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Dans la salle de contrôle, alors que les ingénieurs achevaient les préparatifs, Ben et Karen étaient aux premières loges, encadrés par trois hommes qui ne cachaient plus leurs armes et avaient reçu l'ordre de les abattre au premier geste suspect. Ben soutenait la jeune femme, affaiblie par ses brûlures et les épreuves psychologiques qu'elle avait endurées. En rejoignant la salle de lumière, Denker était passé devant eux mais n'avait pas daigné leur adresser la parole. Son petit sourire ironique n'avait pas échappé à Benjamin.

Sur les écrans, Karen observait Kord et Wheelan, revêtus pour l'événement de la robe traditionnelle sur laquelle brillait leur chasuble d'or. Chacun d'eux tenait un masque à la main.

— Je leur laisse ma place sans hésiter…, grimaça-t-elle.

L'absence de réaction à sa remarque l'étonna. Elle regarda son complice.

— Qu'avez-vous ? Vous semblez ému.

Ben ne devait pas répondre. Il se contenta de la serrer un peu plus contre lui. Il ne pouvait pas lui expliquer ce que le professeur était en train d'accomplir. S'ils avaient vu juste concernant les météorites, le vieil homme signait sa perte en accompagnant Denker. Sans doute avait-il jugé son sacrifice nécessaire pour convaincre cet homme méfiant d'y aller en personne.

Ben dévisageait son ancien professeur. Il le voyait jouer la comédie, mais au-delà, l'universitaire dégageait autre chose. Une prestance, une conviction. Il semblait avoir retrouvé sa dignité. Il avait mobilisé son talent d'orateur hors pair et sa crédibilité au service de sa duperie. Cette fois, ce n'était pas Denker qui l'avait abusé par ses beaux discours, mais l'inverse. Juste retour des choses. Certains mensonges ont de la noblesse.

Un souvenir s'imposa à l'esprit de Ben. Il se revit en troisième année, lors d'une séance d'études comparées. Il était assis à côté de Fanny, et Wheelan faisait travailler leur groupe autour des pires décisions de l'histoire et de ce qui avait poussé leurs auteurs à les prendre. Hannibal déclenchant l'avalanche qui allait lui coûter la moitié de son armée et son rêve d'empire ; Moctezuma confondant un conquistador espagnol avec un dieu et lui ouvrant les portes de la cité que celui-ci venait piller ; Johan de Witt bradant ce qui allait devenir l'île de Manhattan pour lui préférer le commerce de la noix de muscade ; Lord Frederick North privant la Grande-Bretagne de ses colonies américaines pour avoir tenté de les voler ; la confiance placée dans la ligne Maginot française… Les exemples étaient légion. Au terme de l'atelier, tous avaient conclu que dans la quasi-totalité des cas, ceux qui avaient fait ces choix désastreux s'étaient soit surestimés, soit avaient décidé par pur orgueil.

À l'époque, par une ironie qui trouvait tout son sens à présent, Wheelan avait cité Hitler, refusant l'hypothèse d'un débarquement massif sur les côtes françaises pourtant annoncé par ses services de renseignement. Le Führer avait écarté ce scénario décrété impossible au prétexte que personne n'oserait se lancer dans une telle opération, surtout face à sa ligne d'artillerie couvrant la totalité du littoral normand. Wheelan connaissait assez les rouages de l'âme des conquérants pour les faire jouer à son avantage.

Sur les écrans, Denker paraissait fier de figurer si près du prodige, associant sans doute à la fois l'orgueil et la surestimation de lui-même. Le professeur tenait parfaitement son rôle. Horwood regretta de ne pas avoir pu lui dire adieu autrement que d'un regard.

L'opérateur à la console annonça au micro :

— Verrouillage de la salle de lumière.

Lentement, les boucliers et les épaisses portes antiradiation se mirent en place, confinant l'enceinte. Sur les écrans, tel un champion exultant après sa médaille d'or, Denker présenta la météorite aux caméras comme un trophée. Il la déposa sur le socle central et s'inclina devant en joignant les mains.

L'ingénieur ordonna la phase suivante :

— Orientation des miroirs.

Les panneaux réfléchissants s'ajustèrent pour capter au mieux la lumière et la canaliser. En voyant l'intensité d'éclairage s'élever considérablement sur les écrans, Karen eut un frisson et passa son bras autour de celui de Benjamin.

L'opérateur demanda au micro :

— Monsieur, pouvons-nous procéder ?

Denker répondit d'un hochement de tête sans aucune ambiguïté. Il enfila son masque antique ; Wheelan fit de même.

Les ingénieurs étaient rivés aux écrans de contrôle. L'opérateur enclencha la séquence et annonça :

— Alignement des pyramides.

Les reliques de bronze pivotèrent et s'illuminèrent. Les quatre rayons convergèrent sur la météorite. Quelques longues secondes s'écoulèrent sans que rien ne se passe.

Tout à coup, la caméra thermique réagit. La température se mit à grimper par paliers sans cesse plus marqués.

L'un des ingénieurs se précipita au micro :

— Monsieur, nous avons une réaction plus puissante que prévu, devons-nous interrompre ?

La météorite devint rouge, puis très vite, incandescente. Elle brillait de l'intérieur. Sur les écrans, on la vit soudain commencer à vibrer sur son socle. Elle paraissait presque vivante.

— Monsieur, le risque de fission est réel. Devons-nous stopper ?

Denker ne réagissait pas. Il demeurait immobile à quelques pas de la météorite qui les éclairait, lui et Wheelan, d'une lueur flamboyante. À travers la clarté qui brouillait la vue, Ben crut voir son professeur faire un signe de croix.

Dans la salle de contrôle, les appareils s'affolaient. Les ingénieurs, paniqués, hésitaient encore. L'un d'eux se rua enfin sur le module de rotation des pyramides pour les placer en position de sécurité et interrompre le flux, mais avant que Ben ait pu l'empêcher de l'atteindre, une incroyable lumière blanche emplit tous les écrans, débordant les capteurs et surpassant toutes les limites de mesure.

Dans un réflexe de sécurité, Ben entraîna Karen à terre et se coucha sur elle pour la protéger. Une puissante déflagration ébranla toute la structure, un choc sourd, plus violent qu'une énorme bombe, un tonnerre absolu qui fit trembler le sol et enfonça partiellement le volet blindé de la fente d'observation. Karen hurla.

— Refermez le toit ! s'époumona l'opérateur alors que les appareils en surtension disjonctaient les uns après les autres en projetant des gerbes d'étincelles.

Les écrans étaient hors service. Plus aucune image ne parvenait de l'intérieur de l'enceinte.

Alors que les sirènes d'alerte se déclenchaient, les occupants du poste de contrôle, hagards, étaient sous le choc. Aucune procédure ne prévoyait une telle violence. Face au désastre, les gardes ne demandèrent pas leur reste. Ils prirent la fuite pendant que les ingénieurs et l'opérateur tentaient de maîtriser plusieurs débuts d'incendie.

Le regard fixe, Karen semblait hermétique à cette fin du monde. Elle saignait du nez. Ben la souleva dans ses bras et quitta la salle aussi vite qu'il le put.

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