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Avant la fin de la matinée, Horwood se retrouva dans les étages sécurisés d'un bâtiment officiel de la capitale britannique. Après une série de contrôles que Karen Holt passa sans même avoir besoin de produire un quelconque document, elle l'invita à entrer dans une salle de réunion au fond de laquelle un homme d'âge mûr les attendait. Il n'avait pas l'air très grand mais ses larges épaules lui donnaient des allures de pilier de rugby. Malgré sa carrure, il faisait preuve d'une surprenante souplesse dans chacun de ses gestes. Avec un sourire affable mais mécanique, il invita Ben à prendre place face à lui.

— Monsieur Horwood, enfin. Merci d'avoir répondu à notre invitation.

— Ce n'était pas une invitation, mais un kidnapping ! Je n'ai pas eu le choix. Je proteste ! Cette femme m'a tiré dessus.

— Ne vous formalisez pas. Dans notre métier, tout le monde fait ça sans arrêt. Ne jugez pas Karen sur un malheureux coup de feu. En apprenant à la connaître, vous vous rendrez compte que c'est une jeune femme remarquable.

— Foutez-vous de moi… Elle aurait pu me tuer.

— Si elle l'avait voulu, c'est certain. Et de nombreuses façons.

— Charmant. Quant à vous, si je ne vous obéis pas, vous allez aussi me tirer dessus ?

— C'est dans le domaine du possible mais pour ma part, je préfère les injections de produits chimiques. Nous n'en sommes heureusement pas encore là et j'espère arriver à vous convaincre avant d'avoir à vous forcer.

— Vous êtes de Scotland Yard ?

— Ils sont installés plus à l'est et au pied de leur immeuble, il y a un gros panneau qui vous prévient que vous y êtes.

— Du MI6 ?

— Pas exactement. Mais comme eux, nous sommes issus du Secret Intelligence Service.

— Alors vous êtes qui ?

— D'habitude, on est les gars payés à rien foutre, mais depuis quelque temps on a énormément de travail. Du coup, on embauche. Je vais tenter de vous expliquer. Mais attention, rien de ce que nous allons évoquer ici ne devra sortir de cette pièce. C'est hautement confidentiel. Ne vous avisez pas d'en parler, vous vous exposeriez à des problèmes… Ai-je été assez clair ?

— Une bastos et une piqûre, c'est ça ?

— Heureux que nous nous comprenions. Voilà donc le topo. Nous avons besoin de vos compétences d'historien des sciences. Très rapidement. Vous avez bien été l'élève du professeur Ron Wheelan, n'est-ce pas ?

— Effectivement.

— À quand remonte votre dernière entrevue ?

— Environ deux ans, lors d'une sauterie donnée pour mon embauche au British Museum avec un autre de ses anciens étudiants.

— Deux ans… Vous n'étiez donc pas si proches que ça.

— Je n'ai jamais prétendu que nous l'étions.

— Lui parlait pourtant beaucoup de vous et de votre thèse de fin d'études.

— Sans blague.

— Excellent sujet : « La fascination des dictateurs pour les reliques ésotériques ». Un travail passionnant. Une approche à la fois historique, sociologique et archéologique.

— Vous l'avez lue ?

— Bien sûr, comme de nombreuses personnes. Dans le service, tout le monde connaît votre mémoire par cœur. Vous êtes notre best-seller de référence.

— Je n'en étais pas le seul auteur.

— Vous aviez travaillé en tandem avec une étudiante française, Mlle Chevalier.

— C'est ça.

— Si mes fiches sont à jour, elle s'occupe à présent des acquisitions pour le musée du Moyen Âge de Cluny à Paris, n'est-ce pas ?

— Peut-être. Je ne sais pas trop… Comment va le professeur ?

— Il n'est pas au mieux. En fait, il est mort. Un accident de la route, voilà trois semaines, pendant ses vacances.

Ben prit le temps d'encaisser la nouvelle, puis demanda :

— Est-ce aussi une spécificité de votre métier d'annoncer le décès des proches comme s'il s'agissait d'un banal bulletin météo ?

