À son réveil, Ben chercha aussitôt la silhouette à son chevet.
— Karen ?
Une voix masculine lui répondit :
— Miss Holt n'est plus là.
— Elle était ici voilà quelques minutes.
— Vos « quelques minutes » ont duré plus de trois jours. J'avais été averti que vous étiez un gros dormeur, mais pas à ce point-là… Néanmoins, je suis très heureux de vous récupérer.
Avec difficulté, pensant découvrir un médecin, Ben se tourna vers son interlocuteur, mais une surprise l'attendait.
— Jack ?
— Quelle familiarité… Malgré vos allégations condescendantes, les universitaires seraient-ils finalement des garçons aussi faciles que les agents du renseignement ?
— Vous préférez que je continue à vous appeler « Mon Petit Poney » ?
— Seconde fois que vous ouvrez la bouche et vous me tapez déjà sur les nerfs. Quand je pense que je me suis réjoui que vous ayez survécu…
— Que faites-vous ici ?
— Je me le demande, étant donné la quantité de problèmes qui m'attend à Londres.
— Avouez-le, vous vous faisiez un sang d'encre pour moi. J'en suis touché.
Le patron du service hésita à répondre, comme si sa pudeur s'en trouvait remise en cause.
— Il est vrai que j'ai eu peur pour vous. Mais ce n'est pas pour le plaisir de voir ces demoiselles tenter de vous redonner forme humaine et changer vos pansements que j'ai fait le trajet.
— Vous étiez là lorsque les infirmières s'occupaient de moi ?
— Effectivement, et je ne souhaite ce spectacle qu'à mes pires ennemis.
Benjamin était scandalisé.
— Elles sont supposées faire sortir les étrangers pendant les soins.
— Tout dépend de l'étranger. Tout dépend du malade. Peu sont aussi protégés que vous.
— Vous n'êtes même pas de ma famille et vous avez vu mes fesses ?
— Vous pratiquez d'étranges mœurs, monsieur Horwood, sans doute liées aux cultures primitives qui fascinent tant les gens de votre milieu. Pour ma part, montrer ses fesses ne constitue en aucune manière un signe d'appartenance à un clan. Je n'ai jamais vu l'arrière-train de la plupart des gens de ma famille. Dieu m'en préserve. Si vous connaissiez mon horrible tante Abigail, vous comprendriez.
Ben ouvrait des yeux ronds — surtout le gauche étant donné son bandage.
— Rassurez-moi, vous n'êtes pas venu jusqu'au Caire pour mater mon anatomie ?
— Bien sûr que non, même si je dois avouer que je n'ai jamais dénombré autant de bleus sur un seul corps. Mais vous avez raison, d'autres questions m'amènent.
Ben parut soudain préoccupé, comme si un fait important venait de lui revenir.
— Pourrions-nous en discuter en mangeant ? Mon estomac qui se réveille aussi m'indique que je crève de faim…
— On m'avait également parlé de votre métabolisme d'enfant qui réclame du miam-miam après son gros dodo.
— Je ne vous permets pas.
— Si vous faites des caprices, vous n'aurez pas de miam-miam. Voilà des heures que Petit Poney attend le réveil de la Belle au scaphandre dormant, alors je vous remercie de me répondre avant de commander votre pitance. Ce ne sera pas long.
Benjamin resta sans voix. L'homme enchaîna :
— J'ai deux questions cruciales à vous poser. Elles sont tellement importantes que je n'ai délégué à personne le soin d'en recueillir les réponses. Primo : dans ce tombeau, avez-vous identifié ce dont nos adversaires voulaient s'emparer ? Secundo : avez-vous trouvé des éléments susceptibles de nous révéler la véritable valeur des antiquités volées ? Je songe évidemment aux petites pyramides.
— Je n'ai pas de réponses satisfaisantes à vous apporter. Vous avez le droit d'être déçu. J'ignore ce que nos adversaires pouvaient convoiter. D'ailleurs, eux-mêmes ne le savaient sans doute pas non plus. Le tombeau était vierge de toute intrusion et personne n'en connaissait le contenu. Si nous ne les avions pas devancés, ils se seraient retrouvés comme nous, à explorer et prélever ce qu'ils pouvaient. D'autre part, concernant ce que notre moisson pourra nous apprendre, il va falloir attendre qu'on l'étudie. Certains éléments découverts sur le site m'ont paru très prometteurs, mais je n'ai pas eu le loisir de les évaluer. Nous y verrons plus clair lorsque nous les aurons expertisés en détail. L'agent Holt m'a dit que Fanny était déjà au travail.
— Dois-je vous rappeler que nous jouons contre la montre ?
— J'en suis parfaitement conscient.
— Vous avez quand même dormi trois jours…
— J'aime vraiment cette impitoyable mauvaise foi dont j'aurais sans doute moi-même fait usage si j'avais été à votre place. Vous n'aurez qu'à décompter mes jours de coma de mes congés. Blague à part, ce que j'ai vécu dans le tombeau m'a très efficacement rappelé à quel point chaque seconde compte. À ce sujet, je dois vous préciser que durant le peu de temps dont nous avons disposé auprès du sarcophage et de son contenu, j'ai été obligé de faire des choix. Il y avait bien plus à rapporter que ce que nous avons pu embarquer. J'ai essayé d'opérer la sélection la plus judicieuse possible, mais les circonstances étaient particulières et je ne suis pas égyptologue.
