1

Il faisait nuit, un peu froid. D'ordinaire, M. Kuolong n'aimait pas attendre. Pourtant, ce soir-là, patienter le rendait presque heureux. Voilà bien longtemps que ce quinquagénaire mince au regard d'adolescent n'avait pas éprouvé cela. Surtout vis-à-vis de quelqu'un.

Au premier étage de sa résidence américaine, devant la baie du salon dominant son immense propriété, il scrutait le ciel. Ce dîner s'annonçait important. Essentiel même. Pour une fois, cela n'aurait rien de professionnel, bien au contraire. Il y voyait cependant davantage d'enjeux que lors de ses récentes prises de contrôle de compagnies électroniques. Ce soir, c'était sa part la plus intime qui espérait trouver un écho.

Tout avait commencé avec une rencontre — et malgré son épais carnet d'adresses, peu lui avaient fait cet effet-là. Il en avait été tellement troublé qu'il en avait parlé à sa femme.

La première fois qu'il avait remarqué Nathan Derings, c'était à Londres, quelques mois auparavant, lors d'une présentation à la National Gallery. Le musée célébrait la restauration d'une toile exceptionnelle de John Constable, Le Champ de blé, grâce au don d'un milliardaire américain, propriétaire de casinos à Las Vegas et grand collectionneur. Tout ce que l'Europe de l'art et du mécénat comptait d'incontournable s'était donné rendez-vous ce soir-là sous les ors de la prestigieuse institution de Trafalgar Square.

Les convives se pressaient devant l'œuvre bucolique en y prêtant une attention de principe, plus occupés à flatter le généreux donateur qu'à jouir de cette merveille. L'événement n'était qu'un prétexte à se pavaner. Tous n'avaient qu'une idée en tête : se faire remarquer, puis, une flûte de champagne à la main, aller faire fructifier leur réseau de relations devant le luxueux buffet auquel ils toucheraient à peine. Le lendemain, sur tous les médias possibles, ils passeraient des heures à raconter qu'ils y étaient.

À l'écart, Wang Kuolong observait les invités. D'après ses estimations, il était plus riche qu'environ 97 % d'entre eux. Beaucoup plus riche. Mais lui ne cherchait pas à le montrer. Il n'en avait ni le besoin ni l'envie. Il était venu pour le tableau et patientait donc pour le contempler. M. Kuolong savait qu'en affaires comme dans la vie, il faut savoir se positionner et attendre le bon moment. Alors, se tenant éloigné de l'effervescence mondaine, il avait rongé son frein jusqu'à ce que la horde finisse par se déplacer vers le passage obligé suivant de cette réception : le photocall installé dans un salon voisin. Lorsque les derniers barbares en tenue de soirée quittèrent enfin la salle, Kuolong savoura la petite victoire que son attente venait de lui offrir d'un sourire satisfait.

Le silence, enfin, et le recul nécessaire pour apprécier la toile sans aucun parasite. Remarquable composition des volumes, et un mouvement de lecture aux antipodes des canons habituels. Inimitable traitement des feuillages. Magnifique élan du chien saisi dans sa poursuite des moutons sur le chemin qui ouvrait vers l'horizon. Chaque détail semblait prêt à s'animer à la moindre brise. Kuolong s'immergea dans l'œuvre avec délectation.

Soudain, sur le côté de la salle, un mouvement attira son attention. Il crut d'abord qu'il s'agissait d'un agent de sécurité du musée, mais il se trompait.

Il n'était pas le seul à avoir attendu ce moment. Un autre homme se tenait encore davantage en retrait. Plus jeune, cheveux courts, beaucoup d'allure, habillé avec élégance mais sans ostentation. Lui aussi observait le tableau, d'un peu plus loin. M. Kuolong pensa qu'il avait sans doute une meilleure vue étant donné son âge. Les deux hommes restèrent ainsi, perdus dans leur fascination.

Lorsque l'inconnu s'avança vers l'œuvre, il eut le tact de marcher en faisant le moins de bruit possible sur le vénérable parquet. Kuolong le remarqua et avança à son tour. Certainement pas pour l'imiter, mais parce que leurs rythmes d'approche de la toile étaient en phase. Après la perception de l'ensemble, venait l'étude de la technique. Capter l'œuvre en réduisant progressivement la distance, jusqu'à distinguer la trace du pinceau. Approcher le miracle qui transforme une touche de couleur parfaitement placée en une émotion véritable, jusqu'à sublimer une réalité matérielle en un souffle de sentiment. Ce soir-là, Kuolong fut aussi ému du génie de Constable que de se découvrir un alter ego d'observation.

