La nuit était tombée lorsqu'ils atteignirent le bed and breakfast réservé au nord d'Inverness. Une sorte de petit manoir de pierre grise, auquel on accédait par une allée d'ardoise. La berge du Dornoch Firth était si proche que l'on pouvait entendre le ressac. La propriétaire, charmante, fut désolée d'apprendre que ses deux voyageurs ne pourraient pas profiter de son « incroyable petit déjeuner » le lendemain matin.
Dans l'escalier montant à l'étage, une moquette aussi épaisse que fleurie étouffait les pas. La décoration chargée associait des figurines en porcelaine kitsch et des galets sans doute peints par des enfants très jeunes ou peu doués.
Karen et Ben se retrouvèrent chacun devant la porte de leurs chambres voisines.
— Vous allez dormir tout de suite ? demanda la jeune femme.
— Quelques notes à relire, mais je ne vais pas faire long feu. Je suis exténué.
— Vous auriez dû me laisser conduire. Il vous serait resté un peu d'énergie pour ressortir et nous changer les idées.
— Miss Holt essaierait-elle de m'inviter à prendre un dernier verre ?
La jeune femme sourit mais n'insista pas. Elle se retira dans sa chambre.
Ben pénétra dans la sienne. Il prit le temps de contempler l'endroit aussi surchargé que le reste de la demeure. Des rideaux de chintz à gros motifs colorés. Des coussins sur le lit, des coussins sur le fauteuil, des coussins sur le banc supposé accueillir les valises. Benjamin détestait les coussins. Sa grand-mère paternelle l'en avait dégoûté. Jamais eu le droit de les balancer sur ses cousines ni de se vautrer dessus. Juste bons à rester posés pour rien en prenant la poussière.
Il s'approcha de la fenêtre et se rendit compte qu'elle ouvrait sur un balcon. Avec la nuit, on ne distinguait plus la frontière entre la terre et les flots. Quelques lumières çà et là dans l'obscurité, les feux des bateaux amarrés ou les habitations sur la rive opposée.
Ben sortit ses documents, mais la fatigue l'empêcha bientôt de se concentrer. Espérant s'éclaircir les idées, il s'aventura à l'extérieur. il inspira profondément et alla s'appuyer contre la rambarde de bois dont la peinture s'écaillait.
— Vous étiez supposé travailler ou dormir.
Karen était elle aussi sortie sur le balcon de sa chambre. Surpris, Ben ne sut trop comment réagir à sa remarque.
— Vous prenez l'air ? fit-il.
— Puisque nous sommes condamnés à passer la soirée ici…
— Navré, Karen. Je ne fais pas un très bon compagnon de voyage. J'ai la tête en vrac…
— Ne vous en faites pas. Ce n'est pas si grave. Simplement, après notre repas dans ce pub, je me suis prise à rêver d'un moment plus léger.
— Seriez-vous seulement capable d'en profiter ? En ce qui me concerne, je n'en suis pas certain.
Avec un air inspiré, chacun des deux tenta de se donner une contenance en faisant mine de chercher les rares étoiles visibles dans le ciel nuageux. Que pouvaient-ils en avoir à faire ? Lequel des deux avait le premier trouvé refuge dans cette posture ?
Karen relança finalement la conversation. Elle n'avait pas choisi un sujet anodin.
— Vous faites toujours votre rêve égyptien ?
— De plus en plus précis chaque nuit.
— À force, saisissez-vous enfin les paroles d'Ânkhti ?
— Toujours pas. Je suis d'ailleurs convaincu que lorsque j'aurai compris ce qu'elle cherche à me dire, elle ne me rendra plus visite.
— Ce qu'elle cherche à vous dire ?
— Si tel n'était pas son but, pourquoi reviendrait-elle ainsi en me le répétant ?
— On dirait que l'idée de perdre ce rendez-vous vous attriste.
— Un peu. Je sais que ces moments passés avec elle ne sont pas réels. Ils font pourtant partie de ma vie.
Il marqua une pause.
— Karen, est-ce que vous croyez à la réincarnation ?
La jeune femme prit son temps avant de répondre.
— Même si c'est déprimant, je suppose que nous n'avons qu'une vie.
— Avant ce rêve, j'aurais sans doute fait la même réponse que vous. Mais je ne sais plus quoi penser.
— Ce que vous avez vécu au fond du lac suffirait à faire disjoncter n'importe qui. Le choc a été autant physique que psychologique. Votre esprit tente sans doute à sa façon de donner un sens à tout ce qu'il a reçu.
— Possible. L'autre soir, Fanny m'a confié qu'après avoir vu les images de ce à quoi nous avons survécu dans le tombeau, elle-même, d'ordinaire si cartésienne, était tentée de croire à la bienveillance divine.
— Vous êtes un grand romantique, monsieur Horwood. Vous rôdez sous les fenêtres de femmes qui vous manquent, d'autres vous rendent visite chaque nuit dans vos songes…
— … pendant qu'une autre pioche dans les éléments confidentiels de mon dossier en les recoupant avec ce que j'ai pu lui confier pour essayer de me percer à jour. Je vais finir par en conclure que vous vous intéressez à moi autrement que sur un plan strictement professionnel… quitte à utiliser l'espionnage, les micros et toutes ces sortes de choses.
— Étant donné le peu que disent les hommes et les pièges qu'ils nous tendent, chaque femme devrait pouvoir disposer de cet arsenal pour découvrir à qui elle a affaire.
— Avant de s'engager.
— Exactement.
Prenant conscience de ce qu'elle venait de se laisser aller à dire, Karen se mordit les lèvres. Elle tenta de jauger discrètement la réaction de Benjamin et se rendit compte qu'il la regardait, goguenard. La faible lumière qui s'échappait de sa chambre suffisait à révéler son sourire.
L'agent s'administra une gifle magistrale.
— Ne vous mortifiez pas, commenta sobrement Ben. Je comprends votre point de vue. Je vous épie aussi.
— Je ne me mortifie pas. Je viens de me faire piquer par une saleté de mini-moustique.
— Un midge. La pire spécialité du coin. Mauvaise nouvelle : il n'est que le premier de la horde.
Karen en explosa un autre sur son front, puis dans son cou.
— Ça fait super mal !
— Ils sont réputés pour cela.
Elle se frictionna la tête, se décoiffant complètement. Le contraste entre les deux balcons était saisissant : sur l'un, une jeune femme sautillait sur place en se débattant comme une folle pendant que sur l'autre, les mains dans les poches, l'homme la regardait.
— Pourquoi ne vous piquent-ils pas ? protesta Karen.
— Ils ont bon goût, ils vous préfèrent. À leur place, je me jetterais aussi sur vous.
— Vous rigolez ?
— Bien sûr. En fait, ils repèrent leurs proies à la chaleur. Vous devez être bouillante.
— Pardon ?
Karen se débattait au milieu de ce qu'il était désormais raisonnable d'appeler un nuage de bestioles.
— Je ne vais pas rester sur ce balcon à me faire bouffer.
— D'autant que chacune de leurs piqûres laisse un assez gros rond rouge. Demain, vous aurez la tête d'une pizza.
— Comment on s'en débarrasse ?
— Essayez donc de les menacer avec votre arme, on ne sait jamais.
L'agent Holt battit en retraite dans sa chambre.
— J'abandonne. Bonne nuit ! lança-t-elle en refermant.
— À vous aussi. J'ai été très heureux de notre conversation.
De retour chez lui, à travers le mur, Ben crut entendre Karen qui s'administrait quelques claques supplémentaires.
Pour lui-même, il murmura : « Ne vous mortifiez pas, je vous épie aussi. »