— Vous venez vous-même d'admettre que vous n'étiez pas familier du professeur. J'espère que vous n'êtes pas du genre à nous faire un épisode dépressif chaque fois qu'une vague connaissance meurt sur la planète. On ne s'en sortirait pas. Il va falloir vous aguerrir un peu, mon garçon. Quoi qu'il en soit, le professeur Wheelan travaillait pour nous. Il nous aidait sur des enquêtes que nous menons autour d'événements étranges et peut-être liés entre eux.

— C'est-à-dire ?

— Je ne peux rien vous révéler avant d'avoir la certitude que vous comptez coopérer. Sachez cependant que le British Museum a déjà accepté de vous détacher auprès de nos services pour la durée que nous jugerons utile. Nous sommes donc vos nouveaux employeurs. C'est votre premier jour. Félicitations et bienvenue à bord !

— Est-ce que quelqu'un vous a déjà dit « non » ? Parce que je crois qu'à votre âge avancé, il devient important que vous fassiez enfin l'expérience de la frustration. Il va falloir vous aguerrir un peu, mon garçon…

Surpris, l'homme haussa un sourcil amusé et s'adressa à miss Holt :

— Karen, vous aurez la permission de le frapper.

Elle acquiesça avec un sourire radieux. Ben réagit aussitôt :

— Hello ! Je suis là ! Nous ne sommes pas en dictature. Je suis un adulte libre de penser et d'agir ! Je n'ai rien à me reprocher. Si vous jouez à ce petit jeu, je peux me lever et partir.

Ses deux interlocuteurs éclatèrent de rire en même temps. Karen commenta :

— « Un adulte libre de penser et d'agir » !

Son supérieur renchérit :

— Il veut « se lever et partir » ! Elle est bien bonne, celle-là !

— Vous foutez les jetons, vraiment.

L'homme redevint soudain sérieux.

— La peur constitue souvent une excellente base pour le développement d'une relation saine. Pouvons-nous espérer votre pleine et entière coopération ?

— Est-ce que j'ai le choix ?

— La modestie m'interdit de répondre, monsieur Horwood.

— Que voulez-vous de moi ?

— Que vous repreniez le travail du regretté professeur Wheelan là où sa mort l'a prématurément interrompu. Aidez-nous à comprendre ce qui se trame.

— Et si je n'en suis pas capable ?

— Alors nous serons tous dedans jusqu'au cou. Autant vous le dire tout de suite, nous avons un peu plus à perdre que nos primes de fin d'année et nos jours de vacances bonus. Voyez-vous, monsieur Horwood, j'aimais beaucoup l'idée de nous savoir inutiles. Pas uniquement pour rentrer à l'heure à la maison, mais aussi et surtout parce que cela signifiait que les problèmes que nous pouvons avoir à gérer n'existaient pas, ce qui était une excellente nouvelle pour tout le monde.

— Expliquez-vous.

— Notre bureau a été créé pendant la Seconde Guerre mondiale, à la demande directe de Churchill, au moment où Hitler et Himmler tentaient de mettre la main sur bon nombre de reliques et d'objets sacrés. À l'époque, les Alliés étaient convaincus que le Führer courait après de supposés pouvoirs divins qui auraient pu le renforcer et assurer sa suprématie. Notre job consistait alors à garder un œil sur ce qu'il pouvait découvrir dans ce domaine et à nous en emparer le cas échéant. Par chance — ou par la volonté du Très-Haut suivant les convictions de chacun — il n'a rien découvert. Peut-être parce qu'aucune de ces fabuleuses reliques n'existe, ou peut-être parce qu'il s'y est pris comme un manche et tant mieux pour nous.

— Je comprends que mon mémoire vous ait passionné.

— C'est peu de le dire. Évidemment, après la guerre, à mesure que l'économie mondiale s'est développée, l'affrontement s'est déplacé des champs de bataille vers des concurrences essentiellement technologiques et commerciales. On nous a donc peu à peu retiré nos moyens pour les réaffecter à l'intelligence industrielle. En l'absence de maniaque totalitaire ayant jeté son dévolu sur le Saint Graal, notre service s'est retrouvé à gérer tout ce qui n'entrait dans aucune autre case. Nous en sommes là. Disons pudiquement qu'aujourd'hui, si un ovni survole un site sensible, si un homme joue du piano comme Chopin alors qu'il n'a jamais appris, ou si un détraqué dessine un pentacle satanique dans la nef de Westminster un soir d'orage, le dossier tombe chez nous.