L'inconnu fit un ultime pas vers la toile et murmura :

— Tout est dans la lumière… N'est-ce pas ?

Kuolong acquiesça, heureux.

Après avoir achevé ensemble leur expérience de l'œuvre, les deux hommes entamèrent une très longue conversation.

Ils se revirent à Shanghai, pour un Magritte, par hasard, puis se donnèrent rendez-vous à Los Angeles au pied d'un Rembrandt. C'est là, devant le sombre Portrait d'un homme qui semblait les observer, que M. Kuolong eut l'idée d'engager Nathan Derings. C'était pour lui faire cette proposition qu'il l'avait invité ce soir. Le magnat était captivé par le charisme et l'intellect de cet homme au sujet duquel il avait demandé à ses services de se renseigner. L'individu donnait des conférences sur l'histoire de la peinture dans de nombreuses universités, mais Kuolong sentait en lui un autre potentiel, une puissance et une capacité d'analyse rares dont il avait besoin.


À travers la baie vitrée, dans le clair de lune, l'immense forêt se confondait avec les collines du Montana qui se profilaient à l'ouest. Une voix douce tira Kuolong de ses songes.

— Tout est prêt, monsieur. Vous ne souhaitez vraiment pas que j'assure le service ?

— Non, merci, Donna. Profitez de votre soirée.

— Gardez au moins Ralph, je n'aime pas que vous restiez seul. Madame n'approuverait pas…

— Ne vous souciez de rien. En cas de besoin, l'équipe du poste de garde est là.

— Comme vous voudrez.

— Bonne soirée, Donna. Inutile de faire monter Ralph, je le verrai demain matin.


Lorsque l'employée de maison et le garde du corps quittèrent la résidence, Kuolong réalisa que c'était sans doute la première fois qu'il s'y trouvait seul. Cela lui convenait. Il ne quitta son poste d'observation que lorsqu'un minuscule point lumineux fit son apparition dans le ciel. L'hélicoptère approchait.

Il descendit rapidement l'escalier et sortit accueillir son invité sans même prendre le temps d'enfiler un manteau. D'un pas volontaire, il longea la façade de son imposante maison d'architecte pour rallier les jardins de derrière. Décidément, ce soir, il se surprenait lui-même : lui qui n'aspirait qu'au silence se réjouissait du vacarme de son hélico.

En soulevant une tempête de feuilles mortes, l'engin effectua un dernier virage d'approche avant de se poser. Kuolong se protégea le visage mais ne recula pas. À peine les patins eurent-ils touché le sol que Nathan Derings ouvrit la portière et descendit. Pour un professeur d'histoire de l'art, il semblait très à l'aise en bondissant de l'appareil.

Kuolong lui tendit la main avec chaleur. Cherchant à se faire entendre malgré le bruit du rotor, il hurla :

— Bienvenue, monsieur Derings ! Merci d'avoir accepté mon invitation !

— C'est à moi de vous remercier. Vous êtes forcément très occupé. Et en plus, vous m'envoyez votre hélico !

Rapidement, les deux hommes gagnèrent la résidence. Derings rectifia sa coiffure d'un geste en découvrant le grand hall. Il remarqua immédiatement les antiquités et les tableaux.

— Vous avez réussi à faire de l'architecture l'écrin de votre goût pour l'art… C'est très impressionnant.

— Merci, monsieur Derings.

— Nathan, si vous le voulez bien.

— À condition que vous m'appeliez Wang. Je vous sers un verre ?

Le visiteur regardait avec attention une lunette astronomique ancienne exposée dans une niche spécialement aménagée. Le maître des lieux s'approcha.

— J'ai également un faible pour les outils scientifiques historiques. Je possède quelques pièces assez remarquables, dont cette lunette. C'est sans doute grâce à elle que nous connaissons aujourd'hui notre système solaire. Savoir que Johannes Kepler a peut-être compris le déplacement des planètes autour du soleil en regardant à travers elle me bouleverse. Pas vous ?

— Effectivement…

Les deux hommes montèrent au salon. Derings fut attiré par des dessins originaux de Vinci et deux sanguines de Picasso.

— Vous vivez au milieu d'œuvres aussi éclectiques qu'inestimables.

— J'en profite quelque temps, puis je les confie à des musées. J'en conserve certaines, cependant.

