La richesse de la décoration de l'escalier d'honneur de l'université de Vienne contrastait avec la relative austérité de la façade du bâtiment dominant le Ring. Son opulence baroque suffisait à impressionner le plus blasé des visiteurs. Ses larges marches de marbre, ses colonnades étagées et ses lampadaires illuminant la voûte lui donnaient des allures d'opéra. Pourtant, l'Alma Mater Rudolphina avait beau déployer ses fastes pour quiconque y pénétrait, Neville Desmond savait que le luxe n'était que d'apparence, car dans les étages vers lesquels il montait, la prodigalité n'était plus de mise. Comme toutes les grandes universités d'Europe, la plus réputée d'Autriche devait s'accommoder de budgets sans cesse réduits.
Alors que d'un pas sûr, il se dirigeait vers l'aile où les enseignants-chercheurs se voyaient octroyer un bureau, personne ne semblait lui prêter attention. Cet anonymat l'arrangeait bien. Dans son costume gris, une sacoche de cuir noir sous le bras, il prenait soin de ne croiser le regard de personne.
Rapidement, corridors et escaliers se firent moins spacieux, et surtout moins fréquentés. Il aurait sans doute pu trouver un ascenseur pour s'épargner les nombreux changements de niveau, mais il ne voulait pas risquer de se retrouver dans une cabine, face à quelqu'un qui aurait le temps de l'observer et de se souvenir de lui, ou pire, dans le champ de vision d'une caméra de surveillance.
Lorsque Neville Desmond se présenta devant la porte du professeur Maximilien Köhn, il retoucha son nœud de cravate avant de frapper. L'universitaire ouvrit rapidement et accueillit son visiteur avec un enthousiasme bien plus juvénile que son âge.
— Quel bonheur de vous revoir, Herr Desmond ! Merci d'avoir fait le déplacement si vite. Vous êtes seul ? J'avoue avoir espéré que pour l'occasion, mon bienfaiteur aurait, lui aussi, fait le déplacement jusqu'à mon humble lieu d'étude…
— Le Prince vous prie de bien vouloir l'excuser, Herr Professor, mais ses œuvres caritatives le réclament loin d'ici. À l'heure où nous parlons, Son Altesse inaugure un hôpital en Afrique. Il faudra donc vous contenter de ma modeste personne et je m'efforcerai d'être auprès de lui votre très fidèle porte-parole.
— Ne voyez là aucun reproche. Tout au plus un regret. J'avais simplement rêvé de le rencontrer enfin en personne. Loin de moi l'idée de discuter sa grande générosité. J'en ai été le premier bénéficiaire, mais vous allez voir aujourd'hui que sa confiance — et la vôtre — aura porté ses fruits.
— Votre message laissait entendre que vous aviez bien progressé.
— Au-delà de tous mes espoirs. Prenez place, je vous prie.
Dans la minuscule pièce dont tous les murs étaient couverts de rayonnages débordant d'ouvrages, de dossiers et de quelques paquets de gâteaux, Neville Desmond prit place sur l'unique chaise — grinçante — qui faisait face au bureau encombré. Seule une lampe de banquier au pied de cuivre émergeait de la marée de papiers. Le chercheur s'installa face à lui, dans son fauteuil — qui grinçait aussi —, en ajustant ses lunettes. Il ouvrit un tiroir pour en extirper un classeur qu'il déposa cérémonieusement devant lui. Avant d'aller plus loin, il plaqua ses mains dessus avec un soupir de satisfaction et leva vers son interlocuteur un regard fébrile.
— C'est un grand jour, cher monsieur Desmond. Car j'ai trouvé.
— Excellent. En avez-vous parlé à quelqu'un ?
— Conformément à nos accords, je n'ai aussitôt averti que vous. J'étais tellement impatient de vous faire part de ma découverte que je n'ai pas encore pris le temps de mettre mes conclusions en forme.
— Vous en aurez tout le loisir plus tard.
— Je ne vous remercierai jamais assez d'avoir financé mes recherches, et vous direz bien à Son Altesse que son nom figurera en bonne place dans toutes les publications que ma trouvaille ne manquera pas de déclencher. La nouvelle risque de faire grand bruit. Le simple fait d'y penser me donne le vertige !
— Je suis impatient de vous entendre.
— Au cours de ces trois dernières années, comme convenu, je me suis consacré à l'étude de la fascination que les hommes éprouvent pour l'or depuis les temps les plus reculés. Comment ce métal a-t-il pu gagner cette place si particulière dans toutes les cultures, et la conserver jusqu'à notre époque pourtant si prompte à remplacer les icônes ancestrales ? Simple attrait esthétique ? Aptitudes chimiques exceptionnelles ? Comment justifier cette fièvre ? Au départ, rappelez-vous, je souhaitais tenter d'expliquer pourquoi les hommes entretiennent ce rapport exceptionnel à ce métal dont ils ont fait leurs plus beaux trésors, leurs monnaies et pour lequel ils ont inventé les lieux les plus sûrs qui soient. Ils ne protègent même pas leurs propres enfants aussi bien !
