La salle souterraine dans laquelle furent conduits Karen et Ben n'avait rien de commun avec celle de l'interrogatoire. L'ambiance y était chaleureuse et très singulière. Avec ses tentures rouges suspendues comme des rideaux de théâtre, ses tapis épais, ses confortables fauteuils d'un autre temps, Ben trouva qu'elle ressemblait au repaire d'un pirate qui vivrait au cœur d'un volcan, ou bien à la base secrète d'un savant retiré du monde.
Le long des parois de pierre, entre les piliers supportant les arches de brique, s'étendaient de longues travées de bibliothèques aux étagères chargées de livres anciens et d'une quantité phénoménale de bibelots de toutes les époques. Au fond, installé devant un grand retable orthodoxe du XIIIe siècle représentant la Passion du Christ, un large bureau de bois sombre, massif et sobre, sur lequel un globe terrestre antique en cuivre se remarquait aussitôt.
L'homme, qui moins d'une heure auparavant les menaçait des pires souffrances, les invita cette fois à s'asseoir.
— Cette terrible méprise n'aurait jamais eu lieu si vous n'aviez pas pénétré dans la maison comme des bandits…
— C'est ce que je me suis tué à lui répéter, ironisa Ben en frictionnant ses poignets encore endoloris d'avoir été ligotés trop serré.
Leur interlocuteur prit appui sur son bureau.
— Échanger nos informations pourrait être bénéfique pour chacun de nous. J'ai des questions et vous en avez certainement aussi. Procédons par ordre. Pour me faire pardonner votre captivité, je vous laisse commencer.
Karen saisit la balle au bond et demanda directement :
— Qui êtes-vous ?
— Gábor Walczac. Citoyen hongrois. Soixante-deux ans. Négociant international, comme mon père, mon grand-père et leurs pères avant eux. Ma famille a commencé avec deux chevaux et je possède désormais une des plus importantes flottes de porte-conteneurs de la planète. Assez riche pour figurer dans les classements, assez malin pour éviter d'y apparaître. Ma réponse vous semble-t-elle assez complète ?
— C'est un bon début.
— Alors à mon tour : pourquoi vous intéressez-vous à ce cristal ?
Benjamin prit la parole :
— Nous enquêtons sur un homme, peut-être une organisation, qui dérobe des objets du même genre un peu partout dans le monde. Le cristal mis en vente à Johannesburg ressemble beaucoup à un autre exemplaire volé très récemment dans une sépulture japonaise, ainsi qu'à un autre qui a disparu du musée du Caire.
— Je n'avais jamais entendu parler de la version japonaise. Par contre…
Walczac allait en dire plus, mais il s'interrompit. En vieux roublard, il ne comptait pas faire cadeau d'une réponse qui n'aurait pas fait l'objet d'une question.
— Qui était l'homme que vous cherchez à venger ? demanda Benjamin.
— Le professeur Maximilien Köhn, un ami proche mais surtout un éminent spécialiste de l'histoire ancienne de l'Orient. Je l'ai connu voilà plus de quarante ans. Notre passion commune des antiquités a fait de nous des compagnons de route. Depuis environ trois ans, en marge de l'université de Vienne où il donnait régulièrement des cours, il travaillait pour un mystérieux mécène. On lui avait fait promettre de rester discret tant sur l'identité de son bienfaiteur que sur la nature de ses travaux. Max étant un homme de parole, il ne m'en a pratiquement rien dit. Voilà onze jours, on l'a retrouvé mort dans son bureau, et ses travaux ont intégralement disparu. Les secours ont conclu à une crise cardiaque, mais je sais que c'est faux.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? réagit Karen.
— Ce n'est pas à votre tour de poser la question, mais je vais répondre. Il se trouve que le matin même de son décès, Maximilien avait rendez-vous avec un certain Neville Desmond, représentant légal de son donateur.
Ben et Karen échangèrent un regard. Leur hôte enchaîna :
— Il devait lui exposer le résultat de ses recherches, « un aboutissement en forme d'apothéose », selon ses propres termes. Parce que je voulais lui souhaiter bonne chance pour sa présentation, nous nous sommes parlé au téléphone la veille au soir. Il était en pleine forme, très excité et convaincu que ses travaux allaient changer la lecture de l'histoire et lui valoir une reconnaissance internationale. Je ne l'avais jamais entendu aussi enthousiaste. Quelques heures plus tard, j'apprenais son décès brutal, et personne n'a plus rien retrouvé de ses années de labeur. Aucun document, pas la moindre feuille de travail, ni à l'université ni à son domicile. Comme si rien n'avait jamais existé. J'ai immédiatement demandé à des amis dans la police de rechercher ce Desmond, mais comme par hasard, ils n'en ont trouvé trace nulle part. Max a été assassiné à cause de ce qu'il a découvert, j'en ai la certitude.
Très ému, Walczac marqua un temps, puis se reprenant, demanda :
— Vous étiez présents à Johannesburg parce que le cristal constituait un appât ?
Karen répondit :
— Vous l'avez acheté pour les mêmes raisons : pour attirer celui qui devait tenter de s'en emparer.
— Exact. C'était mon seul lien avec le meurtrier. Je lui ai donc tendu un piège en inventant Marcus Bender, un acheteur qui ne paraissait pas être un adversaire trop dangereux. J'ai lancé l'hameçon, mais c'est vous qui avez mordu. Nous courons après le même homme.