Kuolong passa derrière le bar et jaugea l'alignement de bouteilles qui recouvrait deux étagères. Il se retourna vers son invité, désemparé.

— J'avoue que je n'ai pas l'habitude de faire le service… J'ai donné congé à tout le monde pour que nous soyons tranquilles. Un simple bourbon vous conviendrait-il ?

— Ne vous en faites pas. Épargnons-nous les conventions inutiles. De quoi vouliez-vous donc discuter ?

Kuolong apprécia d'éviter les manœuvres d'approche. Face à son interlocuteur, il sentait qu'il pouvait — et qu'il devait — être direct, agir comme avec un homme d'affaires et non un universitaire.

— J'ai fait préparer un repas léger. Désirez-vous passer à table ?

— À vous de décider. Je suis impatient de vous entendre, monsieur Kuolong.

— Wang, s'il vous plaît.

Ils prirent place, mais aucun des deux ne souleva la cloche qui recouvrait son assiette.

— Vous l'avez compris, je consacre une bonne partie de mon temps et de mes moyens à la sauvegarde des œuvres les plus variées. À travers ma fondation, j'achète, j'expose, je prête et je finance. Je ne me considère pas comme le propriétaire de ces manifestations du génie humain, mais comme un spectateur privilégié.

— Votre collection est assurément très belle…

— Vous n'en voyez ici qu'une infime partie.

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Je souhaiterais que nous puissions travailler ensemble. J'aimerais vous confier la direction opérationnelle de ma fondation. Nous pourrions choisir les acquisitions et organiser les expositions. J'ai les moyens de vous rémunérer à la hauteur de l'estime que je vous porte. Qu'en dites-vous ?

Alors que Kuolong s'attendait à déclencher l'enthousiasme chez son interlocuteur, il eut la désagréable surprise de ne détecter aucune réaction. Sans ciller, Derings posait simplement sur lui ce regard intense et calme qui l'avait impressionné dès le premier soir.

— C'est une très belle offre. J'en suis honoré.

— Elle ne semble cependant pas vous tenter autant que je l'espérais…

— Soyez assuré que votre proposition me touche. J'en mesure toute la générosité mais…

— Je peux vous convaincre.

— Je ne sais pas. L'argent n'a jamais été…

— Il n'est pas question d'argent. Suivez-moi.


La soirée prenait un tour inattendu, mais Kuolong savait s'adapter. Il entraîna son invité jusque dans son bureau, un beau volume à la décoration nettement plus asiatique agrémentée de peintures sur soie anciennes. Ému mais déterminé, il déclara :

— Seuls ma femme et mes enfants ont déjà vu ce que je vais vous montrer. Personne ne sait, et personne ne doit savoir. Quelle que soit votre décision, promettez-moi de garder le secret.

— Vous avez ma parole.

— J'ai confiance en vous, Nathan, et je suis convaincu que nous finirons par travailler ensemble. Si je n'en étais pas certain, je ne prendrais pas le risque de vous dévoiler cela.

Il s'approcha d'une statuette de jade représentant un dragon. Il s'inclina devant en joignant les mains puis, comme s'il lui confiait un secret, récita quelques phrases en taïwanais. Tout proche, un pan de mur s'écarta dans un glissement feutré. Un ascenseur apparut, et Kuolong invita son visiteur à y entrer avec lui. La porte se referma sur eux et la cabine se mit en mouvement.

— Je ne suis pas un amateur, Nathan, et je devine que vous non plus.

Derings ne disait pas un mot.

— Ce que vous avez vu de ma collection n'est que la partie émergée de l'iceberg. J'ai conçu l'endroit vers lequel nous descendons pour abriter ma passion. Ma réussite m'a donné les moyens d'être libre. Mais rien de ce que j'ai pu accomplir ou amasser n'approche la valeur d'un seul des prodiges que j'ai la chance de détenir. Certains hommes dépassent les autres, et ce qu'ils offrent à ce monde nous élève tous.

L'ascenseur s'immobilisa et la porte s'ouvrit sur un large couloir taillé dans la roche.

— J'ai choisi d'installer ma résidence dans cette région parce que c'est l'une des zones sismiques les plus stables du monde, et la seule située dans un pays libre. Ici, mes trésors sont à l'abri de la folie des hommes comme des colères de la nature.

Kuolong remonta le couloir jusqu'à une porte métallique massive à côté de laquelle se trouvaient un clavier et un scanner biométrique. Il composa un code d'au moins huit chiffres et posa sa main sur la surface plane.

