Au cœur d'un paysage escarpé et sauvage, l'étroit sentier montait en dominant la mer. Sous le soleil éclatant, l'étendue bleue se mouchetait d'innombrables pointes d'écume immaculée. Au gré du vent apaisé, les odeurs de tourbe se mêlaient aux parfums du large. Entre deux souffles de brise, Benjamin sentait les rayons solaires lui chauffer le visage. Devant lui, un homme ouvrait la marche.
— Savourez ce temps magnifique, monsieur Horwood. Le charme et la force de ce lieu unique tiennent aussi à sa météo : tantôt le paradis, tantôt l'enfer, plusieurs fois par jour. Jamais le temps de s'habituer. Toujours des raisons de s'abriter ou de s'exposer, de craindre ou de s'émerveiller. Ces terres vierges nous offrent sans cesse les deux émotions les plus extrêmes qui soient. C'est un environnement trop exigeant pour ceux qui n'aspirent qu'à une vie facile, mais un exceptionnel creuset pour ceux qui sont convaincus d'avoir quelque chose à faire de leur existence.
— Où me conduisez-vous ?
— Là où vous pourrez comprendre.
Benjamin suivait son guide en l'observant exactement sous le même angle que lors de leur brève entrevue à la vente aux enchères de Johannesburg. Trois quarts dos, offrant la même vision de ces cheveux tellement brillants et bien coiffés qu'il aurait pu s'agir d'une perruque. Cette fois, l'homme ne portait plus un costume d'excellente coupe, mais un épais pull de laine avec des empiècements de cuir aux coudes et un pantalon de velours côtelé qui lui dessinait la silhouette rustique d'un gentleman-farmer. Il fallait qu'il soit sacrément sûr de lui pour être seul et apparemment sans arme en compagnie de Benjamin, libre de ses mouvements. À défaut de l'attaquer, Horwood envisageait de s'échapper si le terrain devenait plus favorable.
La pente ascendante s'accentua, le tracé sinueux du chemin se faufilant entre reliefs granitiques et belles étendues de bruyère.
— Vous comptez m'enrôler comme vous l'avez fait avec le professeur ?
— J'en ai l'espoir. Votre expertise serait très utile à notre groupe, mais je suis lucide. Votre formation et votre parcours ne vous ont pas préparé à notre rencontre. Je le sais et je vous respecte.
— Vous kidnappez de manière aussi brutale tous ceux pour qui vous avez du respect ?
— M'auriez-vous écouté sans cela ? Nous devons apprendre à nous connaître, à nous apprivoiser. Il ne s'agit pas de vous forcer. Vous avez sans doute des demandes, peut-être des conditions à formuler, et nous serons à votre écoute.
— Chaque homme a son prix, c'est ça ?
— Je préfère considérer que chaque homme a ses raisons. L'argent n'est jamais une fin en soi — sauf pour les imbéciles, ce que vous n'êtes pas.
Le sentier bifurqua, offrant un panorama complètement renouvelé. Benjamin lança :
— Comment pourrais-je travailler avec quelqu'un dont je ne connais même pas le nom…
L'homme se retourna aussitôt et lui fit sereinement face. Plus encore dans cet environnement âpre que dans celui policé de la salle des ventes, son regard limpide s'avérait impressionnant, presque intimidant. Ben et lui ne devaient avoir que quelques années d'écart.
— Je me nomme Kord Denker, annonça-t-il en tendant la main.
Ben ne la saisit pas et, le regardant droit dans les yeux, énuméra calmement :
— Nathan Derings, Nikolaï Drenko, Niels Debner, Nino Daelli… Pourquoi ce nom-là serait-il plus authentique que les autres ?
— Parce que le professeur m'a prévenu qu'être honnête avec vous était le seul moyen de vous convaincre.
— Pourquoi tous vos noms d'emprunt commencent-ils par les initiales « N.D. » contrairement à celui que vous prétendez être le vrai ?
— Chacun accorde à ses affections la place qu'il peut dans sa vie. Il m'est souvent nécessaire d'endosser toutes sortes d'identités, mais en utilisant les initiales de ma mère, j'aime l'idée de lui rendre hommage tout en restant fidèle à moi-même.
Non sans provocation, Ben demanda :
— Est-elle fière de ce que vous faites ?
L'homme répondit avec calme et assurance :
— Elle n'a pas eu l'occasion d'en être témoin. Elle s'est sacrifiée pour que je puisse grandir et survivre à notre famille, que je qualifierais sobrement de dysfonctionnelle. Elle fut mon rempart, mon filtre entre la part infernale de notre héritage et la fabuleuse chance qu'il représente. C'est en son honneur que j'ai choisi de porter son nom et pas celui de mon père. Mais pour répondre à votre question, je crois qu'elle approuverait mes choix.
— Y compris les moyens violents que vous n'hésitez pas à employer ?
