72

Au point culminant, la vue était stupéfiante. Pour embrasser le panorama, Benjamin tourna lentement sur lui-même avec la sensation enivrante de découvrir un nouveau continent.

— Bienvenue au sommet de mon humble royaume, plaisanta Denker avec une emphase assumée.

— Nous sommes sur une île ?

Les espoirs de fuite d'Horwood tombèrent à l'eau — au sens propre. Si d'autres terres se profilaient au loin, elles étaient de toute façon trop éloignées pour qu'il puisse espérer les rallier par ses propres moyens.

— J'ai grandi ici, expliqua Denker. Mes dix premières années sans dépasser ces côtes. Je ne le regrette pas. Sur ces sentiers, je courais avec mon chien. Dans ces eaux tumultueuses, j'ai appris à nager et à pêcher. Au creux de ces rochers, j'ai joué à cache-cache. C'est dans les bois que vous apercevez là-bas que j'ai appris à ne plus avoir peur du noir. Ici, j'ai appris à me perdre et à me retrouver. Ceux avec qui je vivais m'ont formé, entraîné, pendant que ma mère me protégeait de son affection. À leur contact, j'ai découvert la dureté de la vie, sa vraie beauté, et ce que j'avais dans le ventre.

— Jamais un ciné entre potes ou un resto avec une petite amie ? Je vous plains.

— Gardez votre pitié. Nous avions notre propre salle de projection et je n'étais pas le seul élève de cette fabuleuse ruche. Je peux vous assurer que je n'ai manqué ni de camarades ni de copines, et elles étaient jolies ! À bien y réfléchir, je n'ai jamais été aussi libre que sur cette île. J'ai rapidement eu l'occasion de comparer mon petit univers à votre vaste monde, et il n'a rien à lui envier. Vos champions ne m'impressionnent pas.

Benjamin cherchait à se situer géographiquement.

— On est au large de l'Écosse, n'est-ce pas ? Ouest ou nord. À moins que votre position ne soit secrète…

— Nous nous trouvons dans l'archipel des Shetland, sur une île privée qui abrite officiellement un laboratoire de biologie marine et une réserve naturelle. De quoi tenir les importuns à bonne distance.

La franchise de la réponse étonna Horwood. En pointant l'horizon, Denker indiqua :

— Pas plus tard qu'hier, vous étiez quelques milles nautiques plus au sud, sur un autre de ces îlots oubliés des hommes.

— Vous n'avez jamais cessé de nous surveiller ?

— Si vous en aviez eu les moyens, vous auriez fait exactement pareil.

En contrebas, un grondement monta, rapidement amplifié par l'écho. Un hélicoptère décollait du flanc de l'île. Non loin du point d'où l'engin s'élevait, Ben aperçut un ensemble de bâtiments discrètement intégrés aux reliefs naturels. Certains semblaient fortifiés, comme l'avait deviné Karen. Sur une colline voisine, des moutons, peu impressionnés par le bruit de l'appareil, avançaient paisiblement en diagonale en tondant méthodiquement leur prairie. Au-delà, sur un chemin qui longeait un muret de pierres sèches, une formation d'une douzaine d'hommes courait en tenue de sport. L'île offrait quantité de décors d'une surprenante variété dont il n'était possible de percevoir que les parties les plus élevées. Un paradis préservé. En balayant la vue, plus bas, Horwood remarqua un éperon sur lequel quelques pierres tombales s'alignaient face au large. L'hélicoptère n'était déjà plus qu'un point à l'horizon.

— Pas étonnant que l'on n'ait jamais réussi à vous localiser, commenta-t-il. Vous vous êtes aménagé une véritable base loin de toute civilisation.

— Êtes-vous certain que le monde d'où vous venez mérite encore l'appellation de civilisation ?

— Vaste débat. Je commence à saisir pourquoi vous vous entendez si bien avec Wheelan. Il m'a raconté que sa première rencontre avec vous avait eu lieu juste après sa découverte du sous-marin caché dans les grottes de Papa Stour. Exactement comme moi. J'ai du mal à croire au hasard. Quel rapport avez-vous avec ce U-Boot allemand ?

— Je dois avouer que vous m'avez impressionné sur ce coup-là. J'avais amené le professeur à le découvrir, mais je n'avais pas prévu que vous y arriveriez tout seul.

— Vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur Denker. Êtes-vous un descendant du Reich ?

— D'un point de vue idéologique, aucunement. Mais je ne peux nier des liens de sang. Ma famille est arrivée ici grâce au submersible que vous avez découvert.

Horwood se raidit.

