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Engoncé dans un gilet de sauvetage fluo, Ben, hypnotisé, observait le gobelet de café qui, malgré la forte houle, se maintenait parfaitement horizontal dans son support gyroscopique.

— Je vous en sers un ? proposa le capitaine.

— Non, merci.

La cabine dansait autour d'Horwood, qui se cramponnait à une barre d'inox verticale. Suivant un cycle régulier, le bateau s'élevait dans les airs avant de replonger au creux des grandes vagues. Chaque fois que l'étrave entamait l'un de ces murs d'eau, on entendait les moteurs augmenter leur régime pour forcer le passage au travers. À l'abri derrière les vitres fouettées par des paquets d'embruns, le pilote vérifiait régulièrement son cap.

— Vous avez de la chance, la mer est plutôt bonne ce matin.

— Tant mieux. Je ne tiens pas à voir ce que ça donne quand elle est mauvaise…

— Si tout va bien, nous serons à Papa Stour dans environ deux heures.

— C'est sur cette île que vous avez accompagné notre homme ?

— Déposé et repris.

— On ne trouve que des oiseaux là-bas ?

— C'est une réserve naturelle, alors forcément, ils sont tranquilles. Il y a aussi quelques vestiges néolithiques mais à part ça, pas grand-chose. Une poignée d'habitants s'accroche à l'ouest, sur le versant le plus abrité, mais ils ne sont pas nombreux. Il faut des tripes pour vivre là-bas. Dès l'automne, quand la mer est grosse, ils sont souvent coupés du monde. Pas de ravitaillement, pas de téléphone, même cellulaire. Il faut se débrouiller en autonomie complète. Il n'y a qu'un ornithologue pour aller se risquer sur un caillou pareil !

— Ou des agents obligés d'enquêter sur ses derniers jours…

Karen s'était repliée au fond de la cabine, calée dans un des supports de maintien qui permettent à l'équipage de se tenir debout pour surveiller les manœuvres même en pleine tempête. Pour la rejoindre, Ben se laissa emporter par la pente du bateau.

— Vous n'avez pas l'air dans votre assiette… Tout va bien ?

— Rappelez-vous, je n'ai pas la formation pour l'eau… En tout cas, je vous tire mon chapeau. Je trouvais déjà que vous aviez poussé la conscience professionnelle assez loin en allant au bout du bout de cette falaise mais là, vous faites encore plus fort. Nous embarquer sur ce rafiot, comme ça, au débotté, vers une île perdue…

— Vous ne trouvez pas surprenant que Wheelan ait voulu faire ce voyage ?

— Bien sûr que si. C'est d'ailleurs pour cela que je me sacrifie en vous accompagnant. Ce qui me surprend encore davantage, c'est qu'il ait pu organiser cette traversée sans que nous soyons au courant.

— Quelqu'un de votre service aura peut-être fait la demande via les affaires maritimes ?

— Impossible. J'aurais été avertie. Il faudra que nous remontions aussi cette piste-là.

— Wheelan avait forcément une bonne raison de se lancer dans ce périple.

— Surtout en secret.

— Cela démontre au moins qu'il ne vous disait pas tout.

— Apparemment…

— En êtes-vous déçue ?

— Disons que je ne suis pas surprise. Qu'espérez-vous trouver en suivant ses pas contre vents et marées ?

— Le capitaine a soulevé un point intéressant : l'île possède quelques monuments remontant à la préhistoire.

— Le professeur y serait allé pour une tombe ?

— Ou un lieu de culte ancien.

— Avez-vous le souvenir d'un passage dans ses notes qui en aurait fait mention ?

— Pas le moindre. Mais sur la pyramide au cristal, Fanny a identifié des motifs de spirales imbriquées similaires à ceux gravés à l'entrée d'un site funéraire irlandais. Nous n'en sommes pas si loin. Les îles regorgent de ce genre de lieux sacrés. Des monastères s'y sont même implantés, et on y a mis au jour quelques remarquables tumulus. Possible que l'un d'eux ait intéressé Wheelan.

— Peut-être était-il sur la trace d'autres artéfacts ?

— Nous verrons sur place.

— Je vous préviens que si vous comptez faire des fouilles, je n'ai qu'un canif et une lampe de poche.

Voyant que la jeune femme était de plus en plus pâle, un des hommes d'équipage s'approcha :

— Madame, vous devriez fixer la ligne d'horizon. Ne regardez pas le sol, sinon ça va mal finir… Respirez à fond.

Avec compassion, il lui tendit un sac en papier.

Décidé à prendre soin de Karen autant que possible tout en l'associant à sa réflexion, Ben se glissa dans le support voisin. Il lui souffla :

— Le moment n'est sans doute pas idéal, mais puisque nous évoquons les tumulus, j'aimerais profiter du répit que nous offre cette croisière enchanteresse pour vous faire part de ma théorie. Le permettez-vous ?

— Voilà des jours que je vous attends…, répondit-elle avec malice.

L'espace d'un instant, Ben se demanda si Karen faisait uniquement allusion à ses recherches archéologiques. La jeune femme ajouta :

— Ne vous formalisez pas si je devais tout à coup être malade comme une bête. Il arrive que mon corps fasse ce qu'il veut même si mon cerveau est captivé…

Ben préféra éviter le regard de sa voisine pour ne pas se déconcentrer.

— Merci pour l'info. Jusqu'ici, précisa-t-il, mes hypothèses n'ont jamais fait vomir personne. Mais j'avoue que celle-là est particulière. C'est la toute première fois que je la partage et je suis heureux que ce soit avec vous.

