En suivant Ben dans l'escalier de son immeuble, Karen observait tout autour d'elle. C'était donc là qu'il vivait. Elle était curieuse de découvrir à quoi ressemblait l'antre de cet homme étonnant. Sur le palier du deuxième étage, alors qu'il se dirigeait vers son appartement en passant son courrier en revue, elle aperçut un chat qui s'éloignait en trottinant, la queue bien droite.
Dès qu'il tourna la clé dans sa serrure, Ben sentit qu'elle ne fonctionnait pas comme d'habitude. Quelque chose clochait. En ouvrant la porte, il en eut la confirmation. Son appartement avait été retourné de fond en comble. Le désordre était indescriptible. Ce qui aurait pu provoquer du bruit en tombant avait été déposé n'importe où, et le reste des tiroirs et des placards avait été renversé sur le sol. Aucun recoin n'avait été épargné. Certains éléments de meubles avaient même été démontés.
— Je vous jure que d'habitude, c'est mieux rangé…
D'un geste calme mais sans appel, Karen plaqua Ben sur le côté de la porte tout en dégainant son arme.
— Vous ne bougez pas d'ici…, murmura-t-elle.
Quelque chose avait tout à coup changé dans son attitude. En un éclair, elle avait troqué sa panoplie de jeune femme piquante contre une armure de tueuse qui lui allait comme un gant. Ben ne songea même pas à lui désobéir et se colla au mur.
Miss Holt pénétra dans le logement, pointant son arme dont elle avait retiré le cran de sûreté. Malgré tout ce qui jonchait le sol, elle progressait sans le moindre bruit, comme le chat du palier. Elle inspecta le salon, la cuisine, puis disparut dans la chambre. Ben passa furtivement la tête pour évaluer l'ampleur des dégâts.
Lorsque Karen réapparut, elle rengaina son pistolet et lui fit signe d'entrer.
— Ils n'ont pas fait les choses à moitié. Je suis désolée…
— Vous n'y êtes pour rien. Voyons l'aspect positif de la situation : quand je vais raconter à ma mère qu'une jeune femme, surtout aussi mignonne que vous, est venue chez moi, elle va être folle de joie. Par contre, quand je vais lui avouer que c'était avec un flingue et que je suis resté à la porte, elle va déprimer… Est-ce que je peux au moins lui décrire le moment où vous me faites ce petit geste charmant pour que je vous rejoigne dans ma chambre ?
Observant papiers et affaires éparpillés sur le sol, Karen commenta :
— Pour plaisanter dans un moment pareil, soit vous êtes extrêmement maître de vous, soit vous êtes complètement inconscient.
— Je connais la réponse mais à ce stade de notre relation, ça ne m'arrange pas de vous la confier…
— Je commence à saisir ce que M. Folker voulait dire en parlant de votre fâcheuse faculté à vous amuser lorsque ce n'est pas le moment… Le pauvre homme sera très déçu d'apprendre que ni l'âge ni la maturité n'ont rien arrangé.
Au pied du bureau, sur plusieurs photos échappées d'une pochette, une jeune femme blonde souriait. Elle semblait être l'unique sujet de cette collection qui la présentait dans toutes sortes de circonstances de la vie courante. Dans une robe longue lors d'un dîner officiel, à la neige se protégeant le visage, dans l'eau appuyée sur le rebord d'une piscine, faisant une grimace à demi cachée par la couverture d'un grand livre ancien. Karen enregistra mentalement chaque détail. Son intérêt dépassait clairement la stricte nécessité de son investigation. Vis-à-vis de Ben, Karen était d'abord un agent du gouvernement en mission, ce qui lui interdisait toute allusion à sa propre vie privée, mais cela ne l'empêchait pas d'être curieuse au sujet d'une femme qui semblait avoir beaucoup d'importance pour l'homme qui commençait à faire plus que l'intriguer.
