Le hall de la British Library, la bibliothèque nationale britannique, évoque une ville futuriste dont les matériaux classiques servent parfaitement les lignes épurées qui s'élancent sous les verrières. Les escaliers reliant les différents niveaux et les passerelles sur plusieurs étages qui traversent l'espace d'un bâtiment à l'autre forment un enchevêtrement dans lequel, suivant la distance, glissent des silhouettes de toutes tailles. Les voix murmurées et les pas tranquilles ne reflètent pas la frénésie des recherches que tous les visiteurs mènent parmi les millions de documents de ce temple de la connaissance.
Après s'être annoncée au comptoir d'accueil, Karen gagna la mezzanine pour prendre place sur une des banquettes au pied de l'imposante tour de verre contenant la bibliothèque du roi George III. Plus que les six étages d'alignements de livres anciens, Ben remarqua surtout la grâce avec laquelle la jeune femme s'installa. Au moment de s'asseoir, la courbe de son corps défia l'apesanteur dans un mouvement improbable qui aurait provoqué la chute de la plupart de ses congénères. Comment une créature capable de tirer froidement sur un pauvre pêcheur pouvait-elle se mouvoir avec une telle élégance ? Lui ne tenait pas en place. Il faisait les cent pas dans l'allée séparant l'espace d'étude du palier.
Tout à coup, il s'immobilisa. Même à l'autre bout de la coursive, il avait immédiatement reconnu la démarche syncopée de l'homme aux cheveux blancs qui se dirigeait vers eux. Il avait oublié à quel point Robert Folker semblait prêt à perdre l'équilibre vers l'avant à chacun de ses pas, comme emporté par son propre élan.
Le conservateur leva les bras avec un large sourire.
— Benjamin Horwood ? Quelle surprise !
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Heureux de vous revoir, monsieur Folker. Toujours en grande forme.
— Puissiez-vous dire vrai ! Vous, par contre, c'est en vaillant gaillard que je vous retrouve. Profitez-en ! Je n'en suis plus là.
Puis sur un ton soudain plus sérieux, il demanda :
— Votre présence signifie-t-elle que c'est vous qui reprenez l'enquête sur le Splendor Solis ?
— M. Horwood reprend tous les dossiers du professeur, intervint Karen Holt en le saluant à son tour.
— Excellent choix, ce garçon est brillant. Si mes souvenirs sont exacts, il faisait aussi preuve d'une fâcheuse faculté à s'amuser lorsque ce n'était pas le moment, mais je suis certain que la maturité a corrigé ce défaut de jeunesse.
Ben se garda bien de réagir, d'autant que Karen l'épiait à la lueur de cette révélation.
— Je regrette d'autant plus que Ronald ne soit plus des nôtres, reprit Folker, car nous avons enfin du neuf. Une fois encore, il avait vu juste. Pour le moment, heureusement, l'affaire est tenue secrète. Elle risque d'ailleurs de le rester étant donné sa gravité. Les archéologues ne disent-ils pas que tout ce qui est important est enterré ?
Le conservateur vérifia que personne ne pouvait capter ses propos et expliqua à voix basse :
— Suite à sa demande, nous avons mené des investigations et ce que nous venons de découvrir est pour le moins déconcertant. Je vous ai aussitôt alertés. Si vous le voulez bien, montons. Nous avons rendez-vous au département de recherche et de restauration.
Folker entraîna ses visiteurs jusqu'à une batterie d'ascenseurs tout en fouillant méthodiquement la totalité des poches de sa veste défraîchie. Avec une exclamation de soulagement, il finit par extirper un badge qu'il présenta à la borne. La porte de la cabine s'ouvrit.
— Ici, il faut « badger », comme ils disent. Partout, tout le temps. Je ne m'y fais pas…
Une fois le trio à l'intérieur, l'homme pianota sur la console de contrôle. Karen en profita pour se pencher discrètement vers Ben.
— M. Folker est donc votre maman…
— Pourquoi dites-vous un truc pareil ?
— Il vous a appelé « Benjamin », or selon vos propres dires, il n'y a qu'elle pour le faire.
— Affligeant. S'il vous plaît, effacez ce sourire outrageant de votre joli visage.
Karen n'obéit pas. Folker s'adressa à Ben :
— Vous n'étiez pas aux obsèques de Ronald…
— Je n'ai appris sa disparition qu'hier.
— Une perte immense. Je n'arrive toujours pas à réaliser qu'il n'est plus là. Il vous appréciait énormément.
— J'en suis touché. Vous étiez restés proches ?
