37

Extrait d'une présentation rédigée par Heinrich Himmler et datée du 17 octobre 1939, alors que déjà à la tête des SS, il vient d'être nommé Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande : « Le royaume d'Irak englobe aujourd'hui la plus grande partie de l'antique Mésopotamie. C'est dans sa zone la plus fertile, sur les rives de ses deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate, que sont nées les premières cités-États, celles-là mêmes où seront définies les saisons, et mis au point l'écriture, l'agriculture organisée, la monarchie, les remparts de fortifications, les premiers systèmes d'échanges commerciaux reposant sur une comptabilité, les laboratoires d'étude des sciences, et beaucoup des principes architecturaux sur lesquels s'épanouiront ensuite la grandeur de l'Égypte et la puissance de la Grèce et de Rome. Cette région est aujourd'hui une priorité stratégique absolue pour plusieurs raisons.

(…) C'est dans les mémoires et les vestiges des civilisations sumérienne, assyrienne et babylonienne, qu'il nous faut chercher les clés des révélations disparues. Seule cette compréhension pourra nous donner les moyens de domination absolue face au chaos et à la décadence, position plus élevée encore que celle promise par les futures victoires de nos glorieuses troupes. J'entends assigner autant d'hommes et de matériel qu'il le faudra à cette mission dont je garantirai moi-même le bon déroulement jusqu'à complète réussite des fouilles et recherches. » Fin de citation.

Alors que la Seconde Guerre mondiale s'étend, Rachid Ali al-Gillani prend le pouvoir en Irak, décidé à s'affranchir de l'influence britannique et à se rapprocher du Troisième Reich. Lorsque éclate la guerre anglo-irakienne en avril 1941, l'Irak fait appel au soutien des forces de l'Allemagne hitlérienne pour résister à la tentative de reprise en main.

Certains déplacements terrestres allemands de troupes et de matériels ne répondent cependant à aucun objectif militaire stratégique cohérent. Le renforcement des positions ou la préparation de la guerre du Levant ne justifient pas ces affectations, notamment dans la province de Dhi Qar, aux abords de la ville de Nassiriya. C'est en effet dans cette région que se concentrent la plupart des contingents humains et mécaniques, qui, sur la foi des inventaires partiels découverts, font état d'engins d'excavation et semblent plus relever de l'archéologie à grande échelle que du combat.

Incapable de fermer les yeux après avoir lu cette note, Benjamin en fut réduit à fixer le plafond blanc pour ne plus recevoir aucune information susceptible d'ajouter au chaos de ses pensées. Dans son esprit, les pièces du puzzle tournoyaient autour de lui, mues par une tornade. Il éprouvait la même sensation que s'il s'était tenu debout au cœur de l'œil d'un cyclone, cerné par l'infernal tourbillon d'éléments disparates volant en spirale en se télescopant. La Mésopotamie, un savoir alchimique perdu, le Reich d'Hitler, des indices disséminés sur différents continents, à différentes époques, traqués par des gens prêts à tout pour en percer les secrets.

Dans sa violence, la tempête soulevait maintes questions, mais déposait aussi quelques prémices de réponses. Comme s'il distinguait une lueur à travers les flux de l'ouragan, Horwood commençait à y voir plus clair.

Son tri des notes du professeur Wheelan arrivait enfin à son terme. Partout dans la pièce, sur la moquette, le long des murs et jusque sur le bar, s'empilaient des petits tas de feuilles très ordonnés correspondant aux différentes catégories définies par Ben pour les travaux de son illustre aîné : « Faits », « Commentaires subjectifs », « Spéculations », « Recherches connexes », « Hypothèses envisagées et abandonnées », « Énigmes scientifiques », etc.

Après avoir filtré la totalité des coupures, Benjamin n'avait plus peur de rien — sauf d'un courant d'air qui mélangerait à nouveau l'énorme masse de documents.

La table finalement dégagée était désormais réservée aux catégories les plus importantes. Ben s'apprêtait à déposer la feuille évoquant Himmler sur la pile des « Informations pouvant orienter les recherches » lorsqu'il suspendit son geste. En rapprochant cet élément-là de la nature des produits utilisés par les mercenaires d'Oxford pour se doper et se suicider, il ne pouvait s'empêcher de voir un lien. Il se leva soudain, décidé à aller partager l'information avec Karen.

Il n'avait pas l'habitude de s'aventurer hors de son appartement. C'était même la première fois qu'il se lançait seul dans les méandres du bâtiment officiel de l'agence de renseignement.

D'instinct, il emprunta le couloir dans la direction que Karen suivait toujours en sortant de chez lui. Il chercha des plaques indiquant le nom des occupants des bureaux sans en trouver aucune. Lorsque les portes étaient ouvertes, il jetait un œil, espérant découvrir sa partenaire, mais il ne récolta que des regards suspicieux. Il croisa quelques agents. Désemparé, il se résolut à aborder une inconnue.

— Pardonnez-moi, je cherche Karen Holt.

La jeune femme lui sourit poliment.

— Vous êtes nouveau ?

