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Le vent ne dort jamais. Toute la nuit, venu du nord, il avait soulevé les flots, et c'est une mer déchaînée que l'aube étouffée par la couche nuageuse éclairait d'une grisaille uniforme et blafarde. Les récifs résistaient aux assauts de l'océan, brisant les charges incessantes des vagues les unes après les autres. À l'échelle d'un instant, dans le fracas des embruns, les rocs remportaient d'éclatantes victoires, mais quiconque connaît le pouvoir du temps sait qu'à long terme, la constance infinie du plus modeste des clapots finit toujours par avoir raison de l'apparente éternité du granit. Au fil des siècles, chaque camp gagne un jour ou l'autre.

Dans la bibliothèque, la grande table disparaissait sous les feuilles annotées. Le plateau de bois sur lequel Hitler avait fomenté ses plans d'invasion allait peut-être enfin servir à quelque chose de constructif.

Parfaitement réveillé malgré sa nuit blanche, Benjamin souleva un dossier, puis un autre, à la recherche du compte rendu des fouilles menées en 1942 par les sbires du Reich sur la nécropole royale d'Ur. Il n'avait que faire de la valeur historique pourtant importante de ces archives. Seuls lui importaient les indices qu'il pouvait en tirer. Lorsqu'il mit la main dessus, il feuilleta la liasse jaunie jusqu'à la liste des objets prélevés. Il parcourut les lignes… et en pointa une. Un petit sourire se dessina au coin de ses lèvres. Il se leva et, avec une ardeur renouvelée, chercha un autre inventaire qu'il avait consulté plus tôt. Il était épuisé, ses yeux le brûlaient, mais il n'avait ni l'envie ni le temps de ralentir. Plus que trois heures avant les prochaines expérimentations.

De l'autre côté de la table, tel un assiégé, Wheelan contenait tant bien que mal la marée de documents déployés sur toute la surface par son jeune homologue. Consciencieusement, il s'employait à relire ses notes, mais son regard glissait sur les mots sans que plus rien ne s'en détache. Les traits tirés et la conscience abîmée, il était tellement las qu'il passait désormais le plus clair de son temps à observer Benjamin qui, les sourcils froncés par la concentration, bondissait d'un dossier à l'autre.

— Vous avez trouvé quelque chose.

— Pas le temps de vous répondre.

— Ce n'était pas une question.

Ben releva la tête.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

— Je suis peut-être un vieux fou, mais je ne suis pas encore sénile. Je sais reconnaître lorsqu'un de mes élèves a mis la main sur quelque chose.

— Je ne suis plus votre élève.

— Si vous me dites ce que vous cherchez, je peux vous aider.

— Vous faire confiance ? Vous plaisantez. Pour que vous alliez tout répéter à Denker ? Si j'arrive à confirmer mon hypothèse, j'aurai de quoi négocier avec lui, sans intermédiaire et sans état d'âme. S'il refuse d'épargner Karen, il n'aura rien…

Il nota une référence et reprit son tri.

— Benjamin, laissez-moi vous aider. Offrez-moi une chance de me racheter, au moins un peu.

— Pour quelle faute cherchez-vous l'absolution ? Parce que la liste est plutôt longue.

— Faites-moi confiance, au nom du passé.

Benjamin regarda à nouveau le vieil homme et, après l'avoir dévisagé un temps, lâcha :

— Au nom du passé… Vous êtes officiellement décédé dans un accident de la route mais pour moi, vous êtes réellement mort quand vous avez fermé les yeux devant les agissements abjects de Denker.

D'autant plus blessé par la remarque qu'il la savait juste, l'enseignant se leva et se dirigea droit vers le sarcophage égyptien exposé dans la pièce. Il glissa le bras derrière et plongea sa main dans une cache. Il en sortit un pistolet automatique. Benjamin se cambra.

— Que comptez-vous faire avec ça ? Vous suicider ?

— Sûrement pas. Vous me reprocheriez encore de me dérober comme un nazi…

Le professeur revint et déposa l'arme devant son ancien élève.

— Vous avez raison, Benjamin. Vous avez raison sur tout. J'ai été aveugle et lâche. J'ai tout gâché. Prenez cette arme. Tuez-moi si vous en avez envie. Vous n'aurez même pas à vous justifier ensuite puisque je suis déjà enterré. Je n'existe plus. Alors vengez-vous, mais avant, par pitié, donnez-moi une dernière chance d'être utile.

Benjamin ramassa l'arme et la considéra un moment.

— Vous voulez vraiment m'aider ?

— Dites simplement ce que je dois faire.

— Sortez-moi tous les inventaires des fouilles.

Wheelan s'attela aussitôt à la tâche.

— Qu'y cherchez-vous ?

— Un point commun dont je n'avais pas pris conscience jusque-là.

— Vous ne voulez pas être plus précis ?

