Fébrile, Fanny enfila des gants de coton et délia le pochon de velours pour en libérer l'antique pyramide. Ben la regardait officier.
— C'est bizarre, lui confia-t-elle, je me fiche éperdument que cet objet puisse valoir un demi-million. Par contre, l'avoir entre les mains me fait de l'effet. C'est une émotion quasi physique. Il m'impressionne. Je n'ai jamais tenu ou même entendu parler d'un artéfact aussi particulier. Je serais bien incapable de savoir dans quelle collection de musée on pourrait le classer. Emblème ? Outil ? Œuvre ? Il échappe à toute catégorie.
Elle le déposa délicatement sur un plateau.
— Il pèse son poids. Belle densité. La précision de la fabrication est époustouflante. Admire la perfection des angles… Il n'y a pas un micron de jeu entre la sphère de cristal et son support. L'ajustement de la géométrie est digne des machines-outils modernes.
Benjamin s'accroupit pour observer l'objet au ras de la table en croisant ses bras sous son menton.
— À quel examen veux-tu le soumettre d'abord ?
— Je pencherais pour l'étude des traces d'oxydation, puis je m'intéresserais à la technique de taille des symboles. Je me demande s'ils ont été coulés dès sa création ou gravés ensuite. Un passage au microscope électronique devrait pouvoir nous révéler d'éventuelles traces d'outils de taille et nous renseigner. Il faut aussi lui faire subir la batterie classique : magnétisme, radioactivité, spectromètre…
Sans toucher la petite pyramide, Ben positionna la pointe de son majeur au-dessus du sommet.
— J'essaierais bien de faire réagir la pierre à des rayonnements lumineux, histoire de voir comment elle interfère. Le cristal n'est pas homogène. Suivant l'angle d'exposition, les résultats doivent changer. Et tu l'as dit toi-même, les minéraux ne sont sans doute pas de la même nature sur les autres exemplaires disparus.
— J'aimerais beaucoup pouvoir étudier les quatre en parallèle.
— Vois déjà ce que tu peux tirer de celui-ci. Je te rappelle que pour l'obtenir, j'ai été obligé de me fourrer la tête dans un sac de croquettes pour chat.
Miss Holt entra dans l'appartement.
— Vous laissez toujours la porte ouverte ?
— J'en ai assez de faire le portier. Qu'elle soit ouverte ou fermée, tout le monde débarque ici. Mon refuge est un vrai hall de gare…
— Fanny, votre escorte est arrivée. Vous êtes impatiemment attendue au laboratoire d'investigation avec l'objet. Enfin un sujet d'expérience digne de leurs ambitions. Ça va les changer.
— Merci, Karen, je file tout de suite.
— Benjamin, dès que nous aurons accompagné Mlle Chevalier, puis-je vous prendre un peu de votre temps ? J'aimerais avoir votre avis sur un point.
Horwood décela une affectation inhabituelle dans sa façon de s'exprimer.
Le trio quitta la pièce. Ben souhaita bon courage à Fanny et suivit Karen vers la cage d'ascenseur.
— Où m'emmenez-vous ?
— Dans une zone de nos services dont vous n'êtes pas supposé connaître l'existence. J'ai besoin de votre regard d'expert. Les choses avancent vite.
Lorsqu'ils furent seuls dans la cabine, Karen expliqua :
— Nous avons du nouveau au sujet des hommes d'Oxford.
— Génial, ça n'a pas traîné !
— Hormis le fait qu'ils soient âgés d'environ vingt-huit ans et de type caucasien, nous avons confirmation que nous ne savons absolument rien d'eux.
— Suis-je supposé accueillir cette absence d'infos comme une bonne nouvelle ? fit Ben, surpris par l'écart entre l'effet d'annonce et son contenu.
— Plus ou moins. Ils ne portent aucun signe distinctif, aucun tatouage, et ni leurs empreintes, ni leur visage, ni même leur ADN n'apparaissent dans des fichiers auxquels nous pouvons avoir accès. De plus, ne les ayant jamais entendus prononcer le moindre mot, nous ignorons même dans quelle langue ils s'expriment.
— Formidable. Moins on en sait, mieux on se porte. Blague à part, le prisonnier finira bien par parler. Vous n'avez qu'à demander à votre Grand Manitou de lui faire une piqûre de sérum de vérité.
— J'ai bien peur que cela ne serve à rien.
— Pourquoi ? Ils sont immunisés ?
— Le pion que nous avions capturé s'est suicidé.
— Pardon ?
— Je n'ai pas voulu vous l'annoncer devant Fanny pour ne pas l'inquiéter.
— Vous avez eu raison, laissons-la se concentrer sur la pyramide au cristal et continuons à ramasser les détritus ensemble dans la rue. Pardonnez ma question, mais ce type n'était-il pas sous la surveillance de vos collègues ?
— Si, et ils ont suivi le manuel à la lettre. Le captif a été placé à l'isolement après avoir été débarrassé de tous ses effets personnels. Il n'avait plus sur lui qu'une tunique en intissé de type hospitalier. À son réveil, son premier geste conscient a été de se supprimer. Il dissimulait une capsule de poison dans sa bouche. Il est mort trop rapidement pour que l'on puisse tenter quoi que ce soit.
— J'aurais juré que plus personne n'utilisait ce genre de méthode…
— Nous le pensions aussi. C'est d'ailleurs pour cela que les procédures ne spécifient plus la vérification de la bouche des prisonniers.
L'ascenseur s'immobilisa et s'ouvrit sur un couloir en béton brut au plafond duquel couraient des tuyaux de toutes sortes.
— J'espère que vous ne m'emmenez pas à la morgue ? Je ne supporte pas la vision des cadavres.