Alors que le bateau s'engageait dans une nouvelle série de montagnes russes, Karen éprouva un peu de réconfort à l'idée d'être la première à l'entendre. Ben se lança :

— Tout est parti d'une de ces idées que mes rêves déposent en moi. Cette réflexion-là m'a immédiatement paru évidente, comme ces vérités qui semblent couler de source à la seconde où vous en prenez conscience. Il est ensuite devenu impossible d'envisager notre enquête sans en tenir compte, tellement elle collait parfaitement. Dès lors, j'ai cherché ce qui pouvait la remettre en cause, en me demandant pourquoi personne n'y avait songé avant. J'ai beaucoup réfléchi au sujet de ces immenses sépultures qui sont apparues peu après l'époque du Premier Miracle. Car c'est effectivement juste après que l'on a vu fleurir des pyramides dans toute la partie orientale du bassin méditerranéen.

Il s'assura que Karen le suivait avant de poursuivre :

— L'analyse communément admise concernant les plus titanesques monuments funéraires — égyptiens mais aussi asiatiques, indiens et même sud-américains — nous les présente comme des témoignages de la puissance du défunt au-delà de sa vie terrestre. Ces tombeaux spectaculaires ne seraient que l'expression d'une orgueilleuse démesure. Or, j'ai des raisons de croire que c'est faux. L'expérience vécue dans la partie secrète du temple m'avait déjà poussé à remettre cette vision en cause. Mais ce qui m'est apparu dans mon rêve m'a définitivement convaincu en fournissant les prémices d'une autre explication.

« Le temple d'Abou Simbel n'a été créé ni pour impressionner ni pour effrayer. Il a été creusé pour contenir, cacher et protéger. Il a été pensé comme un sanctuaire destiné à recevoir ce qui avait trait au Premier Miracle, déposé auprès de celle qui en avait la garde jusque dans l'au-delà. L'hypothèse présentant les pyramides comme de fastueuses démonstrations de grandeur est donc à mon sens erronée. Notre interprétation de ces tombes gigantesques n'est que le reflet de notre propre vanité. Si par exemple les pyramides de Khéops, Khéphren ou Mykérinos ne sont que de titanesques mausolées, alors que l'on m'explique pourquoi des pharaons bien plus célèbres et bien plus puissants qu'eux n'en ont pas fait bâtir de plus grandes…

Karen était tellement attentive aux propos de l'historien qu'elle ne se rendit pas compte de la vertigineuse descente qu'effectua le bateau au creux d'une énorme vague.

— Avant le Premier Miracle, reprit Ben, rois et dignitaires étaient enterrés dans une vallée secrète, à l'abri, avec l'idée de leur assurer une paix éternelle sans aucune ostentation extérieure. Si construire des tombes géantes avait été une simple évolution des coutumes, alors celle de Cléopâtre aurait dû être la plus grande de toutes. Pourtant sa sépulture reste introuvable à ce jour.

— Où cela nous mène-t-il ?

— J'ai la conviction que ces tombes sont en réalité d'énormes coffres-forts, des boucliers de plusieurs milliers de tonnes destinés à isoler les reliques du Premier Miracle. Elles ont la double mission de les protéger du monde, mais aussi de protéger le monde de leur pouvoir considéré comme destructeur. Tous les indices vont dans ce sens, à commencer par la forme de ces monuments qui s'inspire de celle des pyramides aux cristaux. Les pyramides sont la version géante des outils permettant de canaliser la lumière pendant l'expérience réalisée à Sumer. La symbolique s'impose d'elle-même.

— Intéressant…

— Ce n'est pas tout. En effet, comment expliquer les labyrinthes et les passages secrets qui protègent le cœur de ces constructions ? Pourquoi, pour préserver ces défunts-là, les hommes ne se sont-ils pas contentés de s'en remettre aux dieux comme ils le faisaient d'habitude ? Pourquoi ont-ils déplacé des montagnes et mis au point quantité de stratagèmes jusqu'alors inédits afin de les abriter et les confiner ? Ils se sont donné trop de peine pour que leurs efforts soient uniquement justifiés par la recherche de faste ou de grandeur. Ils ont mobilisé des milliers d'ouvriers, utilisé des techniques de construction qui nous laissent encore perplexes. Ils sont allés si loin dans la conception de ces sanctuaires que même avec les moyens technologiques dont nous disposons aujourd'hui, les pyramides de Gizeh n'ont toujours pas livré leurs secrets. Les plus récentes études ont révélé que des salles inexplorées existent — elles ont été formellement repérées — mais nous n'avons aucune idée de la façon d'y accéder, ni de leur fonction ou de ce qu'elles peuvent renfermer. Notre science n'arrive pas à maîtriser les principes créés voilà plus de 4 000 ans pour protéger ce qui devait rester inaccessible aux profanes. Ces tombes particulières constituent les dernières demeures de ceux qui ont assisté au Premier Miracle ou de leurs descendants ayant reçu le secret et la garde des éléments dispersés de l'expérience. Peut-être leur forme a-t-elle été copiée par la suite, mais jamais avec la même ampleur ni le même impératif d'inviolabilité.

La voix de Benjamin se fit plus grave pour conclure :

— Je suis certain que ces tombeaux étaient ce que les hommes pouvaient alors imaginer de mieux pour emprisonner le pouvoir le plus puissant et le plus dangereux auquel ils aient jamais été confrontés.

Karen et lui se regardaient dans les yeux. Elle avait tout oublié de son mal au cœur. Son esprit galopait sans qu'elle puisse imaginer jusqu'où cela risquait de la conduire. Ben avait déjà raison sur un point : une fois cette idée en tête, il n'était plus possible de l'ignorer.

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