Lentement, lourdement, le battant pivota, révélant une salle de béton brut basse de plafond qui s'étendait si loin qu'il était difficile d'en distinguer le fond. De chaque côté, sur les murs, s'étiraient des alignements de toiles dont chacune était mise en valeur par un éclairage précis.

Cette fois, Kuolong nota avec satisfaction que la maîtrise dont faisait preuve son invité ne lui avait pas suffi pour rester impassible face au spectacle qui s'étendait devant eux. D'un geste, il l'incita à pénétrer dans son sanctuaire.

Derings avança sans savoir où porter son regard. L'endroit contenait des dizaines d'œuvres, certaines réputées disparues ou détruites, d'autres prétendument possédées par des fortunes du Golfe. Devant chacune, un canapé en cuir brun, toujours le même, à deux places.

— C'est dans ce temple dédié au génie de notre espèce que je viens me demander qui je suis et à quoi rime ce monde.

— Avez-vous trouvé les réponses, Wang ?

— À vrai dire, je ne suis pas pressé de les découvrir. J'ai peur qu'en les connaissant, la vie perde à la fois son mystère et son intérêt.

Derings passa devant une toile de Van Gogh.

— Le Portrait du docteur Gachet a donc survécu à la mort de Ryoei Saito…

— Sa famille avait besoin d'argent, j'ai pu le racheter. Imaginez la perte que cela aurait représenté si la toute dernière toile du maître avait été détruite par mégalomanie…

Le visiteur s'avança jusqu'à une toile du Caravage.

— J'ai toujours admiré son sens dramatique, glissa Kuolong. Au-delà d'une technique inégalée, il sait restituer l'instant où les destins basculent. Il est le seul à révéler les âmes qui se brisent avec cette intensité.

Nathan reprit sa visite, découvrant classiques et modernes mêlés, Watteau, Soutine, Turner, Dalí…

— Puis-je vous demander selon quels critères vous avez décidé de leur place ?

— La pertinence de votre question me prouve à quel point j'ai vu juste vous concernant… Chacune de ces œuvres déclenche en moi des émotions, comme les notes d'une symphonie silencieuse. Je me suis composé ma mélodie, et lorsque je parcours cette salle, c'est un concert absolu qui se joue au plus profond de mon être.

Délaissant sa réserve, Kuolong osa poser la main sur le bras de son invité.

— Travaillez avec moi, Nathan, et vous aurez tout le temps d'admirer ces merveilles. Vous pourriez écrire sur celles qui vous touchent le plus des articles, une nouvelle thèse…

Kuolong sentait que, malgré l'effet produit, la révélation du lieu n'avait pas encore complètement rallié son visiteur à sa cause. Il décida d'abattre sa dernière carte.

— J'ai autre chose à vous confier. Je n'ai pas pour habitude d'en parler. C'est un peu mon secret. Comment vous expliquer ? La prise de conscience provoquée par les talents exceptionnels de ces peintres m'a conduit encore plus loin. Les artistes sont les génies les plus accessibles au commun des mortels, mais ce ne sont pas les plus puissants. Je vous l'ai dit, je me demande souvent quel sens donner à ce monde, et je tente modestement de suivre les pas de ceux qui se sont aventurés à la poursuite de ce qui nous dépasse. Venez.


Au fond de la salle, derrière un rideau de velours noir, une autre porte blindée, plus étroite. Un nouveau code, et un scanner oculaire. Une fois l'identification réussie, une petite salle apparut, voûtée, entièrement ronde, dont le mur et le sol étaient faits de pierres usées par le temps. De quoi se croire transporté dans une crypte européenne moyenâgeuse. Des pièces datant de différentes époques étaient réparties sur des présentoirs, mais ce qui se remarquait le plus trônait au centre : une vitrine circulaire, renfermant un étrange objet. À la vue de celui-ci, le regard de Derings se durcit imperceptiblement.

Kuolong en fit le tour avec gourmandise. Un disque d'or d'un poli sans défaut, de la taille d'une assiette à dessert, dont le bord en bronze était gravé de symboles oxydés par le vert-de-gris. Un miroir doré d'un autre temps. L'effet réfléchissant était d'une telle pureté que Derings s'y voyait parfaitement.