— J'ai pourtant lu dans votre dossier que vous nourrissez une véritable fascination pour les momies.
— Ce n'est pas du tout la même chose.
— Un mort tout sec, c'est toujours un mort.
— Les médecins légistes et les archéologues ne peuvent que désapprouver ce raccourci.
— Je les comprends, mais pour ma part, j'ai déjà assez de boulot avec les vivants.
Karen s'arrêta au seuil d'une porte sans poignée au-dessus de laquelle était encastrée une petite caméra.
— Karen Holt, accompagnée, articula-t-elle en regardant l'objectif.
Un déclic électrique débloqua l'ouverture. Ils pénétrèrent dans une vaste salle plongée dans une semi-obscurité, dans laquelle s'étiraient plusieurs rangées de consoles en enfilade, bardées d'écrans, de signaux et de commandes, devant lesquelles des dizaines d'agents assis pianotaient. Les moniteurs déversaient des flots ininterrompus de données, de paramètres, de chiffres et d'images.
— Bienvenue dans notre PC de surveillance et de communication qui n'existe pas.
— Une vraie salle de lancement de fusées, ou plutôt un sous-marin.
— Le terme de sous-marin est assez approprié, surtout étant donné la profondeur à laquelle nous nous trouvons. Mais je vous préviens, Benjamin : si vous faites seulement mine d'espionner un seul de ces écrans, je serai obligée de vous abattre froidement pour haute trahison.
— Ne vous moquez pas de moi. Au fond là-bas, j'en vois un qui regarde des dessins animés.
— Vous allez donc mourir à cause d'un épisode de Scooby Doo, tout ça parce que les agents de permanence ont accès au câble pour se détendre pendant leur pause…
Ils partagèrent un rire qui ne cadrait pas vraiment avec l'austérité studieuse du lieu. L'agent Holt amena l'historien jusqu'à un poste devant lequel opérait un homme étonnamment jeune.
— Je vous présente l'un de nos meilleurs analystes, Tyler. Et voici Benjamin, enquêteur.
Le technicien hocha la tête sans quitter son écran des yeux. Holt demanda :
— Pouvez-vous nous montrer les captations d'Oxford, s'il vous plaît ?
Le jeune homme fit défiler une liste de dossiers et cliqua sur l'un d'eux. Alors que des vues du jardin s'affichaient sous différents angles, Karen expliqua :
— Les abords de la résidence étaient truffés de caméras. Nous ne voulions pas risquer de nous faire surprendre par nos invités. En visionnant les fichiers, un point a immédiatement attiré notre attention, surtout concernant l'individu que vous pouvez suivre sur la droite.
Ben observa les images avec attention. Après lui avoir laissé quelques instants, Karen l'interrogea :
— Qu'en dites-vous ?
— Il court plus vite que moi, ça c'est sûr. Il a l'air de savoir où il va…
— Rien ne vous choque dans son comportement ?
— Si. Il piétine les fleurs sans ménagement, c'est effectivement très choquant, surtout dans une cité aussi respectueuse des traditions qu'Oxford.
Ben plissa les yeux, tentant de se concentrer sans trop savoir sur quoi.
— L'individu semble légèrement plus vif que son acolyte, fit-il au bout de quelques secondes, mais je ne décèle rien d'autre de particulier. Mettez-moi sur la voie.
— Plus vif, c'est le mot. J'imagine que dans le cadre de vos études, vous avez dû visionner de nombreuses images de soldats au combat.
— Plus qu'à mon goût, en effet, mais les circonstances et le type de prises de vues étaient très différents. Difficile de comparer. Désolé, mais je ne vois toujours pas.
— Regardez comme il cavale. Vous allez le voir sauter un muret de plus d'un mètre sans même paraître faire un effort.
— Ne le prenez pas mal, Karen, mais vous courez un peu comme ça…
— Je vous promets qu'il existe quand même une différence entre ce type et moi.
— C'est vrai, il a beaucoup moins de charme que vous.
Le nez dans son clavier, Tyler sourit sans oser vérifier l'effet que produisait la remarque sur l'agent Holt.
De caméra en caméra, Ben suivait la progression des deux hommes dans le jardin. Celui qui semblait le plus rapide s'adossa à la maison sans donner le moindre signe d'essoufflement et fit la courte échelle à l'autre, avant de le rejoindre à l'intérieur d'un seul bond impressionnant.
— Il bouge comme un ninja, commenta Ben.
— C'est lui que nos forces d'élite ont été contraintes d'abattre. Son comportement nous a incités à pratiquer une autopsie et des analyses complémentaires.
— Il était sous l'effet d'une drogue ?
— Il avait pris de la méthédrine. Savez-vous ce que c'est ?
Surpris, Ben marqua un temps avant de répondre :
— Tous ceux qui s'intéressent à la Seconde Guerre mondiale le savent : c'est de la méthamphétamine, une belle saloperie qui élimine la sensation de fatigue. Le sujet est aussi en proie à une confiance en soi irraisonnée et fait preuve d'agressivité. Cette substance fut autrefois massivement produite en Allemagne sous le nom de Pervitin, parce qu'Hitler en gavait ses troupes. Les effets psychiques de ce poison étaient si dévastateurs que plus aucune armée au monde n'en a utilisé depuis.
— Nous en étions convaincus nous aussi, mais il faut croire que quelqu'un est en train de la remettre à la mode.
L'esprit de Ben tournait à toute allure. Il demanda :
— À tout hasard, avez-vous identifié le poison utilisé par le prisonnier pour se suicider ?
— Du cyanure, stocké dans sa dernière molaire.
— Le moyen préféré des nazis.
— Qu'en pensez-vous, monsieur l'historien ?
— Churchill a bien fait de créer votre service.