Ben était incapable de prononcer le moindre mot. Le professeur Wheelan fit signe au patron d'apporter un deuxième verre pour son invité. Horwood dévisageait son ancien mentor, à peine plus vieux que dans son souvenir, les cheveux blancs parfaitement coupés encadrant ce visage noble si longtemps redouté. Peut-être légèrement amaigri, les joues creusées. Le vieil universitaire replaça ses lunettes et s'efforça de sourire en joignant ses mains, comme chaque fois qu'il avait un message important à faire passer.
— Asseyez-vous, mon garçon. Je vous dois quelques explications.
Ben resta debout. Son ex-enseignant en prit acte d'un geste fataliste mais ne s'en offusqua pas.
— Félicitations, Benjamin. Je suis très fier de vous. Je ne me suis pas trompé en pariant sur vos talents. Je savais que vous auriez à la fois la capacité de comprendre ce que j'avais déjà accompli et de le prolonger. Vous étiez le seul à pouvoir réussir. Déjà, pendant vos études, ce mélange d'intuition et d'intelligence transversale faisait merveille. Vous vous êtes montré à la hauteur. Sauf sur un point cependant : je dois avouer que votre absence à mon enterrement m'a attristé.
— J'essaierai de venir au prochain.
— Je comprends que vous puissiez m'en vouloir. Tâchons de dépasser cela. Vous avez sans doute de nombreuses questions à me poser. Je suis ici pour y répondre.
— Pourquoi avoir mis en scène votre mort ?
Wheelan répliqua sans hésiter :
— Pour être enfin libre ! Pour agir en conscience, affranchi de ce système qui nous utilise dans son seul intérêt. Je suis certain que vous-même, malgré votre jeunesse, éprouvez déjà ce sentiment. L'impression que quoi que l'on fasse, quoi que l'on dise, cela ne changera rien. Alors j'en ai eu assez que l'histoire se répète sans que personne n'en retienne les leçons. N'êtes-vous pas fasciné par ce que vous avez appris depuis que vous avez repris mes dossiers ? Les merveilleuses connaissances mises au jour ne vous ouvrent-elles pas des horizons inédits ? N'avez-vous pas envie de balayer ces fables perverties que l'on s'acharne à nous rabâcher pour aller vers plus de vérité ?
— Vous travaillez pour ceux qui volent les reliques ?
Wheelan se mit à rire.
— Je retrouve avec plaisir votre style direct. La réalité est cependant plus complexe que votre raccourci. Je travaille pour ceux en qui je crois. Personne ne m'y oblige. En étudiant ce Premier Miracle dont vous connaissez désormais l'existence, j'ai ouvert les yeux sur de nombreux points. J'ai appris à relativiser les prétendues certitudes généreusement répandues. À vrai dire, mon érudition ne me sert qu'à mesurer à quel point on nous fourvoie.
— Que fait ce sous-marin dans cette grotte ?
— Vous aurez la réponse. Vous aurez toutes les réponses.
Le barman déposa le whisky sur la table et se retira rapidement. D'un geste, le professeur invita Ben à boire et lui demanda :
— Avez-vous lu mes notes ?
Benjamin décida de ne pas répondre et de laisser le scotch là où il était. Wheelan enchaîna :
— Connaissant les agents du gouvernement, je suis certain qu'ils vous les ont remises et, si je ne me trompe pas, vous les avez soigneusement compulsées. J'avais cependant pris soin d'en retirer quelques-unes… Mais ce temps-là est révolu. À compter de ce jour, je partagerai avec vous tout ce que je sais. Je suis sûr que vous avez aussi beaucoup à m'apprendre. Avez-vous obtenu les résultats des prélèvements effectués dans cette adorable église d'York ? Je suis également impatient d'entendre le récit de votre visite au kofun, ou mieux encore, celui de votre plongée à Abou Simbel. Vous avez dû vivre des moments extraordinaires. J'en aurais été incapable physiquement, mais peu importe puisque vous l'avez fait. Avouez que c'est amusant ! L'élève et le maître se retrouvent pour unir leurs forces.