— Nous commençons à être nombreux à ses trousses, commenta Karen. Lors de la vente, nous avons failli appréhender un suspect, mais il a réussi à échapper à nos agents.
— Il ne perd rien pour attendre. Je finirai par l'avoir.
— En quoi le cristal vous reliait-il au meurtrier ? intervint Benjamin.
— Maximilien m'en avait parlé. Il avait évoqué le spécimen possédé par ce milliardaire sud-africain et celui exposé au Caire. À demi-mot, il avait laissé entendre que ces antiquités constituaient les preuves irréfutables de sa découverte.
— Vous a-t-il dit de quelle façon ?
— Non.
— Il ne vous a rien révélé d'autre ?
— Il a seulement parlé d'un voyage qu'il projetait de faire en Irak pour vérifier sa théorie.
Walczac s'assombrit soudain.
— Pauvre Max… Il n'accomplira jamais son voyage. Il n'aura même pas tenu la petite pyramide entre ses mains.
L'homme releva le visage vers Ben.
— Voulez-vous voir le cristal ?
— Il est ici ?
L'homme hocha la tête.
— Alors j'aimerais beaucoup avoir cet honneur.
Walczac se dirigea vers ses bibliothèques.
— Je ne sais même plus où je l'ai posé. Il doit se trouver quelque part au milieu de mes souvenirs. Je n'ai plus vraiment ma tête, avec ce qui s'est passé ces derniers jours…
— Vous ne le conservez pas dans un coffre ?
— Cet endroit tout entier est un coffre, et du modèle le plus sûr qui soit : celui dont tout le monde ignore l'existence.
— Où sommes-nous ?
Walczac répondit en arpentant ses étagères surchargées :
— C'est vrai qu'avec votre exfiltration sous sédatifs, vous devez n'en avoir aucune idée ! Vous vous trouvez en Hongrie, à Budapest.
— En Hongrie ? s'étrangla Karen.
— Je ne mentais pas lorsque je vous disais qu'il est impossible de vous retrouver ici. Nous sommes au beau milieu des entrailles de la vieille ville, dans les souterrains qui s'étendent sous la colline du palais de Budavár. Avant la fondation de la ville, des sources ont creusé ces tunnels, qui ont été agrandis et aménagés au fil des siècles. Ils ont servi de cachette aux comploteurs et aux princes en exil. Ils ont abrité la population. Mes ancêtres y ont trouvé refuge, et aujourd'hui j'en ai fait mon quartier général.
Tout en continuant à chercher parmi la multitude d'objets, il désigna une paroi :
— À quelques mètres derrière cette roche, les touristes visitent le labyrinthe sous le château. Mes ancêtres commerçaient avec l'Asie et se sont établis dans le quartier depuis des générations. Jadis, tous les riverains possédaient leur propre accès au réseau de galeries par leur cave. On y entreposait certaines de nos marchandises à l'abri des regards indiscrets et des collecteurs de taxes, si vous voyez ce que je veux dire. C'est aussi ici que les insurgés se sont cachés des Allemands, puis des Soviétiques. Après les bombardements et la reconstruction du palais, la plupart des passages ont été éboulés ou murés, mais nous avons réussi à préserver le nôtre.
L'homme eut soudain une exclamation de satisfaction. Il tendit la main pour saisir l'objet acquis pour un demi-million de dollars, qui était simplement posé entre un vieux pot à crème en faïence et une reproduction métallique d'une voiture de sport.
— Pour Maximilien, cette curiosité était un trésor. À mes yeux, ce n'est que le souvenir d'un ami très cher, mort pour avoir voulu percer son secret. En l'achetant, j'ai eu accès à ce que les experts avaient écrit à son sujet pour le précédent propriétaire. Rien de spectaculaire. Ils se perdent en hypothèses parfois farfelues et n'apportent aucune réponse. Maximilien était bien plus doué qu'eux. Il l'a payé de sa vie.
Walczac déposa la précieuse antiquité sur son bureau, face à ses visiteurs. Il en approcha sa lampe pour mieux l'éclairer. Le cristal était d'une limpidité exceptionnelle.
— J'aurais bien aimé que Max me dise à quoi cette chose pouvait servir.
— Moi aussi, murmura Ben.
Karen se leva pour l'étudier sous un autre angle. Impressionnée, elle souffla :
— Il est plus spectaculaire en réalité qu'en photo.
— Vous savez à quoi il me fait penser tout à coup ? lui glissa Benjamin.
— À l'illustration volée dans le Splendor Solis dont nous a parlé Robert Folker, avec son démon sortant du soleil en portant une pyramide entre les mains.
— Exactement.
Karen se redressa.
— Monsieur Walczac, accepteriez-vous que l'on fasse quelques photos ?
— J'ai bien mieux à vous proposer. Je suis prêt à vous confier le cristal aussi longtemps que vous en aurez besoin pour l'étudier. En échange, aidez-moi à mettre la main sur l'assassin de Maximilien. Nos raisons de lui courir après sont différentes mais nous partageons la même envie de le coincer. Associons-nous. Servez-vous de Marcus Bender, utilisez mon piège et attrapons le salaud qui a tué mon ami. Je veux sa peau. Si nous joignons nos forces, il ne pourra pas nous échapper. Donnez-moi votre parole que lorsque vous l'aurez eu et qu'il aura balancé ce que vous voulez savoir, vous me le livrerez. Personne n'en saura jamais rien. Ce genre de pourriture ne doit pas finir devant un tribunal, parce qu'alors, ils s'en sortent toujours mieux que leurs victimes.