— Est-ce à un historien que je dois rappeler que même les desseins les plus nobles font malheureusement toujours quelques innocentes victimes ?
Denker prit son temps avant d'ajouter :
— Par contre, en ce qui vous concerne, je ne doute pas un seul instant que votre mère soit très fière de vous. J'espère que vous la retrouverez vite. Habite-t-elle toujours cette charmante maison couverte de glycine près de Watford ?
Benjamin s'efforça de se contrôler. Denker détourna le regard vers le large et confia sur un ton plus personnel :
— Je vous envie de pouvoir encore la serrer dans vos bras. Je souhaite sincèrement que vous puissiez le faire très longtemps. Votre mère, comme la mienne, a épousé un homme par amour et s'est aperçue plus tard qu'il n'était pas ce qu'il paraissait être. J'ai retenu la leçon. J'imagine que vous également…
Denker se remit en marche, laissant son visiteur à ses réflexions. Ben était écartelé entre les sentiments paradoxaux que lui inspirait l'individu. Cet homme dégageait un indéniable charisme et son intellect pouvait séduire. Mais lorsque Benjamin songeait à tout ce que ce probable cerveau des opérations commando criminelles savait de lui et de sa famille, il ne se faisait aucune illusion sur la façon dont il risquait de s'en servir. Ben le laissa prendre quelques pas d'avance pour mieux l'observer. Vêtu comme un homme d'un certain âge, mais se déplaçant avec la démarche féline d'un sportif parfaitement entraîné. Un ton pondéré et une absolue maîtrise de son vocabulaire, mais des intonations et un regard qui trahissaient la fougue intérieure, jusqu'à la rage. Le moins que l'on puisse dire était que Denker échappait aux archétypes.
Lorsque le sentier s'élargit, le maître des lieux se retourna pour attendre celui qui, malgré ces civilités, restait son prisonnier.
— Je sais que votre nuit a été courte. Rassurez-vous, nous ne sommes plus très loin. Concernant votre hébergement, je vais donner des instructions pour que miss Holt et vous soyez logés de façon plus confortable.
Bien que s'exprimant avec une diction soignée qui attestait de son excellente éducation, l'homme ne faisait preuve d'aucune affectation, d'aucun maniérisme. Ben hâta le pas, résolu à entrer dans le vif du sujet.
— Dans quel but volez-vous toutes ces antiquités ?
— Épargnons-nous les circonvolutions inutiles, monsieur Horwood. Vous savez parfaitement que je m'intéresse au Premier Miracle.
— Soit, gagnons du temps. Pourquoi y mettez-vous un tel acharnement, quitte à faire quelques « innocentes victimes » ?
— Au nom d'un rêve. Pour reprendre le contrôle d'un monde qui se perd. Il nous faut le secret de ce miracle-là pour en accomplir un autre et contrer ceux qui nous étouffent et nous conduisent à notre perte. L'expérience des savants sumériens nous en offre la chance. Grâce à ce pouvoir, nous ferons en sorte que les progrès ne soient plus uniquement des sources de profit. Grâce à cette puissance, nous pourrons empêcher les entreprises et les gouvernements d'asservir avec cynisme ceux qu'ils sont censés servir. Grâce à cette énergie, nous arrêterons ceux qui détruisent pour produire toujours plus. Il le faut, car le temps presse. Nous sommes en sursis. Notre environnement se dégrade plus rapidement que les mentalités ne progressent. Si personne ne fait rien, nous disparaîtrons avant d'avoir corrigé les erreurs que certains persistent à commettre par pur égoïsme. Pour qu'un futur soit possible, d'autres forces doivent s'imposer. Il faut qu'elles surpassent les mauvaises excuses et les vaines promesses. Devant la puissance de ce miracle, ceux qui se cachent derrière des idéaux pour mieux les pervertir devront s'incliner.
— J'avoue que j'ai toujours eu un faible pour les idéalistes. Quel programme ! Il ne me déplaît pas mais, sans chercher à vous offenser, je le trouve un brin naïf.
— Quelle importance ! Chacun peut penser ce qu'il veut, cela ne m'empêche pas d'éliminer ceux qui se dressent en travers de mon chemin et de continuer à avancer. J'en ai les moyens.
— Qui vous finance ?
Denker éclata d'un rire sincère.
— Le professeur m'avait prévenu que vous pouviez être très direct.
— Pas de circonvolutions entre nous, monsieur Denker, vous l'avez dit vous-même. Vos spectaculaires opérations et les hommes très entraînés que vous employez doivent vous coûter une fortune. Qui paie ?
L'homme revint sur ses pas pour s'approcher de son interlocuteur. Comme s'il partageait un secret, il murmura :
— Le diable, monsieur Horwood. Le diable me paie tout ce que je veux. Un de ces jours, si vous êtes gentil, je vous emmènerai sur sa tombe.