— J'avais effectivement lu vos notes préliminaires en ce sens.
— J'ai étudié le rapport à son apparence, la séduction universelle qu'il exerce auprès de tous les peuples de la terre qui ont été en contact avec. Aucune autre matière, pas même notre propre sang, ne bénéficie d'une telle cote dans notre inconscient collectif ou dans notre quotidien. Je pensais pouvoir justifier cet état de fait à travers des usages culturels, des circonstances historiques ou des conjonctions techniques. J'étais presque convaincu que ses particularités physiques, son inaltérabilité, l'impossibilité de le synthétiser ou de l'imiter justifiaient à elles seules une suprématie provoquant une convoitise et une adoration qui ne se sont jamais démenties au cours des millénaires. L'or n'est en effet plus seulement une matière, mais un symbole, un idéal, un refuge, un étalon en comparaison duquel toute chose vaut forcément moins. Peu à peu, j'ai commencé à ne plus considérer l'or à travers sa réalité matérielle, mais comme une entité. Les Sumériens le qualifiaient d'ailleurs de « chair divine ». Mais là encore, je m'égarais loin de son essence. J'ai alors décidé de chercher ce qui aurait pu provoquer un tel engouement, chez les monarques d'abord, puis chez leurs sujets. J'ai traqué tout ce qui pouvait, dans l'histoire du monde, au-delà de sa nature propre, avoir forgé la réputation quasi mystique de l'or. Était-ce parce qu'il était l'attribut des puissants qu'il est devenu si convoité ? Où les rois l'ont-ils adopté parce qu'ils lui prêtaient un pouvoir dont ils auraient eu connaissance ?
« Plus j'ai cherché, plus je me suis aperçu que nous autres, historiens, étions certainement passés à côté d'un fait. J'ai acquis l'intime conviction qu'il s'était produit quelque chose dans l'histoire qui avait installé l'or sur son piédestal au point de marquer à jamais l'inconscient de notre espèce. Qu'est-ce qui a convaincu les Espagnols de se lancer corps et âme, avec toute la violence possible, à la conquête d'un continent pour découvrir l'Eldorado ? Pourquoi les alchimistes voyaient-ils dans l'or la matière ultime vers laquelle devait tendre toute transmutation ? La cupidité et l'appât du gain ne suffisent pas à justifier de telles motivations. Alors j'ai concentré mes recherches sur cet hypothétique moment dans l'histoire de l'humanité où l'or serait tout à coup devenu autre chose qu'un métal précieux. À quelle époque, à quelle occasion a-t-il gagné son statut de matière divine ?
« En tâtonnant, en recoupant, j'ai réussi à remonter aux alentours d'une période située plus de deux millénaires avant notre ère. Puis j'ai progressivement resserré, étudié les usages, les représentations picturales, les utilisations et les présentations qui étaient faites de l'or. Et j'ai isolé une période charnière. Sur quelques décennies, j'ai pu constater de très nettes évolutions, marquant une rupture, comme s'il y avait eu un avant et un après. Plusieurs indices m'y ont conduit, dont une augmentation significative des moyens alloués à la sécurité entourant les mines et les gisements, mais aussi la volonté souvent agressive des grands de l'époque qui ont soudain tous cherché à faire main basse sur la plus grande quantité possible d'or. Leur ambition n'était pas l'enrichissement, parce qu'ils n'en faisaient pas commerce. L'or était conservé jalousement, stocké, ou porté sur eux. Leur but était de le posséder.
« Le phénomène est d'abord marqué sur tout le pourtour méditerranéen, là où s'est répandu en premier l'usage de l'or, mais aussi, de façon plus surprenante, ailleurs dans le monde. En recroisant ces informations avec d'autres, en travaillant sous cet angle, mon intuition n'a fait que grandir et se confirmer. Il est devenu évident qu'un tournant s'était produit dans la considération portée au métal jaune. Peut-être une découverte, peut-être un secret révélé, peut-être les deux, mais de toute façon quelque chose d'assez puissant pour résonner par-delà les frontières. Peu à peu, on constate ensuite qu'en voyant leurs maîtres vouer un culte à l'or, les peuples l'ont eux aussi adopté comme bien davantage qu'un métal qui ne s'oxyde pas et qui reflète comme aucun autre la lumière du soleil. C'est d'ailleurs après cette période que les divinités solaires se multiplièrent, dans de nombreuses cultures, sur différents continents.
Les mains de Maximilien Köhn tremblaient tant il était possédé par son récit. Desmond avait déjà eu l'occasion de voir des hommes bouleversés à ce point par un savoir qui remettait en cause des versions établies de longue date.
