La voiture filait sur la route déserte, longeant la côte rocheuse déchiquetée.
— Si vous faites la moindre réflexion au sujet de mon visage, je ne réponds de rien.
— Compris. J'espère quand même que vous avez réussi à faire payer l'infâme insecte qui vous a piquée juste au bout du nez.
— Benjamin…
— N'importe qui comprendra que vous ayez essayé de le torturer.
— Je pensais avoir été claire.
— Connaissez-vous l'histoire, assez touchante d'ailleurs, de ce petit renne au nez rouge…
— Taisez-vous.
— On ne peut rien vous dire. Pouvons-nous au moins discuter du temps qu'il fait sans risquer l'incident diplomatique ?
— Ce sera toujours mieux.
— Soit. Alors le conseil du jour : profitez de ce soleil matinal qui ne sera plus là dans dix minutes, mais qui reviendra après l'averse torrentielle, avant de disparaître à nouveau derrière un ciel de fin du monde, puis brillera derechef jusqu'à ce que les midges mènent leur deuxième vague d'assaut. C'était le bulletin météo. Bienvenue en Écosse.
Karen détourna le visage pour sourire.
Passé le village de Crosskirk, le paysage évolua pour devenir encore plus âpre. La route montait régulièrement, accompagnant l'élévation progressive des falaises côtières creusées de profondes entailles. Sur les landes de bruyère battues par les vents, les rares arbustes ayant réussi à survivre tendaient désespérément leurs branches vers les terres, comme des bras suppliants.
Horwood vérifia le GPS embarqué.
— Nous approchons, annonça-t-il. J'ai hâte de découvrir où Wheelan s'est rendu.
Sur l'écran de l'appareil de guidage, le dessin sommaire de la côte en dentelle suffisait à se faire une idée des environs.
En apercevant les prémices d'un chemin de terre qui filait vers la falaise, Benjamin ralentit.
— Même si ce passage n'est pas cartographié, j'aurais tendance à tenter de le suivre. Qu'en dites-vous ?
— Essayez de freiner avant le précipice.
— La voiture est louée avec une assurance tous risques ?
— Étant donné l'état dans lequel vous rendez le matériel, j'ai préféré.
Ben embraya et s'engagea sur le chemin à peine carrossable.
Il était difficile de savoir qui du vent ou des ornières était responsable des secousses infligées à la voiture. Le tracé se résumait aux bandes de roulage des pneus, suivant les courbes du sol les plus favorables en évitant les affleurements rocheux. Les oiseaux passaient en volant au ras du sol pour échapper aux bourrasques. À l'abri du moindre relief, des ajoncs avaient pu se développer dans cet environnement hostile.
— Vous souhaitez vraiment aller plus loin ? demanda Karen. Il n'y a manifestement rien à voir dans les parages. Faisons demi-tour avant de casser un essieu.
— Puisque nous avons fait le voyage, permettez-moi d'aller jusqu'au point exact. Nous n'en sommes plus loin.
La voiture progressa encore laborieusement, de plus en plus malmenée par le sol très rocailleux. La caillasse était partout. Un bloc incontournable obligea bientôt Benjamin à renoncer. Devant l'obstacle, il serra le frein à main et coupa le contact. Ils avaient pratiquement atteint l'extrémité d'un bras de falaise qui pointait vers le large. Dans l'habitacle, le vent sifflait, s'immisçant par les plus infimes ouvertures.
— Je vais aller faire un tour. Restez au chaud.
Karen ne se fit pas prier. Benjamin ouvrit sa portière en la retenant à deux mains pour ne pas se la faire arracher. Une fois dehors, la tête rentrée dans les épaules et le col remonté, il fit signe à son équipière que tout allait bien à la manière des plongeurs, le pouce et l'index formant un « o ».
Déséquilibré par les bourrasques, il avança en direction du précipice. Il escalada un plateau de granit et soudain, la vue s'offrit à lui. Il fut aussitôt saisi par l'ampleur et la sobre beauté du paysage. Les landes aux nuances de terre nappaient les falaises voisines dominant la mer. À leurs pieds, l'étendue moutonnante ondulait jusqu'à se perdre au loin dans les brumes de l'horizon. Sur la surface d'un gris métallique, des taches de lumière fuyaient en se déformant sans cesse. L'alliance de ces mouvements rapides caressant les immensités immuables créait le sentiment qu'ici, l'éternité allait vite et l'instant durait.
Le vent était si puissant que Benjamin avait du mal à se maintenir immobile. Ses yeux déjà desséchés pleuraient. Il se tenait sans doute à l'endroit même qu'avait occupé Wheelan lors de son dernier voyage.
— Bon sang, qu'est-ce que tu as bien pu venir foutre ici ?
— C'est plus fort que vous. Il faut que vous papotiez avec les morts.
Benjamin sursauta.
— Vous ne pouvez plus vous passer de moi ?
— Je n'ai pas envie que vous tombiez.
— Vous avez fait gaffe à la portière en sortant ?
Karen ne répondit pas. Elle était subjuguée par le panorama.
Entraîné par le vent, Horwood s'approcha du bord et le longea. Karen protesta, mais les rafales offraient à Ben une excellente excuse pour faire comme s'il n'entendait pas. Le moindre rocher modifiait l'exposition aux courants d'air de façon spectaculaire. Alors qu'il se penchait pour essayer d'apercevoir la petite baie en contrebas, un élément inattendu attira immédiatement son attention.
Il fit de grands signes à Holt pour qu'elle le rejoigne.
— Jetez un œil en bas. N'ayez pas peur, je vous retiens.
Karen ne fut pas longue à repérer ce qui avait surpris Ben. Elle demanda :
— Qu'est-ce qu'un bateau comme celui-là fabrique dans un endroit pareil, et sur un quai qu'aucune carte n'indique ?
— Je ne sais pas. Le mieux est d'aller voir.