Ben hésita, mais le regard du vieil homme acheva de le convaincre.

— Sur toutes les campagnes de fouilles, certains objets ont été étudiés et analysés alors que d'autres ont été considérés comme négligeables. D'une façon générale, seuls les artéfacts anciens créés par la main de l'homme ont suscité l'intérêt des chercheurs. Quelle que soit l'époque, qu'ils travaillent pour des gouvernements, des musées, des organismes de recherche ou pour Hitler et Himmler, tous les archéologues ont eu la même attitude.

— Qu'ont-ils oublié ?

— Ils ont négligé plusieurs éléments naturels, estimant sans doute que leur présence dans divers sanctuaires résultait d'une fascination primitive. Dans cet inventaire, on trouve des pépites d'or, des fragments de cuivre natif, des cristaux de quartz et de tourmaline, des géodes minérales, des concrétions, mais aussi des os et bien d'autres bizarreries. Tout le monde les a pris pour des curiosités naturelles ayant attiré l'attention des anciens mais ne présentant aucune valeur. Après avoir épuisé les autres pistes, je n'ai pas eu d'autre choix que de m'y intéresser. Et une récurrence surprenante m'est apparue. À ce stade, j'ai départagé les emplacements qui recelaient de vraies reliques du Premier Miracle, en les séparant d'autres qui pouvaient n'être que des monuments funéraires ou très indirectement liés. Entre vos archives et ce que j'ai appris durant l'enquête, j'ai isolé cinq sites. Dans les trois inventaires les concernant que j'ai pu vérifier, j'ai relevé un élément commun qui ne provient d'aucune civilisation. Un seul. J'en ai moi-même vu dans le tombeau d'Abou Simbel.

— De quoi s'agit-il ?

— Cela ne vient même pas de notre planète. Ce sont des météorites.

Wheelan se figea tant sa réflexion intérieure était intense.

— Votre raisonnement est loin d'être sot…, murmura-t-il.

— Aidez-moi à le vérifier. Il me manque les inventaires du kofun d'Osaka et celui de l'église d'York.

— Nous n'en avons pas besoin.

Au lieu de se plonger dans les archives, le professeur s'éloigna d'un pas volontaire. Horwood ramassa l'arme et la pointa sur lui.

— Si vous tentez de quitter cette pièce pour me trahir, je vous explose.

Wheelan ne répondit pas. Il poursuivit son chemin vers le secrétaire chargé de livres et en rapporta le carton à dessins, qu'il ouvrit. Il fit signe à Horwood de le rejoindre devant la page du Splendor Solis représentant le diable.

— Regardez : disséminés dans les enluminures de la bordure, alternant avec les pierres précieuses, il y a ce que j'ai d'abord pris pour des champignons ou des fleurs exotiques. Il pourrait parfaitement s'agir de météorites.

— Bon sang, tout semble coller !

Le professeur repartit cette fois vers l'escalier en colimaçon qui conduisait à la galerie supérieure.

— Où allez-vous ?

Le vieil universitaire gravit les marches, concentré, et fureta dans les étagères de ce musée secret. Il referma enfin la main sur un objet et redescendit. Lorsqu'il déplia ses doigts pour présenter son butin, Benjamin découvrit une pierre ronde et bosselée de la taille d'un petit œuf.

— Elle provient du kofun d'Osaka. Il y en avait également une à York, contenue dans une bourse en tissu tellement vieille qu'elle était décomposée. Comme mes collègues, j'ai pensé que ces boules tombées du ciel étaient là parce qu'elles étaient rares et étonnantes au regard des connaissances de l'époque.

Ben prit la pierre brune dans ses mains.

— Celle d'Abou Simbel était plus grosse. Comme vous, je n'ai pas deviné sa valeur et j'ai choisi de ne pas la remonter.

Wheelan contourna la table pour rejoindre sa chaise. Il fouilla dans la poche intérieure de sa veste suspendue au dossier et en tira le carnet de notes d'Hitler.

— En y réfléchissant, j'ai lu quelque chose qui pourrait avoir un rapport…

Avec des gestes fébriles, il feuilleta les pages et s'arrêta soudain.

— Nous y voilà. Mars 1942. Il écrit que dans un poème sumérien, l'un de ses archéologues détachés en expédition en Irak a relevé la mention d'une « pluie de larmes divines envoyées des cieux, plus précieuses que tous les biens des rois ». Il fait ensuite le lien avec le mystère alchimique car ces « larmes » sont décrites comme « plus dures que le métal » et ayant « le pouvoir de métamorphose ».

Les pièces du puzzle s'agençaient dans l'esprit d'Horwood. L'ensemble devenait cohérent. Wheelan saisit le bras de son ancien élève.

— Benjamin, j'ai une idée. Je crois que je peux neutraliser Denker. Mais pour cela, vous allez devoir m'obéir et me faire confiance une dernière fois.

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