Miss Holt revint enfin du module de communication satellite et se laissa tomber dans un fauteuil, une jambe par-dessus l'accoudoir, faisant preuve d'une décontraction dont elle n'était pas coutumière.
— C'est vrai que le jet est quand même plus rapide et plus confortable.
— Vous dites ça parce que c'est Walczac qui paie et que vous n'aurez pas vos satanés formulaires à remplir.
— Pas uniquement. Vu le nombre de bleus que j'ai partout sur le corps, des sièges moelleux ne sont pas un luxe. Les conditions de transport n'ont certainement pas été les mêmes à l'aller. Si nous nous trouvions dans cet avion, c'est en soute qu'ils nous avaient embarqués !
— Vous aussi vous avez mal ?
Ben se retourna aussitôt et commença à relever son T-shirt.
— Là, juste au-dessus de la fesse, c'est hyper sensible.
— Ne comptez pas sur moi pour vous ausculter. Rhabillez-vous immédiatement.
— Soit ils m'ont donné un coup de barre de fer, soit ils m'ont étalé sur un palet de hockey pendant des heures.
— Pourquoi un palet de hockey ?
— À la forme, ça correspond parfaitement. Mais ça me pique aussi, alors c'était peut-être une pomme de pin.
— Formidable, nous aurions donc été kidnappés par des écureuils qui auraient voulu nous faire la peau dans la forêt magique. Je vous demanderais bien si vous avez compté vos noisettes, mais vous allez encore rougir !
— Et on prétend que ce sont les hommes qui ont l'humour le plus lourd… Quoi qu'il en soit, pendant qu'on était inconscients, ils ont dû nous traiter comme des quartiers de viande.
— Ils avaient l'intention de nous massacrer, pourquoi auraient-ils pris des gants ?
— Évidemment, vu sous cet angle… Il faut quand même pratiquer votre métier pour raisonner ainsi.
— Parce que vous allez me soutenir que vu du vôtre, l'histoire s'écrit avec des gens adorables qui vivent heureux dans un monde en paix et finissent par s'éteindre de leur belle mort ?
— Un point pour vous. Si ça se trouve, au Moyen Âge, coucher les gens sur un palet de hockey était un supplice très en vogue.
— Combien d'années d'études pour en arriver là ?
Ils se mirent à rire ensemble.
— Vous êtes restée un bon moment en communication, reprit Benjamin. Tout va bien dans le service ?
— Ils étaient tellement soulagés de nous savoir vivants que tout le monde a voulu me parler. C'était le branle-bas de combat depuis quarante-deux heures. Tous les services sur les dents. La direction avait déclenché le grand jeu pour nous retrouver. Les services secrets alliés étaient même déjà dans la boucle.
— Comme ça, à défaut d'avoir pu nous sauver, ils auraient retrouvé nos cadavres en moins de deux…
— On ne nous aurait pas tués en même temps. Ils en auraient éliminé un pour faire pression sur l'autre.
— Toujours une partie d'échecs qui se joue. Reste à savoir qui de nous deux aurait été dégagé en premier.
— Dans le manuel, au chapitre sur les prisonniers, leçon numéro deux, il est écrit : « Celui qui est identifié comme détenant le plus d'informations est maintenu en vie le plus longtemps. »
— Vous avez d'étranges lectures. Encore faut-il définir le type d'information qui a de la valeur.
— Je doute que la recette secrète de votre tante Jane vous aurait valu de vivre vieux.
— Vous ne direz plus ça quand vous y aurez goûté. Votre remarque perfide soulève cependant une intéressante question. En admettant que vos équipes nous aient localisés, s'ils n'avaient pu sauver qu'un seul de nous deux, lequel auraient-ils choisi à votre avis ?
— Benjamin, sérieusement, pourquoi jouer avec ce genre d'interrogations ?
— Pure spéculation. Juste pour savoir. Vous ne vous demandez jamais à quel point vous comptez ? Vous qui évaluez tout, ne songez-vous jamais à cela ? Votre patron a lancé tous ses limiers pour nous récupérer, et vous n'aimeriez pas savoir si c'était plus pour vous que pour moi ?
— Vous êtes un garçon rationnel…
— Ça dépend pour quoi.
— Vous appréciez réellement ce genre de jeu stupide ? Du style il n'y a qu'une seringue pour deux personnes que tu adores, laquelle choisis-tu de sauver ?
— Ces hypothèses d'école ont le mérite de remettre les choses à leur place. Du coup, je me demande qui votre patron choisirait entre vous et moi.
— Je n'en sais rien. Et pour vos chances de survie, j'espère que le cas ne se présentera jamais. Cela dit, il était tellement heureux d'avoir de mes nouvelles qu'il a lui aussi tenu à me parler. Je ne l'ai jamais trouvé aussi chaleureux. Presque amical. C'était extrêmement bizarre.
— Qui sait ? L'âge avançant, il prend peut-être conscience que les affections sont plus puissantes que ses injections de produits chimiques.
— Vous plaisantez ? On voit bien que vous ne le connaissez pas. À trois secondes de claquer, il hésitera encore à se confier à Dieu parce qu'il le soupçonnera de travailler pour le camp adverse. Il se demandera aussi certainement s'Il n'est pas sur écoute. Cela dit, il a pris de vos nouvelles. Vous avez le droit d'être fier. C'est une marque d'estime historique. Quand le domicile de Wheelan avait été saccagé, il n'avait même pas cherché à savoir dans quel état était le professeur.