— Nous avions conservé nos rituels, le déjeuner du jeudi les semaines paires et le pot du lundi soir les semaines impaires, sauf lorsqu'il était en voyage. Nos conversations me manquent beaucoup. J'ai la faiblesse de penser que nous étions amis. Il ne m'a jamais laissé tomber. C'est à lui que je dois cet emploi. Il avait pris soin de me l'obtenir lorsqu'il avait été appelé à d'autres fonctions. Même si je regrette la joyeuse énergie des étudiants, je ne peux pas me plaindre. La place est bonne, à part ces maudits badges…
L'ascenseur s'immobilisa. De son pas caractéristique, l'homme guida ses visiteurs dans le dédale des couloirs.
— Cette section n'est pas accessible au public. Elle abrite le service de conservation de la bibliothèque du Royaume. On y répare aussi les volumes endommagés. L'année dernière, l'unité de numérisation est également venue s'y installer.
Au détour d'un corridor, l'homme longea une baie vitrée derrière laquelle s'étendait une vaste salle qui avait tout d'un laboratoire. Une série de plans de travail puissamment éclairés étaient séparés par des étagères remplies d'outils et de flacons de produits. Des opérateurs en blouse blanche s'affairaient autour de manuscrits anciens et d'appareils sophistiqués. À travers la vitre, Folker désigna une jeune femme en fond de salle :
— Nancy est déjà sur notre affaire.
Le conservateur se présenta devant la porte sécurisée et — non sans une pointe d'agacement — fouilla à nouveau ses poches les unes après les autres pour dénicher le badge qu'il venait à peine de ranger.
— Quel que soit l'ordre dans lequel je cherche, ce satané sésame est toujours caché dans la dernière…
Une fois à l'intérieur, Folker fit les présentations, en prenant bien soin de préciser à chaque interlocuteur que Benjamin avait été l'un de ses étudiants. En remontant vers le poste de Nancy, il commenta :
— J'espère que ce que nous avons découvert vous aidera à résoudre le mystère de ce vol qui scandalisait Ronald. Nous devons bien cela à sa mémoire.
— Je prends le train en marche, Robert. Il va falloir m'expliquer un peu…
— L'affaire est simple. En étudiant une numérisation de notre Splendor Solis, Ron a été surpris de ne pas y trouver une page dont il gardait le souvenir. Il a donc demandé pourquoi elle n'y figurait pas. Cela arrive parfois.
— On aurait oublié de la numériser ? s'étonna Karen.
— Pas forcément, cela peut aussi être intentionnel. Il arrive que des collectionneurs, ou même des institutions, empêchent que certains passages de codex ou de documents historiques figurent dans ce qui peut être rendu public. Parfois pour ne pas embarrasser les descendants, mais le plus souvent pour éviter de partager un savoir ou une clé. La recherche universitaire s'apparente souvent à une partie d'échecs et les nouvelles pièces qui entrent dans le jeu sont rares. Chacun libère les informations à condition qu'elles ne puissent pas avantager la concurrence.
— La page recherchée par Wheelan avait-elle été occultée pour ces raisons ?
— Non. En l'occurrence, toutes les pages avaient été reproduites. Mais vous connaissiez Ron, cela ne l'a pas apaisé, bien au contraire. Il a voulu en avoir le cœur net. À la fin de l'année dernière, lors d'un dîner, Ronald m'a demandé s'il était possible d'obtenir l'autorisation d'étudier l'exemplaire original du Splendor Solis. Étant donné sa réputation, cela n'a posé aucun problème. Lorsqu'il a enfin eu accès au manuscrit, il ne retrouva pas sa fameuse page, pas plus que les textes s'y rapportant… Il a alors contacté les autres institutions qui détiennent des copies d'époque du document, mais l'illustration ne s'y trouvait pas non plus. Je me suis dit qu'il avait sans doute confondu et aperçu cette image dans un autre codex médiéval. Vu le nombre de documents qu'il a pu consulter dans sa carrière, ce n'était pas faire injure à ses facultés ! Mais lui n'en démordait pas. Il était certain que cette page enluminée et la section s'y rattachant avaient été dérobées.
— Quand avait-il vu ces éléments pour la dernière fois ?
— Il n'en était pas certain lui-même, et je crois me souvenir qu'il n'en avait étudié que des reproductions photographiques.
— Savez-vous ce que l'illustration représentait ?
— Il m'a parlé d'un soleil dont sortirait un diable, « beau comme un dieu » selon sa propre expression. Le démon marchait sur un chemin recouvert de dalles aux formes géométriques particulières et tenait entre ses mains une pyramide irradiant de la lumière.
— A-t-il expliqué pourquoi il s'intéressait à cette page précise ?