— Qui vous dit que je vais vous aider ?
— Allons, Benjamin, vous êtes intelligent. Les hommes de notre trempe ne restent jamais insensibles aux faits et aux bons arguments. J'ai de quoi vous convaincre sur tous les plans, historiquement, humainement et scientifiquement. Vous avez su accepter ce que vous avez découvert sans vous en tenir au discours habituel de ceux qui prétendent savoir. Vous allez en avoir d'autres occasions. Vous n'imaginez pas le pouvoir de ceux qui œuvrent dans l'ombre. N'avez-vous pas deviné la main qui parfois vous guidait ?
— Assez pour m'en méfier. Ceux avec qui vous collaborez ont tenté de tuer Fanny.
— Une regrettable erreur. Qui n'en commet pas ? L'important est de les admettre.
— Comment saviez-vous que j'allais venir ici ?
— Je n'avais aucune certitude mais je l'espérais. Exactement comme vous, au retour de cette île perdue, je me suis arrêté ici pour téléphoner en urgence. Un homme m'attendait, assis précisément là où je me tiens ce soir. Qui sait ? Peut-être à votre tour attendrez-vous notre prochaine recrue pour la convaincre de nous rejoindre ?
Ben sentait sur lui le regard de Wheelan telles les serres d'un aigle tenant sa proie. Il espérait que Karen allait le trouver trop long à revenir et finirait par débarquer avec son énergie débordante et son arme. Il l'imaginait déjà reprendre le contrôle de cette situation insensée. L'idée de la savoir proche lui redonna du courage.
— Qu'attendez-vous de moi, professeur ?
— Je veux que nous partagions nos découvertes. Je veux qu'ensemble, nous puissions poursuivre nos travaux. Je souhaite aussi vous présenter des gens qui vous donneront les moyens de porter avec moi l'ambition des sages de Sumer — des hommes qui, dans le respect du pur esprit de ces anciens, continuent leurs recherches et leurs apprentissages. Ils ne méprisent ni le savoir des débuts de la science, ni l'alchimie. Avec eux, vous pourrez progresser jusqu'où vous le voudrez, en toute indépendance, loin des diktats de ce monde corrompu par l'appât du gain.
— Au nom de quoi se battent ces gens si exceptionnels ?
— Au nom de l'avenir. Pour le mieux. Pour des idéaux. Qui est encore capable de cela aujourd'hui ?
Benjamin jeta un rapide coup d'œil en direction de la fenêtre. Wheelan le remarqua.
— Au fait, comment se porte notre délicieuse miss Holt ?
Horwood ne répondit pas.
— Ne prenez pas cet air outragé, je l'ai connue bien avant vous. Une personne remarquable. Si vous le souhaitez, elle aura sa place à nos côtés.
Un sourire froid se dessina sur le visage ridé de Wheelan — un de ces rictus que Ben détestait lorsqu'il était étudiant, le petit air suffisant de celui qui en sait plus que vous teinté d'un soupçon d'ironie.
Certain de son effet, le professeur déclara :
— À votre place, je ne compterais pas trop sur l'intervention de votre ravissante garde du corps. À la seconde où nous parlons, elle est déjà ailleurs, en route vers le lieu où vous avez rendez-vous avec l'histoire.
L'idée que Karen puisse être en danger déclencha en Ben une rage instantanée. Sans réfléchir, il se jeta sur le professeur, mais avant qu'il ait pu l'empoigner, trois des hommes qu'il avait pris pour des clients le stoppèrent dans son élan. Tous les autres « consommateurs » dégainèrent leurs armes et le mirent en joue.
Ben se retrouva aussitôt plaqué au sol et maintenu par la force. Tranquillement, Wheelan se leva et vint se pencher au-dessus de lui.
— Benjamin, ne soyez pas stupide. Vous en savez beaucoup trop. Si vous décidez d'avancer avec nous, c'est une chance. Sinon, ce sera votre malédiction. J'attends votre réponse.