— Je suis fier de vous présenter le miroir d'Arrapha, un trésor sumérien datant de presque cinq millénaires. Il est unique en son genre, et son histoire est extraordinaire. Il a été créé sous la troisième dynastie d'Ur, aux alentours de 2 500 ans avant notre ère, probablement sous le règne du roi Ur-Nammu. Admirez la perfection du poli et l'exploit que constitue l'agrégation de l'or sur la base de bronze. Par quel miracle un artisan a-t-il réussi de ses mains ce que nos technologies ultrasophistiquées auraient du mal à reproduire de nos jours ? Plus étonnant encore, si vous observez attentivement les signes sur son pourtour, vous pourrez distinguer ce qui ressemble à de l'écriture cunéiforme associée à d'autres symboles, et même une sorte de svastika. J'ai fait appel aux plus grands spécialistes et dépensé des fortunes pour essayer de découvrir leur signification, mais cela n'a rien donné. Du roi Ur-Nammu lui-même, à qui ce miroir appartenait certainement, nous savons peu de chose, hormis que ce souverain visionnaire qui régnait à l'époque sur la puissante cité-État d'Ur, en Mésopotamie, favorisa les recherches dans tous les domaines scientifiques alors connus. Nous ignorons à quel emploi ce miroir était destiné, mais il ne pouvait pas être dévolu à une utilisation domestique, d'autant qu'il a été depuis transmis et protégé comme une relique.

« Le miroir d'Arrapha a été découvert par hasard, au XIXe siècle, dans un tombeau situé près de Kirkouk, au nord de l'actuel Irak, et vendu à des antiquaires qui n'ont jamais soupçonné sa véritable valeur. Ce n'est qu'au début du XXe siècle que l'objet a pu être rapproché de récits trouvés sur des tablettes d'argile évoquant les travaux et les expériences pratiqués par des savants de l'époque. Nous nous sommes plus tard aperçus que le miroir est légèrement radioactif, sans parvenir à expliquer pourquoi. »

Kuolong continua avec exaltation :

— Songez que, voilà près de cinquante siècles, des mains ont manipulé ce miroir en espérant percer les secrets de notre univers ! Comme j'aimerais connaître ses créateurs et apprendre d'eux… Je donnerais beaucoup pour savoir ce qui a poussé les puissants de ces temps si reculés à exiger sa fabrication au prix de tels exploits techniques. Et je serais prêt à bien plus encore pour découvrir en quelles circonstances il était utilisé.

— Donneriez-vous votre vie pour l'apprendre ?

Le ton de Derings attira l'attention de Kuolong, qui releva les yeux vers lui. Chacun d'un côté de la vitrine, les deux hommes se faisaient face.

— Quelle étrange question, Nathan…

— Vous évoquiez les arcanes du monde qui nous échappent.

— Ce mystérieux miroir nous en approche, n'est-ce pas ? Quel savoir ces hommes poursuivaient-ils ? L'ont-ils atteint ? L'avons-nous perdu depuis ? Tellement d'énigmes fascinantes se posent. Nous pourrions en chercher les clés ensemble.

— Vous avez raison. Certains hommes dépassent les autres. Mais ils ne sont pas éternels. Et si les descendants de ceux qui savent ne sont pas dignes de leurs aînés, alors les progrès se perdent et la civilisation recule. Que croyez-vous que les savants protégés par Ur-Nammu auraient pensé de ce que notre science produit aujourd'hui ?

— Intéressante question…

— Alors que notre monde court à sa perte, trouvez-vous qu'il soit digne de consacrer le génie de nos civilisations à la création de vernis à ongles fluo ou d'applications pour gâcher son temps avec un téléphone ?

— Le raccourci est abrupt, mais je le trouve assez pertinent.

— Par quelle malédiction les mécréants ont-ils asservi l'intelligence au commerce plutôt qu'à la progression et à la survie de notre espèce ? Pourquoi les rêves ont-ils été confisqués au service de pitoyables petits intérêts ? Pourquoi faudrait-il accepter ce monde inféodé à l'argent, à l'immédiat et au vulgaire ?

Loin de sa réserve habituelle, le visiteur dévoilait un visage inédit. Il fit une pause avant de reprendre :

— Quelle puissance faut-il pour nous délivrer avant que la vacuité de nos vies ne détruise tout avenir ?

— Votre fougue me surprend mais ne me déplaît pas…

Derings fixa Kuolong.

— Wang, seriez-vous prêt à donner votre vie pour entrevoir le secret de cet ancestral miroir ? Moi oui.

Lentement, comme un félin qui approche sa proie, Nathan contourna la vitrine. Il semblait soudain plus grand et plus puissant.

