70

Karen gisait sur un lit métallique, inconsciente. Benjamin avait passé la nuit à la veiller, inquiet de la trace d'injection qu'elle portait au cou. Bien que tout près d'elle, il la sentait absente, loin. Il avait rarement autant détesté un sentiment. Pour tuer le silence et se rapprocher d'elle malgré tout, il lui avait parlé, longuement. Même si cet échange à sens unique s'était révélé frustrant, son monologue lui avait au moins permis de comprendre à quel point la jeune femme comptait désormais pour lui. Il lui avait parlé de tout — même de lui — avec une liberté qui pour une fois, n'était pas teintée de nostalgie ou de regret. Pourtant, il ne savait finalement presque rien d'elle, ni de son passé ni de ceux qui faisaient sa vie. Trop souvent dans leurs rapports, il avait le sentiment que la jeune femme se limitait à son devoir de réserve d'agent gouvernemental alors qu'au-delà des convenances, il détectait en elle autre chose.

Lorsque, en haut du mur, par l'inaccessible fente horizontale qui faisait office de fenêtre, les premiers rayons du jour filtrèrent, la jeune femme n'était toujours pas revenue à elle. Ben reçut l'apparition de l'aube comme une gifle : toute la nuit avait passé, et toujours aucun signe d'amélioration. L'angoisse le submergea. Il s'affola, appela à l'aide, tambourina à la porte, mais l'écho de son vacarme se perdit dans le dédale de cette forteresse inconnue sans que personne ne vienne.

Il avait déjà vu Karen dormir, mais jamais encore il ne l'avait vue inerte. Ne plus percevoir son énergie, ce mélange de conviction profonde et de volonté, le perturbait au plus haut point. Tout ce qui faisait la personnalité de la jeune femme — en premier lieu sa voix et ses regards aussi pétillants que son esprit — lui manquait. Acceptant mal son impuissance à la secourir, il avait accompli le seul soin dont il était capable en la circonstance, à savoir prendre son pouls. Cela lui avait permis de vérifier si son cœur battait régulièrement, mais surtout de sentir la chaleur de son bras et de se rassurer lui-même. Ce dérisoire alibi médical l'avait apaisé. Incapable de lâcher sa main et de s'éloigner jusqu'à son propre couchage, il était demeuré depuis assis par terre, adossé au mur, près de sa complice, caressant ses doigts fins.

Il regarda pour la énième fois autour de lui. Il avait eu tout le temps de détailler leur cellule. Une porte d'acier, un cabinet de toilette sommaire, un mobilier de fer minimal boulonné au sol et peint du même gris que les parois.

Tout à coup, au creux de sa paume, les doigts de la jeune femme remuèrent. Il fut soulevé par l'enthousiasme et tenta de la tirer de sa torpeur :

— Karen, vous m'entendez ? C'est Ben. Je vous en supplie, réveillez-vous…

Elle gémit, tendit un bras qui vint heurter l'épaule de l'historien. Le contact la fit réagir.

— Vous revoilà enfin, murmura Horwood. Bon sang, ce que j'ai pu avoir peur pour vous…

Soulagé, il lui caressa le front. Plusieurs expressions se dessinèrent sur son visage avant qu'elle n'ouvre lentement les yeux. Elle le dévisagea comme si elle le découvrait pour la première fois. Ben la trouva d'une lumineuse beauté, mais elle ne semblait toujours pas le reconnaître. Il redouta aussitôt qu'elle n'ait perdu la mémoire. Elle eut un mince sourire.

— J'ai rêvé ou je vous ai entendu me parler ? J'adore votre voix quand vous me suppliez…

Ben comprit que l'agent Holt n'avait rien oublié du tout. Elle se redressa avec difficulté.

— J'ai soif, dit-elle simplement.

Horwood se précipita dans le cabinet de toilette et lui ramena un quart en aluminium rempli d'eau. Elle but à petites gorgées en découvrant leur prison.

— Où sommes-nous ?

— Aucune idée, ils m'ont bandé les yeux en sortant du pub. Je sais juste qu'ils m'ont embarqué en hélico. Le vol n'a pas duré très longtemps et à l'arrivée, le vent soufflait en rafales. J'ai cru sentir des embruns. Peut-être une côte, ou une île.