Le professeur continua :
— J'ai analysé des centaines de textes antiques, étudié d'innombrables sculptures, plaquettes d'argile, rouleaux antiques, bas-reliefs, poteries, médailles et gravures de toutes sortes. Sumériens, babyloniens, égyptiens, grecs… J'étais désormais à la recherche d'un événement précis, d'une célébration ou même d'un cataclysme qui, entre 2300 et 2200 avant notre ère, aurait eu un tel retentissement qu'il aurait auréolé ce métal extraordinaire pour l'éternité.
— Avez-vous trouvé ?
Le professeur inspira profondément et lâcha :
— Je le crois. Tout correspond.
Köhn ouvrit son dossier et présenta une feuille sur laquelle était maladroitement tracée une ligne de chronologie.
— La date mérite encore d'être précisée, mais il n'y a plus de doute. Pour nommer ce jour, les Sumériens ont inventé le mot qui devait plus tard désigner la notion de miracle. Les Grecs l'ont appelé « la première aube », les Égyptiens « la foudre des Dieux », les Latins en tireront le mot « aurore ».
« Tout a commencé sous le règne du roi sumérien Ur-Nammu, en Mésopotamie. À cette époque, la science était l'apanage des prêtres, et les croyances faisaient partie intégrante du processus de recherche. Je ne sais pas exactement encore qui du roi ou de son fils, Shulgi, convia les puissants et les sages de son temps à assister à une expérience jugée suffisamment importante pour concerner chaque être vivant, au-delà des clivages politiques. Des études seront encore nécessaires, mais je suis en mesure d'avancer que devant cette assemblée, l'expérience impliquant sans doute beaucoup de lumière tourna mal. Les dégâts furent considérables sur l'instant, engendrant terreur et mort. Les effets ne s'arrêtèrent pas à ce funeste jour. Dans les mois qui suivirent, beaucoup des témoins de ce prodige succombèrent, comme frappés d'une terrible malédiction. Si j'en crois ce que j'ai pu comprendre, il s'avéra que seuls ceux qui étaient protégés par de l'or survécurent.
— Fascinant.
— Ce drame donna corps à la crainte ancestrale d'une colère divine qui pouvait prendre la forme d'une boule de feu ou d'un éclair mortel. L'événement crédibilisa aussi la capacité de l'or à protéger ceux qui en portaient. C'est ainsi que, même au prix de lourdes pertes, les princes de Haute-Égypte lancèrent leurs troupes sur les Hyksôs pour s'approprier leurs réserves, et du même coup leur pouvoir. C'est pourquoi Cortés mit l'Amérique à feu et à sang afin de localiser la mythique Cité d'or. C'est à cause de ses prétendues vertus que les reines s'abreuvaient de sirops contenant des paillettes comme élixir de jouvence. Cela explique aussi pourquoi les Germains enterraient leurs chefs avec une pièce d'or dans la bouche alors que déjà, des siècles plus tôt, les pharaons multipliaient les amulettes et les masques dans cette matière. En une tragédie, l'or se révéla comme le seul moyen d'échapper au courroux des dieux. Même si le secret du drame fut préservé, en quelques siècles, les leçons de ce spectaculaire accident se répandirent, adoubant l'or comme ultime bouclier. Plus qu'un bien, il devint un refuge, une matière que même les divinités respectent. Puis au fil des siècles, les découvertes des spécificités techniques sont venues renforcer cette aura. Il n'en fallait pas plus.
Maximilien Köhn acheva son exposé épuisé, comme sortant d'une transe.
— Remarquable, professeur, murmura finalement Desmond.
— Merci, monsieur. Vous êtes le premier avec qui je partage cela. Ne ressentez-vous pas vous aussi cette fièvre de l'or mystique ? J'espère que mon emballement n'a pas trop embrouillé mes propos.
— Pas le moins du monde.
Neville Desmond était réellement impressionné, mais il connaissait déjà la plus grande partie des faits évoqués par Köhn. Si l'universitaire autrichien avait brillamment triomphé du jeu de piste, il n'était pas le premier à le faire. Desmond devait maintenant lui poser la seule question qui importait.
— Dites-moi, cher professeur, avez-vous pu localiser le lieu de cette expérience, l'endroit de ce Premier Miracle ?
— Je le crois.
L'homme se retourna, saisit une carte du monde et la déplia sur son bureau.
— C'est ici, fit-il en désignant l'endroit. J'ai des coordonnées plus précises dans mon dossier. J'espère que Son Altesse acceptera de financer les fouilles que je compte y mener.
Neville Desmond se leva de sa chaise et avec une reconnaissance non feinte, il saisit la tête de l'universitaire pour l'embrasser sur le front.
— Merci, Maximilien, merci beaucoup. Vous n'imaginez pas ce que votre travail représente pour moi.
Un peu surpris par cette soudaine familiarité, le professeur finit par se réjouir avec son visiteur.
— Vous croyez donc à mon travail, monsieur Desmond ?
— Plus que jamais. Ni vous ni moi n'en mesurons la portée. Je regrette d'autant plus ce qui va suivre…