— Il a vaguement évoqué le chemin dallé, mais je pense que ce détail ne pouvait pas expliquer à lui seul sa curiosité acharnée et son extrême excitation. Le fait est qu'il était très contrarié de ne trouver aucune trace de l'illustration, à la fois pour le préjudice porté à ce document majeur, mais aussi parce que cela bloquait une thèse qu'il était en train de développer. Il ne comprenait pas pourquoi quelqu'un s'était donné autant de mal à faire croire que cette image n'avait jamais existé. Et vous savez ce que le fait de ne pas comprendre déclenchait chez lui : il ne pensait plus à rien d'autre !
Dans une allée parallèle, Karen remarqua deux chercheurs, portant lunettes et gants, se comportant comme de véritables chirurgiens au chevet de fragments de papyrus. Devant elle, Ben et Folker étaient déjà arrivés à destination.
— Nancy, je vous présente miss Holt, ainsi que M. Horwood, que j'ai eu la chance d'avoir comme étudiant voilà quelques années. Ils sont chargés de l'enquête sur les pages manquantes du Splendor Solis.
Après les avoir salués, Nancy s'écarta et révéla la présence du précieux volume posé sur sa table d'étude. L'ouvrage était en assez bon état, relié de cuir rouge rehaussé de dorures. Folker prit une paire de gants de coton dans une boîte distributrice et l'enfila.
— Je vous présente le célébrissime Splendor Solis — la « splendeur du soleil », référencé chez nous comme le manuscrit Harley MS. 3469. Sans doute l'un des plus importants traités d'alchimie jamais créé. Réalisé sur plusieurs années et puisant ses références dans les textes les plus anciens, il est ce qu'il convient d'appeler un florilège. Il fut achevé en 1582. La Library l'a acquis auprès d'une famille d'aristocrates, les Harley, au XVIIIe siècle. Il est inhabituel tant par son format — réservé à l'époque aux cartographes et aux naturalistes — que par son contenu. Chaque chapitre s'articule autour d'une illustration symbolique mettant en scène des entités emblématiques expérimentant une phase de l'« Art Royal » qu'est l'alchimie. Ronald vous en aurait certainement parlé mieux que moi.
Il demanda à Nancy la permission d'ouvrir l'inestimable document. La jeune femme l'invita à officier en commentant :
— Robert est trop modeste, c'est un véritable spécialiste…
Il présenta une première illustration réalisée dans la plus pure tradition de la Renaissance. Karen et Benjamin s'approchèrent. Sur fond de campagne, un homme en toge rouge et bleu tenait une haute fiole dont s'échappait un ruban semblable à une fumée sur lequel quelques mots étaient écrits en doré.
— Voici le « Philosophe alchimiste », expliqua Folker. La citation sur le ruban est extraite du Traité d'Or d'Hermès Trismégiste, qui invite à découvrir propriétés et secrets des quatre éléments.
Très concentré, le conservateur précisa :
— Ce manuscrit n'est ni un livre de recettes magiques, ni un manuel d'apprenti sorcier. Il évoque l'alchimie dans sa pratique mais précise surtout l'esprit dans lequel ceux qui veulent s'approcher de sa Vérité doivent le faire.
Avec une infinie douceur, il tourna les pages de parchemin suivantes, recouvertes de textes écrits en caractères gothiques d'assez grande taille. Voyant que Karen était fascinée, le conservateur fit un pas en arrière pour lui laisser la place de se pencher.
— Venez plus près. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut admirer une pièce aussi exceptionnelle de ses propres yeux.
Miss Holt s'inclina et tenta de décrypter les écrits sans y parvenir.
— C'est du haut allemand, intervint Ben. Le professeur Wheelan nous avait fait étudier certains passages de la traduction. Les textes sont rédigés dans un style assez clair. Par contre, nombreux sont ceux qui pensent que les illustrations extrêmement fouillées renferment des indices codés et des significations secrètes. Dans chacune, on trouve des éléments incongrus, aussi bien géographiques qu'historiques et parfois même scientifiques, qui ne peuvent pas avoir été choisis au hasard. Wheelan en était convaincu. Lui-même passait une bonne part de son temps libre à tenter de percer les mystères de ces œuvres cryptées. Je me souviens qu'il nous a fait étudier l'image de « La mine et le monde souterrain » pendant au moins deux sessions de cours.
Robert Folker tourna les pages jusqu'à celle qu'évoquait Horwood. Karen demanda :
— C'est donc une image de cette taille qui aurait disparu ?