— Vous avez fait au mieux. C'est déjà beaucoup. Le coup est joué, nous ferons avec. Comment s'est comporté M. West ?
— Pour des raisons personnelles, j'ai d'abord été perturbé par sa présence…
— J'ai appris cela.
— … mais sans son aide, non seulement je ne serais pas devant vous, mais nous n'aurions rien récupéré du tout. C'est à lui que vous devez la réussite de cette opération.
L'homme considéra Benjamin.
— Quel individu surprenant vous faites, monsieur Horwood. Vous avez un caractère de cochon, un humour qui donne envie de vous tirer dessus, aucun respect des hiérarchies, mais vous êtes d'une honnêteté désarmante.
— Merci. C'est le plus beau compliment qu'un petit poney m'ait jamais fait. Pour ce qui est des hiérarchies, si elles étaient liées à une échelle de compétences et non à de basses considérations politiciennes, elles ne me poseraient aucun problème.
L'homme ricana.
— Cher Benjamin, nous avons un point commun.
— Vous détestez aussi obéir à des crétins ?
— C'est bien plus grave que cela. J'ai découvert votre secret.
— J'en étais sûr, les infirmières auraient dû vous faire sortir…
— Je suis sérieux. Je connais votre secret parce que c'est aussi le mien. Vous faites preuve d'un superbe détachement qui impressionne tout le monde. Rien ne semble vous atteindre. Vous admettez vous-même brandir le second degré comme un bouclier contre l'existence. Vous avez élevé son maniement au rang de sport de compétition. Je le pratique aussi. Mais de vous à moi, nous pouvons bien nous l'avouer : ce n'est qu'une façade. Vous comme moi vivons derrière ce qui n'est qu'une posture. Rien ne nous soumet, rien ne nous effraie. Nous observons les aléas de l'existence avec cette distance qui nous permet de les tourner en dérision. Si la vie n'a pas de prise sur nous, c'est pour une raison toute simple : nous n'attendons plus rien d'elle. Nous avons trop peu à perdre et trop peu à gagner. De toute façon, nous n'aimons pas compter. Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais je me demande souvent ce que je fais là, dans ce costume, dans ce rôle que j'ai parfois l'impression d'usurper, au beau milieu de ce cirque tantôt fabuleux, tantôt désolant. Mais puisque je suis vivant et coincé sur cette foutue planète, autant agir selon mes règles, sans concession. Céder à mes envies n'est pas un idéal. C'est même un mode de vie que je considère comme extrêmement vulgaire et indigne de notre espèce. Aucun animal n'est aussi égoïste et irresponsable que certains de nos congénères. À mes yeux, le luxe ultime ne consiste pas à faire ce que nous voulons, mais ce que nous croyons. Le reste est sans intérêt. Ces mots trouvent sans doute un écho en vous, n'est-ce pas ?
Ben et Jack échangèrent un de ces regards rares durant lesquels chacun lit exactement la pensée de l'autre. Horwood murmura :
— Lorsque tout ce qui compte vous échappe, vous n'avez plus envie de rien. Se détacher de tout constitue peut-être la seule voie vers la liberté. L'absence d'intérêt personnel vous épargne les partis pris. Puisque plus rien n'a d'importance, vous ne faites jamais semblant et vous osez réagir à ce que le monde tente de vous imposer. Comme un prisonnier qu'aucune grâce ne viendra sauver et qui peut se permettre de hurler la vérité.
— Je connais bien ce sentiment, mais laissez-moi vous faire le cadeau de ma modeste expérience. Je suis un peu plus loin que vous sur le chemin. Je vais oser un jugement personnel : vous vous trompez. Votre grâce n'a pas à venir, car vous n'êtes pas condamné. Il n'est pas trop tard pour vous. Votre tête dépasse encore de l'eau. L'horizon est devant vous. Vous dites que vous n'avez plus envie de rien. C'est faux. Il n'y a qu'à voir l'énergie que vous mettez dans notre affaire. Osez me dire que vous ne voulez pas savoir ce que sont ces étranges objets. Essayez donc de me faire croire que vous ne désirez pas en découdre avec ceux qui les volent. Votre vie vous attend, et il ne tient qu'à vous d'en profiter. Ne vous enfermez pas dans les limbes damnés où je suis obligé d'errer. Vous êtes trop instruit pour ignorer qu'ils existent, mais vous êtes encore assez innocent pour avoir la force de leur échapper. Un jour, vous irez danser. Un jour, vous irez promener vos enfants au parc. Je vous le souhaite sincèrement. Alors laissez-vous une chance. Les périodes les plus sombres sont souvent une opportunité pour ceux qui ont besoin de se révéler et d'être remis en selle.
Les deux hommes restèrent un moment silencieux.
— Merci, finit par lâcher Ben.
— À votre service. Ne perdez pas de temps. Même si ce monde n'en est pas conscient, il a grand besoin de nous.
— Je vais faire mon possible. Si j'ai répondu à vos questions, puis-je vous demander une faveur ?
— Ne comptez pas sur moi pour vous faire manger.