— J'habite au bout du couloir. Je travaille avec elle.

— Vous êtes le remplaçant du vieux monsieur ?

— En quelque sorte.

— Le mieux est de contacter l'agent Holt par téléphone, elle vous dira quoi faire.

— Je n'ai pas son numéro.

— Je vois. Dans ce cas, tout ce que je peux faire, c'est vous conduire à l'accueil de son pôle où ils aviseront.

La jeune femme se mit aussitôt en chemin, présenta son badge à la borne d'une porte et, après avoir fait passer Ben, s'engagea d'un pas énergique dans l'escalier qui montait. Pour détendre l'atmosphère, Ben demanda :

— Vous travaillez aussi avec elle ?

— Ne posez jamais ce genre de question ici.

À l'étage supérieur, ils arrivèrent devant un sas vitré équipé d'un interphone. La jeune femme sonna.

— Un colis pour Karen.

Penaud, tenant sa feuille à la main, Benjamin ressemblait à un gamin attendant à la porte du proviseur.

Lorsque la paroi de verre s'écarta, l'agent de sécurité lui fit signe d'entrer. Sa guide prit aussitôt congé.

— Merci ! lança Benjamin alors qu'elle disparaissait déjà dans la cage d'escalier.

L'universitaire fut piloté jusqu'à un espace de bureau paysager au centre duquel, autour d'une table commune, Karen discutait avec deux autres agents devant un poste de téléphone en mode haut-parleur. L'un de ses adjoints s'adressait à son collègue en ligne :

— Déconnectez immédiatement le disque dur du reste de l'unité. Sinon ils sont capables de l'effacer à distance.

— Compris, répondit une voix masculine. Avez-vous reçu les trois éléments non cryptés ?

— Nous les avons, déclara Karen. Ne traînez pas sur place.

C'est en se redressant qu'elle découvrit Ben.

— Que faites-vous là ? Un problème ? J'espère que vous n'avez pas bu votre shampooing à la pomme…

— J'arrive encore à me contrôler, mais je ne sais pas si je tiendrai longtemps.

— Que me vaut le plaisir de cette visite surprise ?

— Je suis tombé sur une note de Wheelan dont je souhaite vous parler. Je ne me doutais pas qu'il serait si compliqué d'arriver jusqu'à vous. Je tombe peut-être mal ?

— Non, au contraire. Suivez-moi.


Une fois dans son bureau, Karen débarrassa le siège visiteur de la pile de dossiers qui l'encombrait avant d'inviter Ben à s'asseoir. Il en profita pour passer rapidement la pièce en revue, curieux d'en apprendre plus sur celle dont il savait si peu. L'endroit n'était pas grand, et très encombré. Une armoire blindée entrouverte, apparemment remplie de classeurs, sauf en bas où l'on pouvait apercevoir un sac de sport. Au mur s'étalaient des cartes géographiques et des listes de données qu'Horwood n'essaya même pas de déchiffrer pour avoir une chance de rester en vie. Il y avait aussi une cible de tir percée de cinq impacts parfaitement groupés en son centre. Aucun bibelot ni objet personnel, à l'exception de trois clichés dont deux grands : un chien couché dans l'herbe sur un tirage aux couleurs passées, une photo de groupe un jour de mariage devant un de ces hôtels de la campagne anglaise dont les noces à la chaîne constituent la principale activité et, plus petite mais la seule sur le bureau, celle d'un homme, beau gosse, souriant, torse nu, assis sur un cocotier incliné au bord d'une plage paradisiaque, sur fond de ciel d'orage.

— De quoi vouliez-vous me parler ?

— D'une information qui me perturbe, mais qui, étant donné son ancienneté, est sans doute moins urgente que cette histoire de disque dur. Votre surveillance s'emballe, c'est ça ?

— En effet. Je vous passe les détails mais nos agents ont réussi à localiser le mobil-home dans lequel les deux cambrioleurs ont habité pour préparer leur opération. Planqué dans le plafond, ils ont découvert un ordinateur portable.

— Bien joué. Un échec au roi en perspective ?

— Pas certain. La plupart des dossiers sont cryptés. Il semble cependant que nos gaillards travaillaient déjà sur un autre coup. Malheureusement, les seules informations auxquelles nous avons eu accès pour le moment ne sont pas cohérentes.

— De quoi s'agit-il ?

— Principalement d'un plan réalisé à main levée. Des couloirs, des salles, et derrière ce qui pourrait être un mur, un escalier qui conduirait à une pièce.

— Pour préparer un autre vol ?

— Possible, mais cela n'a pas de sens. L'unique indication est manuscrite et mentionne le temple égyptien d'Abou Simbel. Nous avons vérifié, le tracé ne correspond absolument pas à la configuration du lieu.

— Une pièce derrière un mur… Un passage secret ?

— Sauf que rien ne colle avec l'endroit qui se visite.

La tempête se leva de plus belle dans l'esprit de Ben. Karen détecta immédiatement son changement d'attitude.

— Vous en faites une tête…

Il ne répondit pas immédiatement.

— Puis-je voir ce plan ?

Загрузка...