— Les gens évoluent. Il n'est peut-être pas aussi dur qu'il veut le laisser paraître.
— Vous avez certainement raison. Le meilleur moyen d'en être sûr, c'est de faire un test. Dès que nous arriverons, vous essaierez de lui faire un bisou. Promettez-moi d'attendre que je sois là pour vous jeter à son cou. Je vous jure de ramasser vos restes et de vous offrir une sépulture décente dans une boîte à chaussures.
— Il est aussi monstrueux que cela ?
— Il n'est pas monstrueux, il est pro. Quand je vois ce qu'il doit gérer tous les jours, je me dis que c'est un sacré bonhomme. Et encore, je ne sais pas tout.
— Il n'a pas voulu me dire son nom.
— Personne ne le connaît. C'est un petit jeu qui l'amuse beaucoup.
— Si lui et moi étions tous les deux mourants, et que vous n'ayez qu'une seule seringue…
— Benjamin, s'il vous plaît.
— Lui ou moi ? Soyez franche.
La jeune femme tenta d'éviter de répondre, mais elle comprit qu'elle n'y couperait pas.
— C'est vous qui l'aurez voulu : je le sauve lui, parce que dans le monde où nous vivons, il est malheureusement bien plus nécessaire que vous.
Ben porta la main à son cœur dans une posture de tragédien.
— Quel choc ! Quelle désespérance ! Ça me fait une peine énorme. Vous auriez pu au moins tricher pour me faire plaisir.
— Il ne fallait pas demander. Je ne sais pas tricher. Désolée !
— Sort funeste… Hier, vous m'avez frappé alors que j'étais ligoté et maintenant, vous me tuez parce que je sers à que dalle.
— S'il vous plaît, ne faites pas cette tête de chien battu. N'espérez pas me convaincre que vous prenez votre petit jeu au sérieux.
— Et pourquoi pas ?
— OK. Vous voulez jouer, alors jouons : Mlle Chevalier et moi sommes à l'agonie. Vous n'avez qu'une seringue…
— Vous avez parfaitement raison, tout cela est complètement puéril.
— C'est vous qui avez commencé. Répondez.
Ben plissa les yeux pour faire semblant de réfléchir.
— À titre préventif, je me fais l'injection à moi-même parce que de nous trois, je suis quand même celui que je préfère.
— Vous mentez.
— Ne me parlez pas sur ce ton ou vous allez crever. Je vous rappelle que c'est moi qui décide qui je sauve.
Karen rit.
— Vous dites vrai, répliqua-t-elle.
— À quel sujet ?
— Quand ça devient trop sérieux, vous ne savez rien faire d'autre que blaguer.
— Vous connaissez mon talon d'Achille.
— Est-ce pour cela que vous avez choisi de vous consacrer à l'histoire ?
— Comment ça ?
— En étudiant le passé, vous ne courez aucun risque. Aucune décision à prendre, aucun choix cornélien, aucune urgence. Tous les dilemmes sont résolus depuis longtemps. Plus rien à sauver ou à condamner. Uniquement des leçons à tirer, en restant bien au chaud, sur la berge, à l'abri du torrent de la vie.
— Je n'avais jamais envisagé cela de cette façon.
— L'image vous choque ?
— Du tout. Au contraire.
— Benjamin… Hier, quand notre vie ne valait plus grand-chose, je vous remercie d'avoir voulu vous sacrifier pour moi.
— Ce n'est rien. Je fais ça tout le temps. Je n'ai pas vraiment réfléchi. Même au supermarché, je laisse passer les petites mamies devant moi.
— Ne rabaissez pas votre geste en me traitant de petite mamie.
— Je vous rassure, vous avez de beaux restes. Je suppose que s'ils avaient commencé à me torturer, j'aurais sans doute regretté mon élan.
— Vous êtes plus courageux que vous ne le croyez.
— Vous le pensez ? Je crois plutôt que je m'estime moins que n'importe qui. Je n'ai jamais été convaincu que les meilleurs partaient les premiers. Votre manuel est d'ailleurs d'accord avec moi sur ce point : plus vous avez de valeur, plus on vous garde et on vous épargne. Du coup, je m'attends à y passer d'une seconde à l'autre.
Un grésillement des haut-parleurs interrompit leur échange. La voix du pilote s'éleva :
— Miss Holt, une communication urgente. C'est votre collègue qui rappelle.
Karen se leva aussitôt. Comme s'il pressentait que c'était important, Ben la suivit. Elle enfila le casque et s'annonça. Pendant de longues secondes, elle ne fit qu'écouter. Ben la vit blêmir.
Lorsqu'elle raccrocha, elle souffla comme un sprinter face à l'épreuve qu'il redoute. Enfin, elle leva les yeux vers lui.
— Benjamin, il est arrivé quelque chose à Fanny. Alors qu'elle sortait d'une entrevue avec un consultant, elle a été prise pour cible, en pleine rue. L'un de nos agents qui assurait sa protection a été abattu. Elle a été transportée sous escorte à l'hôpital. Nous n'en savons pas plus. Je suis navrée.