloignés les uns des autres, commenta Karen. Un enterré en Angleterre, l'autre scellé dans une sépulture au Japon, et le troisième enseveli dans la vallée des Rois. Peut-être les études commandées par Oppenheimer nous apprendront-elles d'où provient le sien si nous arrivons à y avoir accès ?

Ben se focalisa soudain sur deux photos. Un détail venait de lui sauter aux yeux.

— Avez-vous remarqué les symboles gravés sur les arêtes ? Sur chacun des deux spécimens, on retrouve des séries qui se ressemblent, mais l'ordre de certains éléments varie.

Il désigna une séquence et fit défiler les photos pour vérifier tous les angles.

— Ce petit éclair, par exemple, n'est présent que sur une seule des pyramides. Par contre, cette croix est intercalée sur chacun des montants, mais jamais au même endroit.

— Tu as raison, acquiesça Fanny. Dès notre arrivée, j'effectuerai un relevé du plan des gravures pour comparer précisément.

Elle considéra les deux colonnes de clichés et ajouta :

— Je ne sais pas si vous serez d'accord avec moi, mais tout semble indiquer que ces artéfacts sont l'œuvre des mêmes créateurs. Avoir un regard sur les deux autres exemplaires serait d'autant plus intéressant.

— On va relancer notre contact à l'Agence impériale japonaise, promit Karen, mais je parie que Nishimura va encore nous opposer le même argument : eux traquent les profanateurs et ne se sentent pas concernés par notre enquête. Pourquoi partageraient-ils un savoir qu'ils considèrent comme un héritage sacré et secret ? Ils ne comprennent même pas après quoi nous courons.

— Nous non plus…, ironisa Ben.

Il s'assit sur l'accoudoir d'un fauteuil et s'interrogea à voix haute :

— Une question me taraude : pourquoi ceux qui ont fabriqué ces pièces se sont-ils donné le mal d'associer des caractères issus de différentes civilisations ?

Après un bref silence, Fanny proposa :

— Pour être compris par toutes ?

— Et d'après toi, quel type de déclaration aurait pu mériter d'être délivrée aussi largement ?

L'historienne réfléchit un instant.

— Peut-être un message du même genre que celui que les Américains ont envoyé vers l'espace avec les sondes spatiales Pioneer et Voyager : une plaque avec des pictogrammes accompagnés de mots et d'œuvres tirés de différentes cultures. Du fond des âges, ceux qui ont conçu ces cristaux ont peut-être voulu envoyer un signe de fraternité, ou expliquer qui ils étaient.

Karen intervint :

— À moins qu'il ne s'agisse d'un avertissement, d'une mise en garde. Ils ont peut-être voulu signaler ou annoncer un danger.

— L'hypothèse est loin d'être stupide…, approuva Ben.

— Trop aimable.

— … Mais il aurait fallu que la menace soit si forte que l'existence même de l'espèce humaine s'en trouve menacée. Déjà en ces temps reculés, tout savoir était instrumentalisé pour assurer la suprématie d'un pouvoir, et aucun monarque n'aurait pris le risque de le partager à moins d'être convaincu qu'il n'y survivrait pas lui-même.

Karen raisonna :

— Une catastrophe naturelle ? Une maladie ? Un poison ?

— Ou alors un secret, répliqua Ben. Un secret aujourd'hui convoité par ceux qui sont prêts à tout pour l'utiliser.

Fanny posa sur son collègue un regard admiratif qu'il ne remarqua pas. Elle se leva et alla rejoindre les agents qui, à l'autre extrémité de la cabine du jet, s'affairaient à identifier les participants aux enchères.

— Du neuf sur l'identité de l'acheteur ?

— On est dessus. L'appel de l'enchérisseur vainqueur a été passé depuis un cabinet d'avocats à Zurich, mais cela ne prouve pas qu'il s'y trouvait ou même qu'il réside dans la ville. Par contre, nous avons quasiment bouclé l'identification des autres.

