Encore sous le coup de la nuit perturbante dont il venait d'émerger, Benjamin remarqua tout de même que l'agent Holt avait particulièrement soigné son allure. Vêtue d'une veste de tailleur courte sur un chemisier plissé très élégant, elle avait souligné son regard d'un maquillage légèrement plus appuyé que d'ordinaire. Le résultat en valait la peine. Elle invita Horwood à emprunter les escaliers.
— Me priver des ascenseurs fait partie de mon programme de rééducation ?
— Vous n'en êtes plus là. « Apte au terrain », comme on dit chez nous. Je me permets d'ajouter que les quelques kilos perdus dans vos mésaventures sont tout à votre avantage.
— Je vous défends de me reluquer, votre patron s'en charge déjà.
— Navrée de doucher vos espoirs, mais les rares fois où je l'ai vu s'intéresser à l'anatomie de quelqu'un, c'était toujours en salle d'autopsie pour les besoins d'une enquête.
Lorsqu'ils dépassèrent la porte de l'étage inférieur, l'historien s'étonna :
— Nous n'allons pas à la salle de réunion habituelle ?
— Elle est à l'usage exclusif du service. Pour des raisons de sécurité, lorsque nous recevons des invités extérieurs, surtout si haut placés, nous en utilisons une autre, plus grande et retranchée au premier sous-sol.
— Qui sont donc ces visiteurs si importants pour qui vous vous êtes mise en beauté ?
Karen ne releva pas l'allusion à son apparence.
— Je ne suis pas autorisée à vous communiquer leur identité. Ne vous formalisez pas. Lors de ce genre de rendez-vous, la discrétion est de mise. On ne fera pas les présentations, même si eux sauront exactement qui vous êtes. Tous ont reçu votre note de synthèse et l'ont lue. Le boss m'a déjà dit qu'il fallait vous attendre à des questions.
— Je ne répondrai pas. Je ne parle pas aux inconnus.
— Ne faites pas l'enfant. Il y aura des gens du bureau du Premier ministre, des huiles de l'état-major, des collègues de la Défense et de l'Intelligence Corps.
— Le beau monde s'intéresse à notre affaire. On n'a pas intérêt à être mauvais.
— Je ne vous le fais pas dire. Nous avons déjà sollicité beaucoup de moyens pour nos opérations. Tout le monde a joué le jeu. Services secrets, forces armées, et même le service des fonds spéciaux de Downing Street qui a payé — entre autres — vos caleçons. Or pour le moment, tout ce que nos partenaires ont vu de concret en retour, ce sont deux scaphandres hors de prix bons à balancer à la benne. Plus personne ne nous accordera d'aide sans que nous ayons rendu des comptes.
— Si votre but était de me mettre la pression, c'est réussi.
— Tant mieux. D'ailleurs, puisqu'on en parle, où sont vos notes ?
— Mes notes ?
— Vos fiches de présentation.
— J'ai tout dans la tête.
— Vous rigolez ? Ce n'est pas Fanny qui les a ?
— Pas besoin d'antisèche. Vous êtes bien placée pour savoir à quel point je suis bon en improvisation.
— Quand je pense que vous m'avez traitée d'irresponsable… J'hallucine. Savez-vous devant qui vous allez devoir expliquer toute notre affaire ?
— Chut. Ne me dites rien. Je ne veux pas savoir. La discrétion est de mise dans ce genre de rendez-vous. Pas de noms, pas de présentations. Pour vous aider à faire respecter l'anonymat, je suis prêt à m'enfiler un sac à croquettes sur la tête avec deux trous pour les yeux.
À cran, comme si elle dégainait son arme, l'agent Holt présenta son badge devant le lecteur optique de la porte du premier sous-sol. Elle ouvrit le battant avec une brusquerie qui en disait long sur son état de nerfs. Elle s'engagea dans le couloir en essayant de se rassurer pour calmer son stress.
— Je suis certaine que Mlle Chevalier aura gardé vos notes. C'est une femme sérieuse, elle. Heureusement que vous vous êtes préparés tous les deux cette nuit.
Horwood s'arrêta, soudain soupçonneux.
— Comment savez-vous que nous avons travaillé hier soir ? C'est Fanny qui vous l'a dit ?
— L'instant n'est pas opportun pour en discuter. Concentrez-vous sur votre présentation.
Ben savait que lorsque Karen adoptait un discours officiel ou des formules pompeuses, il y avait matière à creuser. Il insista :
— Répondez-moi : comment savez-vous que nous avons bossé sur les dossiers ? Vous nous avez espionnés ?
— Benjamin, ne vous énervez pas avant cette réunion.
Il plissa les paupières.
— L'appartement est truffé de micros, c'est ça ?
Karen tenta le mutisme mais comprit vite qu'il ne bougerait pas avant d'avoir sa réponse. Elle soupira.
— Étant donné les invités qu'on y loge d'habitude, c'est assez logique.
— Donc, vous écoutez tout. Il y a peut-être même des caméras…
Le silence de Karen valait tous les aveux.
— J'espère que vous n'avez pas poussé l'infamie jusqu'à écouter la partie personnelle de ma conversation avec Fanny ?
— Je n'ai rien écouté, monsieur Horwood. Je dormais. Par respect pour vous deux, j'ai fait classer « top secret » le fichier d'enregistrement et le compte rendu qui en a été fait. Ce moment restera le vôtre.
— Vous n'avez donc pas écouté mais vous avez lu le relevé. C'est scandaleux.
— Pour ma défense, puis-je vous rappeler que je savais que vous rôdiez sous ses fenêtres et que je n'en ai jamais rien dit ?
— Il faut que vous soyez vraiment mal pour vous retrancher derrière ce genre d'argument…
— Je ne devrais pas vous le dire, mais je savais aussi qu'ils essayaient d'avoir un enfant.
— N'en dites pas plus, je suis prêt à parier que vous avez appris qu'elle était enceinte avant la principale intéressée.
— S'il vous plaît, Benjamin, assurez cette réunion, bluffez-les, et vous m'infligerez tout ce que vous voudrez après.
La remarque le fit immédiatement réagir. Il haussa un sourcil.
— Tout ce que je veux ?
Karen hésita, mais finit par hocher la tête positivement en regrettant déjà ses paroles.
— Vous vous souviendrez que l'idée vient de vous. Ne venez pas vous plaindre.
Il se remit en marche d'un pas volontaire, en souriant comme il ne l'avait pas fait depuis longtemps.