— Pour l'ovni je ne peux rien vous promettre, mais si ça peut vous éviter le chômage, je dois pouvoir vous gribouiller un signe d'apocalypse dans les toilettes de la cathédrale Saint-Paul…

La boutade ne parut pas amuser l'homme.

— Avez-vous la foi, monsieur Horwood ?

— Tout dépend en quoi.

— Croyez-vous au pouvoir des objets sacrés que les puissants ont convoités à travers les âges et dont vous parlez dans vos travaux ?

— Je ne traitais pas de la nature de ces artéfacts, dont l'existence n'est d'ailleurs quasiment jamais avérée. J'étudiais d'abord la fascination qu'ils provoquent et les moyens souvent énormes déployés pour les retrouver. Au sujet de leurs prétendus pouvoirs, personnellement, je suis plutôt sceptique, mais les années passées à les étudier m'ont permis de prendre toute la mesure de ce que ces antiquités symboliques déclenchent chez ceux qui les traquent. De nos jours, les progrès de la science ont fait reculer les superstitions. Les nouveaux savoirs ont souvent rendu obsolètes les théories ésotériques. Les temps ont changé. Aujourd'hui, pour asseoir sa puissance, un tyran ne chercherait sans doute plus la lance de Longinus ou le sceptre de Salomon. Il envahirait une zone pétrolifère et investirait sur des actifs stratégiques en Bourse depuis des paradis fiscaux. Je trouve d'ailleurs cela assez triste parce que j'aimais bien l'idée que des pouvoirs inconnus restent à découvrir.

— Et si c'était le cas ? Si certains pouvoirs se cachaient encore derrière les mystères que notre science n'arrive toujours pas à percer ? Et si un type assez riche ou une organisation assez puissante était en train de reprendre les recherches ?

— Sérieusement ? Dans notre monde si matérialiste, coincé entre les soldes et des compétitions de dopés ? Il faudrait qu'il soit sacrément illuminé…

— … ou qu'il sache quelque chose que nous ignorons.

— Des candidats potentiels ?

— J'aimerais bien vous présenter une liste, mais je n'ai personne à mettre dessus. En attendant, nous avons déjà plus d'une trentaine d'affaires et presque autant de morts suspectes qui nous obligent à nous poser certaines questions. Depuis quelque temps, nos collègues ne se moquent plus de nous en nous répétant que « la vérité est ailleurs ». Il se passe des choses surprenantes qui ne répondent pas aux logiques crapuleuses ou criminelles de notre époque. Personne n'y comprend rien. Leurs drones, leurs experts chauves, leurs écoutes et leur rationalisme prétentieux ne parviennent pas à expliquer ces cas-là. Pour ma part, monsieur Horwood, je ne crois ni aux pouvoirs que Dieu aurait laissés sur terre, ni au hasard. Je vois des faits, de plus en plus nombreux, qui esquissent un dessein dont je préférerais ne pas avoir à saisir le sens lorsque je devrai en gérer les effets dévastateurs. J'ai le sentiment que quelqu'un, quelque part, bouge ses pions pour jouer une partie dont je n'évalue absolument pas la limite. Dans nos métiers, il n'y a pas pire situation. Nous avons déjà plusieurs coups de retard. Et comme le disait le grand Winston, c'est le meilleur moyen de l'avoir dans l'os.

— Cela explique pourquoi vous ne pouviez pas attendre la fin de mes vacances pour m'en parler…, ironisa Ben.

— Nous étions sur vos traces depuis la disparition de Wheelan. Nous comptions vous contacter à votre retour, mais hier soir, dans une ville sans histoires, dans une église sans histoires, un vol comme personne n'en a jamais vu a été commis. Nous avons besoin de votre expertise. Vous allez immédiatement vous rendre sur place avec miss Holt. Un dernier point, Horwood : ne vous souciez pas du mort, concentrez-vous uniquement sur ce qui a été dérobé.

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