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— Il est tard, essayez de dormir, conseilla Karen en raccompagnant Ben à la porte de son appartement à l'agence.

— Aucun risque. Je ne pense qu'à Fanny. Je suis inquiet pour elle.

— Je vous assure qu'elle est en sécurité. Son état de santé étant satisfaisant, on va la transférer vers un site militaire dans les prochaines heures. Faites-moi confiance.

— Je vous fais confiance.

Il désigna sa porte ouverte.

— Voulez-vous rester une minute ?

— Monsieur Horwood serait-il en train de m'inviter à prendre un dernier verre chez lui ?

— Je ne suis pas chez moi et votre boss, Petit Poney, a sifflé le peu d'alcool qui restait dans le bar.

— Y a pas à dire, vous savez vous y prendre.

Elle entra malgré tout et s'installa dans le canapé.

— Donc, rien à boire…

— Je peux vous proposer de l'eau du robinet et si ça vous tente, j'ai aussi du shampooing à la pomme.

— J'essaie d'arrêter, merci.

Ben ne tenait pas en place. Karen sentait qu'il n'était pas dans son assiette.

— Bien que ce ne soit pas votre sujet de conversation favori, je suppose que vous préférez savoir : le compagnon de Mlle Chevalier arrivera auprès d'elle demain matin, tôt.

— J'en suis très heureux pour eux deux.

— Nous avons eu du mal à le joindre. Il était en déplacement à Madrid. En découvrant son prénom, j'ai d'abord cru que c'était un surnom ou une boutade… Il s'appelle vraiment Alloa ?

— Vous aussi, ça vous amuse ?

— Presque autant que Benji. Il me semble que l'expression hawaïenne s'écrit différemment.

— Vous lui poserez la question à l'occasion. Par contre, d'après les photos que j'ai pu entrevoir de lui, à défaut d'être conforme à l'orthographe officielle, il a l'authentique allure d'un surfeur de là-bas.

— Alloa West. On dirait le nom d'un héros de bande dessinée.

— J'imaginais plutôt un personnage de série télévisée, le genre de mec qui vit sous un soleil éternel, dans une villa de milliardaire, avec une piscine géante autour de laquelle se pâment des filles sublimes qui n'attendent que lui.

— Quelle vision machiste ! Si ça se trouve, c'est le seul point d'eau de la région, auquel ces créatures viennent s'abreuver. Les jolies filles ont aussi besoin de s'hydrater.

— Pas si elles ont le privilège d'apercevoir Alloa West, l'homme qui d'un regard peut vous faire vivre ou mourir. Ce genre de type est la solution à tout, le rêve ultime. Il est livré avec tous ses accessoires. Il ne faiblit pas, ne freine jamais. Il ne se gare pas non plus — les créneaux, c'est vulgaire. Il saute de sa voiture de sport et l'envoie s'écraser contre un mur dans une explosion, même pour aller s'acheter du papier toilette.

— Benjamin, ces hommes-là n'achètent pas ce genre de chose.

— Vous avez raison. Les dieux n'ont jamais la diarrhée. C'est notre triste condition de mortels.

— Vous ne l'aimez pas.

— Vous êtes-vous déjà retrouvée devant quelqu'un qui réussit tout ce que vous ratez et qui occupe la place que vous rêviez d'avoir ?

— Une fois, oui. Pendant un accrochage au sud de Bagdad. J'aurais voulu être le superbe char d'assaut qui tenait la colline et distribuait généreusement ses rafales de pruneaux là où je n'arrivais même pas à en balancer un seul.

— Vous devez me trouver pathétique.

— Vous savez bien que non.

— Je ne le déteste pas. J'en suis jaloux.

— Comptez-vous passer le reste de votre vie à regretter ce que vous n'êtes pas et ce qui vous échappe ?

— Si je n'ai rien de mieux à faire, c'est une occupation comme une autre.

Ben haussa les épaules et s'intéressa à la carte murale.

— En attendant, nous allons devoir créer une fiche sur l'assassinat de Maximilien Köhn. La disparition de ses travaux constitue certainement une des clés de tout ce foutoir.

En cherchant un bristol sur sa table de travail, Benjamin tomba sur les relevés des symboles effectués par Fanny. Fidèle à sa promesse, elle avait soigneusement redessiné les différentes séries de signes, arête par arête. Elle avait toujours été douée pour le dessin. Il saisit les feuilles, le cœur aussi serré que si elle était morte.