Ben se baissa pour rassembler les clichés qu'il s'empressa de faire disparaître dans un tiroir disloqué.
— Vous ne devriez toucher à rien, conseilla-t-elle. Une équipe passera pour relever d'éventuels indices, remettre de l'ordre et sécuriser.
Tentant de rester léger, Ben déclara :
— Les voleurs ont dû confondre mon appart avec celui du locataire du dessous. Lui est riche. Ici, il n'y a rien qui vaille le coup.
Il ramassa un trophée d'athlétisme dont l'anse était tordue.
— Ils ont abîmé votre seule récompense sportive…
— Elle n'est même pas à moi. C'est mon filleul qui, pour mes trente ans, m'a offert une des siennes parce qu'il trouvait navrant que je n'en aie aucune. J'aurais préféré qu'elle m'appartienne. La voir dans cet état m'aurait fait moins de peine.
— Ils ne se sont pas trompés d'appartement, Benjamin. À l'évidence, ils cherchaient quelque chose. Avez-vous une idée de ce que cela pouvait être ?
— Pas la moindre. Quoique à la réflexion, il y a bien la recette secrète du Christmas pudding de ma tante Jane qui fait figure de trésor familial…
— Lorsque le professeur Wheelan a rejoint notre équipe, il a lui aussi été cambriolé. Le résultat était assez comparable.
— Est-ce une coutume de vos services ? Un genre de bizutage ?
— Vous ne devriez pas prendre cette effraction à la légère, monsieur Horwood. Ceux qui agissent ainsi sont réellement dangereux.
— Rassurez-vous. Même sous la torture, je ne leur lâcherai jamais la recette de tante Jane.
— Pourquoi vous moquez-vous toujours de tout ? Surtout de ce qui pourrait légitimement vous toucher…
Ben fut désarçonné par la question. L'espace d'un instant, ses yeux quittèrent le champ de bataille de son appartement pour se fixer sur Karen.
— Je ne sais pas. Sans doute parce que dès que ça devient trop sérieux, j'ai peur… La dérision peut-elle servir de bouclier contre la vie ? Qu'en dites-vous, miss Holt ?
Cette fois, ce fut Karen qui ne soutint pas son regard et changea de sujet.
— Vous ne pouvez pas rester ici. Je suis navrée, mais votre vie va encore être bouleversée. Nous devons vous mettre à l'abri.
— Êtes-vous certaine que ce foutoir a un lien avec nos enquêtes ?
— Croyez-vous à ce point au hasard, ou êtes-vous complètement stupide ?
— Cette fois c'est vous qui connaissez la réponse — et s'il vous plaît, gardez-la pour vous.
— Allez, venez, je vous conduis dans un endroit sûr.
— Laissez-moi le temps de prendre quelques affaires.
— Vous parlez des jolis caleçons répandus dans votre chambre ?
— Entre autres.
— N'y touchez pas. J'ai déjà vu des cas où les types avaient empoisonné ce qu'ils avaient laissé.
— Vous rigolez ? On aurait empoisonné mes caleçons ?
— Ainsi peut-être que votre dentifrice et les aliments de votre frigo…
— Mon Dieu, dans quel monde vit-on ?
— M. Folker vous l'a dit : nous opérons dans des domaines qui ressemblent souvent à une partie d'échecs. Je me demande encore si vous êtes un fou, un cavalier ou une tour, mais si vous êtes aussi doué que tout le monde le prétend, nos adversaires ont sans doute intérêt à vous tuer.
— Vous êtes paranoïaque.
— Je suis payée pour ça. Mais réjouissez-vous, il y a quand même une bonne nouvelle : Sa Gracieuse Majesté va vous offrir des caleçons neufs. Profitez-en pour changer un peu. Vous n'êtes pas obligé de tous les prendre noirs… Mettez un peu de couleur dans votre pantalon.
Jamais personne n'avait parlé ainsi à Benjamin Horwood.