— Vous aviez raison hier soir.

— À quel sujet ?

— C'était une nuit à se faire enlever par les extraterrestres.

Elle frictionna son cou à l'endroit de l'injection et grimaça.

— Des Klingons ne m'auraient peut-être pas fait aussi mal… En tout cas, la prochaine fois, c'est moi qui choisis le pub où on s'arrête pour téléphoner.

— Puisqu'on en est aux reproches sournois, la prochaine fois, je ferai appel à des professionnels si je dois faire identifier un cadavre, parce que Wheelan est bel et bien vivant.

Cette révélation acheva de sortir Karen de sa léthargie.

— Comment est-ce possible ? J'ai moi-même validé l'identification des restes de sa dépouille à la morgue. Tout concordait, même les empreintes dentaires.

— À croire que nos adversaires sont encore plus forts qu'on ne le pensait. Mais le fait est que j'ai parlé au professeur hier soir. Très en forme d'ailleurs. Il n'a rien dit sur ceux qui l'ont endoctriné mais une chose est sûre : il est convaincu d'avoir pris le parti des meilleurs.

La jeune femme remarqua la tenue de Ben.

— Que faites-vous en combinaison militaire ?

Ben lui désigna ce qu'elle-même portait.

— Vous avez la même…

Karen baissa les yeux vers sa propre tenue kaki et demanda immédiatement sur un ton suspicieux :

— Qui m'a habillée ?

— Ils m'ont obligé à enfiler la mienne à mon arrivée ici, en me confisquant au passage mes fringues offertes par le gouvernement, ma montre et mon téléphone. Pas vous ?

— J'étais droguée. Je ne sais pas qui m'a enfilé ça…

Ben leva les mains pour se disculper.

— Je n'y suis pour rien. Jamais je ne me serais permis de vous déshabiller sans votre permission.

— En général, vous sortez ce genre de blague un peu lourde dans les cas désespérés…

— La situation est grave, mais ce n'est pas une blague. Jamais je ne vous aurais retiré vos…

Plongée dans ses pensées, Karen ne l'écoutait plus. Elle lâcha soudain :

— C'est sûr, ils vont me tuer.

La remarque tétanisa Horwood.

— Pourquoi dites-vous une chose aussi horrible ?

— Soyez réaliste. En tant qu'agent, je suis une menace pour eux. Le simple fait de savoir que Wheelan est encore en vie me condamne. D'ailleurs pourquoi s'encombreraient-ils de moi ? Ils n'ont besoin que de vous. Je suis le pion, vous êtes le cavalier. Je ne vais pas faire long feu. Le manuel est clair, celui qui en sait le plus survit le plus longtemps. L'autre ne sert qu'à faire pression sur lui.

— Ils n'ont peut-être pas lu ce manuel-là…

— Rigolez, mais en attendant, ils appliquent la procédure à la lettre. Ils nous retirent nos effets, nous isolent, nous suppriment tout repère temporel et nous laissent mijoter.

— J'en viens presque à regretter les brutes qui travaillaient pour ce bon vieux Walczac. Mon sac de croquettes pour chat me manque aussi…

— Benjamin, ils vont sans doute se servir de moi pour vous contraindre. Vous ne devez pas leur céder. Quoi qu'ils me fassent, ne vous laissez pas manipuler.

— Nous n'en sommes pas là.

— Nous y serons vite. Vous verrez. Ils ne reculeront devant rien.

— Je n'aime pas vous entendre parler ainsi.

— Il le faut pourtant. Nous avons affaire à bien plus que des professionnels. Ceux qui me sont tombés dessus pendant que j'attendais dans la voiture étaient parfaitement rompus à ce genre d'opération. Des soldats, sans doute sortis du même moule que ceux qui avaient tenté de dérober la pyramide à Oxford. Ces gars sont entraînés et, plus grave encore, ils sont motivés. Ils sont prêts à tout pour assurer la victoire à leur camp. Des mercenaires ne se suicident pas comme l'a fait le captif d'Oxford. Ces types agissent pour une cause à laquelle ils croient. Ces ennemis-là sont les pires.