Karen et Ben les rejoignirent. L'agent désigna son écran :

— On a récupéré les images de télésurveillance de l'hôtel. Nous en avons extrait des captures exploitables de presque tous les participants. Nous avons écarté certains des individus dont les profils n'ont aucune chance de correspondre. Nous nous sommes attachés à ceux pouvant présenter des zones d'ombre ou des incohérences dans leur parcours. Voilà ce que ça donne.

Il fit défiler des portraits, tous pris de haut, en noir et blanc et avec une définition acceptable, en expliquant :

— L'Asiatique est un marchand d'art réputé dans son milieu. Basé à New York, il s'est spécialisé dans les objets à connotation ésotérique. L'authenticité de ce qu'il vend très cher, souvent à des pigeons fortunés, a plusieurs fois été remise en cause. L'émir est koweïtien. Il collectionne tout ce qui concerne la civilisation égyptienne. Il ne regarde pas à la dépense mais ne conserve presque rien pour son plaisir personnel. Apparemment, il se sert de ses acquisitions comme cadeaux destinés à ceux avec qui il veut faire affaire. La femme en tailleur est brésilienne, intermédiaire dans des transactions qu'elle effectue pour le compte de grands musées. Il semble que cette fois, elle ait été mandatée par une fondation suisse.

— Surprenante galerie…, lâcha Benjamin.

— Je vous ai gardé les meilleurs pour la fin, reprit l'agent. Deux des participants nous posent des problèmes. Celui qui s'est bien battu au téléphone pour finalement jeter l'éponge à 380 000 a utilisé un procédé de communication qui n'est pas à la portée de tout le monde. Son appel a été plusieurs fois relayé par des serveurs sur différents continents, selon des techniques que nous utilisons nous-mêmes pour contrer les tentatives de localisation. Soit il est paranoïaque, soit il a quelque chose à cacher, soit les deux. Mais nous finirons par découvrir où il se planque. Nous y travaillons et si ça traîne, nous pourrons nous appuyer sur les systèmes de nos collègues américains.

— Et Dreyer ? demanda Karen.

— Celui-là nous donne carrément du fil à retordre.

L'agent afficha les rares clichés disponibles.

— Il savait exactement où se placer pour ne pas être correctement filmé par le réseau de l'hôtel. Les recherches autour de son identité officielle n'ont rien donné. Il existe trois Nicholas Dreyer d'un âge approchant, mais aucun ne correspond à son signalement et tous se trouvaient à des milliers de kilomètres.

— Quelqu'un a vérifié s'il chaussait du 44 ? interrogea Ben.

— Il ne nous en a pas laissé le temps, intervint un autre agent. La vitesse à laquelle il nous a semés en quittant l'hôtel prouve qu'il ne s'agit pas d'un amateur. Ce type est un excellent pro.

— Il est peut-être doué, objecta Fanny, mais il est quand même reparti sans le cristal. C'était pourtant son but, non ?

Karen zooma sur la moins mauvaise des images de Nicholas Dreyer. Trois quarts dos, l'arête de la mâchoire, un impeccable col de chemise dépassant d'une veste coupée sur mesure, des cheveux tellement brillants et bien coiffés qu'il aurait pu s'agir d'une perruque.

— Si c'est notre homme, étant donné ce qu'il a été capable d'accomplir sur d'autres coups, j'ai du mal à croire qu'il reparte sans ce qu'il est venu chercher. Son intention n'était peut-être pas d'acquérir le cristal.

— Alors pourquoi était-il là ?

— Pour savoir à qui il devrait le voler ensuite, et découvrir en prime qui est sur ses traces.

— Dans ce cas, annonça Ben, il a déjà réussi sur un point. Je suis certain qu'il nous a repérés.

— Je sais, répliqua Holt. C'est bien ce qui m'inquiète.

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