— Le conditionnel n'est plus de mise, précisa Nancy. Elle a bel et bien disparu. Lorsque nous avons reçu la demande de vérification, honnêtement, et malgré les références professionnelles du professeur Wheelan, nous étions vraiment dubitatifs. Ce manuscrit est l'un des mieux protégés de nos collections et les autorisations de l'approcher sont accordées au compte-gouttes. De plus, en tête d'ouvrage, de la main même de Harley qui en fut le dernier propriétaire privé, il est écrit que le volume contient vingt-deux illustrations. La possibilité qu'un retrait ait pu être effectué paraissait objectivement inenvisageable.
Pour appuyer ses dires, Nancy indiqua de son doigt ganté l'annotation tracée à l'encre brunie avant de reprendre :
— Pourtant, lors de mon examen, à l'endroit même de cette mention, une très légère variation de brillance du support m'a poussée à approfondir. C'est alors que j'ai fait une première découverte. En employant les plus récentes techniques d'imagerie, je me suis aperçue que la note manuscrite de Harley avait été maquillée. Le « 2 » n'en avait pas toujours été un. À l'origine figurait un « 3 ». La modification a été réalisée avec un soin extrême, sans doute par un faussaire de grand talent. La composition de l'encre et son vieillissement ont été parfaitement reproduits. Il n'y avait en principe aucune chance que la manipulation puisse être découverte. Perturbée par cette falsification, j'ai alors passé le volume au peigne fin. Et j'ai finalement trouvé la confirmation de ce que le professeur pressentait. Quatre feuillets manquent. De légers écarts dans la reliure trahissent leur ancienne présence. En comparant aux autres sections qui le composent, il pourrait effectivement s'agir d'une illustration et du texte s'y rapportant.
— Où étaient situées ces pages ? demanda Ben.
— Entre le segment de « L'Arbre philosophique » et celui du « Vieux Roi et du jeune Roi ».
— Un diable sortant d'un soleil pourrait-il avoir un sens à cet endroit-là ? interrogea Karen.
— Tout à fait, répondit Folker. Ce serait d'ailleurs très cohérent dans une présentation de l'alchimie. L'importance de la lumière est essentielle, même si l'on peut s'interroger sur son association avec le démon alors qu'elle est le plus souvent considérée comme étant d'origine divine. Dans l'imagerie classique, le diable est lié aux ténèbres.
Ben s'adressa à Nancy :
— Cette page ne figure dans aucune des autres copies qui existent à travers le monde ?
— Nous identifions précisément six versions plus ou moins semblables réalisées aux alentours du XVIe siècle, la nôtre étant réputée la plus aboutie. Nous avons discrètement adressé des demandes à chacun des propriétaires, pour vérifier si leurs exemplaires pourraient receler des pages ne figurant pas dans le nôtre. À l'exception d'un collectionneur qui refuse tout contact, tous ont répondu par la négative. Les pages n'y figurent pas non plus.
— Avez-vous pu déterminer quand ces pages ont été volées ? interrogea Karen.
— Certains examens pourraient peut-être nous apporter des éléments de réponse, mais pour effectuer les analyses, il faudrait recourir à un démontage de la reliure et à l'emploi de réactifs chimiques qui risqueraient de détériorer le manuscrit. Nous nous y refusons.
Folker commenta :
— Alors nous devons nous contenter de déductions. Une modification aussi précise de la mention manuscrite de Harley demande du temps et un savoir-faire hors norme. Cela n'a pas pu être fait à la va-vite. Subtiliser les pages manquantes a sans doute également demandé plusieurs jours. Fort de ce constat, deux cas de figure se dessinent : soit les voleurs ont bénéficié de complicités au sein même de l'institution, ce qui paraît peu probable, soit ils ont profité d'un laps de temps pendant lequel le manuscrit a été, pour des raisons historiques ou techniques, moins surveillé. Deux périodes apparaissent alors. En 1997, lors du déménagement de la British Library dans ces nouveaux locaux, ou pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les pièces les plus importantes des collections ont été mises à l'abri pour échapper aux bombardements allemands.
Nancy intervint :
— Une étude même sommaire des éléments de reliure et de l'encre nous incite à privilégier une des deux hypothèses. Le vol remonterait à la période de la guerre… Aussi étrange que cette possibilité puisse paraître, un autre fait plaide en sa faveur : en 1997, le document était déjà assez connu et de nombreuses copies photographiques circulaient. Si une page avait manqué ensuite, nous en aurions eu la trace et beaucoup de personnes auraient pu en témoigner. Alors qu'à l'époque de la Seconde Guerre mondiale, seule une poignée d'érudits et de spécialistes connaissait l'existence du Splendor Solis et très peu d'entre eux l'avaient vu de leurs yeux. Les voleurs avaient toutes les chances que leur forfait ne soit jamais découvert…
Ben et Karen échangèrent un regard. Cette fois, Horwood ne fit aucun commentaire.