— Je ne lui ai même pas annoncé que nous avions rapporté le cristal.

Sans qu'il s'en aperçoive, Karen l'avait rejoint et se tenait derrière lui.

— Il sera bien temps de lui en parler si elle revient sur l'affaire. D'autant qu'il n'est plus disponible pour le moment.

— Qu'en avez-vous fait ?

— À cette minute même, il est enfermé dans le coffre de la résidence de Marcus Bender, à Oxford.

— Quel irresponsable a eu cette idée saugrenue ? s'exclama Ben, stupéfait.

— Moi. Et ne vous en déplaise, j'en suis fière. Walczac nous a permis d'utiliser son piège. Nous ne pouvions pas laisser passer pareille opportunité. Dans le peu de temps dont nous disposions, nous avons légèrement amélioré son traquenard. Je trouve le résultat très convaincant. Avec quelques informations qui ont « fuité », deux ou trois aménagements et des figurants, nous avons donné plus de corps à son leurre. Mais le dispositif n'aurait pas été complet sans le véritable appât. Ceux que nous traquons ne font pas les choses à moitié, nous devons agir de même. Nous avons donc désormais un Marcus Bender plus vrai que nature qui attend patiemment son prédateur dans un environnement ultra-verrouillé.

— Les pros sont à la manœuvre… Et si on se fait piquer le cristal ?

— Plan B : on démissionne et on part élever des moutons dans le Kent. Je filerai la laine sous une fausse identité pendant que vous ferez des petits fromages bio.

— Karen, je m'en voudrais beaucoup de voir ma détestable désinvolture déteindre sur vous.

— Blague à part, on ne se fera pas surprendre deux fois. L'équipe est très remontée.

— Cela n'empêche pas nos adversaires de mener le jeu. Ils font ce qu'ils veulent et on encaisse. Ils s'en sont quand même pris à Fanny.

— Navrée de vous contredire, mais ils n'ont pas atteint leur objectif. L'un des nôtres l'a payé de sa vie, mais votre amie est vivante.

— C'est juste. Pardonnez-moi. Quand je suis épuisé, je dis n'importe quoi.

— Cela vous arrive aussi quand vous êtes bien reposé.

Doucement, pour évacuer la tension, Ben étira sa nuque en inclinant la tête.

— Pourquoi ont-ils voulu éliminer Fanny ? La perçoivent-ils comme une menace ?

— Pas forcément. Dans la partie d'échecs qui se joue, ils ont peut-être voulu se servir du cavalier pour déstabiliser la tour. Avez-vous déjà oublié la leçon numéro deux du chapitre sur les prisonniers ?

Ben fit appel à sa mémoire avant de réciter :

— « Celui qui est identifié comme détenant le plus d'informations est maintenu en vie le plus longtemps. » Quel rapport ?

— Ils n'ont mis que quelques jours à identifier et cibler Mlle Chevalier. Ne vous y trompez pas, ils ont aussi un œil sur vous depuis le début. Votre appartement a été fouillé moins de quarante-huit heures après notre premier contact.

— Et alors ?

— Si vous n'étiez qu'une gêne pour eux, ils auraient déjà essayé de vous rayer définitivement de la partie.

— Merci, je me sens beaucoup mieux.

— Mais ils ne l'ont pas fait. Alors je suppose qu'en supprimant Fanny, leur but était de vous mettre sous pression.

— Pourquoi feraient-ils cela ?

— Peut-être parce qu'ils ont besoin de vous.

— Pardon ? À quoi pourrais-je leur servir ? Je ne suis pas dans leur camp et je peux vous assurer qu'après ce qu'ils ont fait à Fanny, mon envie de les traquer prend un tour très personnel.

— Le fait est qu'ils n'ont rien tenté contre vous alors qu'ils n'ont pas épargné Fanny. Si j'en juge par ces fiches sur le mur, ils ne font rien sans raison. Il faut creuser.

— C'est ma tombe que je peux commencer à creuser. Parce que lorsqu'ils comprendront qu'ils n'obtiendront jamais rien de moi, je ne donne pas cher de ma peau.

— Vous aviez sans doute vu juste.

— À quel propos ?

— Peut-être en veulent-ils vraiment au Christmas pudding de votre tante.

— Comment pouvez-vous plaisanter dans une situation pareille ?

— Benjamin, je m'en voudrais beaucoup de voir mon insupportable sérieux déteindre sur vous.

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