— Êtes-vous allemand ?

— Aussi britannique que vous.

Ben était décontenancé. Denker le remarqua et saisit la balle au bond.

— Vous semblez surpris. Pour être conforme à l'idée que vous commencez à vous faire de moi, je devrais peut-être marcher au pas de l'oie, en faisant le salut nazi et en parlant avec cet accent ridicule qui caricature les Allemands conformément au cliché dans lequel on les a enfermés au sortir de la guerre.

— Je n'ai rien pensé de tel. Mon métier et quelques expériences récentes m'ont appris à me méfier des idées toutes faites. J'étudie d'abord les faits, et ensuite j'avise.

— Tant mieux. Vous êtes donc capable de vous extraire des mensonges que la version mise au point par les « vainqueurs » colporte au sujet du Reich.

— N'essayez pas de me convaincre que les nazis constituaient une race supérieure, qu'Hitler était un visionnaire incompris, ou ce genre de foutaises. Figurez-vous que j'ai lu quelques livres, y compris certains que vos petits camarades ont tenté de brûler.

— Aucun de ces barbares n'était de mes camarades. Hitler était un malade névrotique dont les délires haineux ont mis le feu à l'Europe.

— N'oubliez pas d'imputer à son bilan les millions d'innocents sur lesquels il s'est acharné au seul motif qu'ils étaient juifs, homosexuels, ou simplement décidés à vivre libres.

— Je sais tout cela, répondit sèchement Denker. Vous n'imaginez pas à quel point. Je ne cautionne en aucune manière ses actes, mais je n'approuve pas non plus le cynisme avec lequel ceux qui s'en sont sortis ont tiré parti de ses excès et de ses crimes. Le nazisme était un cancer qui a proliféré parce que les tissus auxquels il s'est attaqué étaient en déliquescence. La chimiothérapie a marché, tant mieux, mais comme toujours avec ce genre de traitement, on se demande parfois si à long terme, le remède n'est pas aussi mauvais que le mal. Combien de fortunes se sont construites sur les souffrances que les nazis ont engendrées ? Combien d'intérêts ont été servis hypocritement au prix de toutes ces vies détruites ? Combien d'empires encore florissants aujourd'hui se sont bâtis dans son sillage honteux ? Où est la justice ? Qui peut se targuer d'être intègre ? Pourquoi les Américains ont-ils fait de Wernher von Braun, l'inventeur des propulseurs révolutionnaires des missiles V2 qui ont fait tant de morts et de dégâts, l'un des principaux directeurs de leur NASA plutôt que de le traduire en justice ? Pourquoi le nom du proche d'Hitler qui a produit des uniformes nazis est-il aujourd'hui synonyme de luxe et de vêtements à la mode ? Pourquoi les firmes qui ont fait fortune sur l'horreur des contrats de guerre et sur l'exploitation de la main-d'œuvre des camps de concentration corvéable jusqu'à la mort sont-elles aujourd'hui mondialement admirées et citées en modèles économiques ? Je suis chaque jour stupéfait de découvrir le nombre de dignitaires nazis qui, après la guerre, ont échappé à cette parodie de justice qui s'est cristallisée sur une poignée d'exemples pour mieux profiter de ce qui pouvait encore servir ailleurs. Je suis écœuré de voir que beaucoup de criminels de guerre ont été recrutés dans les domaines les plus variés alors que tant de gens pleuraient leurs morts. Saviez-vous que le fondateur des Jeunesses hitlériennes s'en est tiré avec une « dénazification » et une amende avant de devenir un spécialiste réputé du commerce avec les pays de l'Est ? Trouvez-vous cela juste et digne ? Trouvez-vous normal que ce soit — selon votre propre expression — « un descendant du Reich » qui s'en offusque alors que tout le monde se tait pour en tirer profit ? De tout ceci, je ne retiens qu'une leçon, monsieur Horwood : l'honneur n'est au mieux que la façade des intérêts.

Alors que dans le ciel les nuages s'étaient accumulés rapidement sans qu'ils s'en soient rendu compte, Denker toisa Benjamin.

— Venant d'un historien, je suis assez déçu par votre manque de rigueur.

— Soyez plus précis.

— Vous m'avez demandé mon nom, mais vous ne savez pas qui je suis. Vous qui aimez découvrir la vérité de l'histoire, entendez les faits, et avisez.

— Cela ne changera pas ce que je pense.

— À vous de juger. Mes hommes ont trouvé deux portraits de mon grand-père dans le coffre de votre voiture. Vous les avez volés dans son sous-marin.

Загрузка...