— Hier soir, lorsque le professeur m'a annoncé que vous étiez déjà prisonnière, j'ai voulu lui casser la figure. Je n'ai même pas eu le temps de poser la main sur lui que trois de ces types m'avaient déjà ceinturé.

— Vous avez voulu lui casser la figure ? C'est trop mignon.

— Foutez-vous de moi.

Karen observa soudain la pièce avec suspicion. À voix basse, elle glissa :

— Pourquoi nous ont-ils laissés ensemble ? Logiquement, nous devrions être séparés.

Ben allait lui répondre, mais elle l'en empêcha en lui posant un index sur les lèvres. Dans un de ces mouvements dont elle avait le secret, elle s'assit avec souplesse sur le rebord du lit. Elle glissa ensuite doucement sa main derrière la tête de l'historien pour l'attirer à elle. Ce geste presque tendre, pour ne pas dire intime, avait quelque chose d'incongru, surtout dans le contexte de leur captivité. En d'autres circonstances, il aurait pu être l'expression d'un lien amoureux. La confusion s'empara d'Horwood alors que Karen se penchait pour lui murmurer à l'oreille :

— Ils nous espionnent. Ils espèrent que nos conversations les renseigneront.

Bien que ces deux phrases soient assez simples, Ben n'en comprit même pas la moitié tant il était troublé. Sentir la joue de Karen effleurer la sienne, le contact de sa peau tandis que son souffle lui réchauffait le cou l'empêchait de réfléchir. Jamais leurs visages n'avaient été aussi proches. Ils se tenaient si près que leurs cheveux se mêlaient.

Ben s'écarta légèrement pour mieux revenir à lui. Karen crut qu'à son tour, il allait lui faire une confidence, mais il se contenta de lui déposer un baiser à la commissure des lèvres en soufflant :

— Il arrive que mon corps fasse ce qu'il veut même si mon cerveau est captivé.

En croisant le regard de la jeune femme, Benjamin comprit immédiatement qu'elle n'était au mieux pas réceptive, et au pire, choquée. Il recula et changea aussitôt de ton :

— Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris. Mon comportement est tout à fait inapproprié. Je vous prie de m'excuser. Je vais me contenter de continuer à faire des vannes. Sentez-vous libre de coller votre tête contre la mienne pour me murmurer ce que vous voudrez et je vous promets de garder une attitude parfaitement professionnelle.

La surprise passée, Karen lui offrit un sourire éclatant accompagné d'un clin d'œil.

— Vous n'avez pas le droit de jouer avec moi, protesta Ben, c'est cruel.

Elle lui désigna l'ouverture en haut du mur et s'approcha à nouveau tout près de lui.

— Prenez-moi dans vos bras, monsieur Horwood… et faites-moi la courte échelle pour que je monte voir ce que l'on peut repérer.

Puis, lui enserrant délicatement le visage de ses deux mains, elle ajouta :

— Il n'y a donc pas que les momies, les statues ou les chiens qui vous intéressent ?

Horwood s'efforça de contenir le cyclone qui le traversait. Il se crispa pour bloquer toute manifestation d'émotion et, se relevant en vacillant, se mit en position avec la grâce d'un artiste de cirque ivre mort.

Petit sourire en coin, Karen posa le pied au creux de ses mains jointes puis se hissa jusqu'à se jucher sur ses épaules. Elle se dressa sur la pointe des pieds pour mieux voir, le labourant au passage. Ben serra les dents de douleur, mais il n'était pas question qu'il se plaigne.

Lorsqu'elle redescendit, Benjamin avait mal mais s'en moquait. De façon assez peu responsable, il était bien plus heureux de faire l'acrobate avec Karen — à qui cette combinaison allait fichtrement bien — qu'inquiet des dangers encourus. Elle se colla presque à lui pour lui murmurer :

— Je n'ai pas vu grand-chose à part des rochers et des oiseaux marins. Par contre, la forme de la fenêtre et l'épaisseur des murs me font penser à un blockhaus.

Le bruit de l'ouverture des verrous de la porte ne leur laissa pas le temps de s'en dire davantage.

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