— Monsieur Derings, qu'avez-vous tout à coup ? Vous m'impressionnez…

— Vous avez raison sur un point, Wang : l'histoire du miroir d'Arrapha est extraordinaire. Mais elle ne s'achève pas dans une vitrine… Il appartenait effectivement au roi Ur-Nammu qui le transmit à son fils Shulgi afin qu'il poursuive son œuvre. Cet objet ne participait à aucune expérience mais permettait au monarque d'observer ses savants tout en se tenant à l'abri d'un angle de mur fait de granit. C'est en regardant sa surface que Ur-Nammu fut témoin du « Premier Miracle ». C'est en le tenant entre ses mains qu'il prit conscience des pouvoirs qui façonnent les mondes. C'est sans doute grâce à lui que son fils a décidé de mettre leur découverte à l'abri de la faiblesse des hommes.

— Comment savez-vous tout cela ?

— Vous souvenez-vous de mes premières paroles lorsque nous nous sommes rencontrés ?

— Pourquoi cette question ?

— Vous les rappelez-vous ? Oui ou non ?

M. Kuolong n'arrivait plus à réfléchir. Il fit un effort pour se concentrer et, comme un enfant à l'école, s'exclama soudain :

— Je sais ! Vous m'avez dit : « Tout est dans la lumière »…

— C'est exactement ce que se sont dit les savants de l'époque, mais leurs premières expériences ont coûté la vie à tous ceux qui en avaient été acteurs et témoins. Tous souffraient de brûlures invisibles et mouraient lentement dans d'épouvantables souffrances.

— D'où tenez-vous ces informations ?

L'expression de Wang Kuolong s'assombrit. Il articula :

— Vous m'avez trompé, Nathan. Vous n'êtes venu que pour le miroir. Vous connaissez sa valeur et vous m'avez manipulé.

— Le miroir n'est pas le but. Il n'est rien en lui-même. Ce qui nous intéresse, c'est ce qu'il a vu.

— Ce qu'il a vu ?

— Les instruments d'aujourd'hui nous permettent d'analyser le rayonnement qu'il a reçu lorsque Ur-Nammu et Shulgi observaient leurs chercheurs. Les résultats nous aideront à reconstituer l'expérience.

À mesure que Derings s'approchait, Kuolong reculait.

— De qui parlez-vous en disant « nous » ? Nathan, vous me faites peur. D'où tenez-vous ce savoir ?

— Les réponses à ces questions ne vous seront d'aucune utilité.

— Qu'allez-vous faire ?

— Croyez-moi cher monsieur, j'ai mal et je regrette. Mais je n'ai pas le choix, car rien ne nous arrête.

L'attitude de Derings n'était pas la seule à avoir changé. Sa voix était devenue grave, sa diction elle-même s'était modifiée. Le rythme de ses paroles, hypnotique, évoquait une sorte de poème. Kuolong frissonna.

— Pourquoi parlez-vous ainsi ?

Il buta contre le mur derrière lui. Il était acculé.

— Par pitié ! paniqua-t-il. Qu'est-ce que vous voulez ?

— J'ai tout ce que je veux et laissez-moi vous dire, que s'il était possible de vous laisser partir, je le ferais sans doute mais il n'en est plus temps. Votre route s'achève, ici et maintenant.

— Vous êtes fou ! Je suis terrifié et vous déclamez. Donnez-moi votre prix, c'est moi qui travaillerai pour vous ! Révélez-moi les clés du miroir, je vous en supplie !

— C'est donc le prix de votre vie ?

— Vous êtes un démon !

— Et quand bien même, Wang, voyez le monde tel qu'il est. Si Dieu a échoué, c'est désormais au diable de tenter sa chance.

D'un geste vif, l'homme empoigna son hôte. Kuolong se débattit, mais il n'avait aucune chance. Son agresseur l'entraîna vers le sol en le maintenant fermement contre sa poitrine. Un genou à terre, il le bloquait en étau entre ses bras, froidement, dans une posture à laquelle il ne manquait que la grâce pour ressembler à la Pietà de Michel-Ange. L'imposteur se replia sur son prisonnier et, d'une voix anormalement calme, murmura à son oreille. Il lui confia ce qu'il savait du « Premier Miracle », sans rien lui cacher, comme convenu. Le prix d'une vie. Malgré sa situation, l'industriel écoutait sans en perdre un mot.

Lorsque l'homme acheva son récit, les yeux de Kuolong s'écarquillèrent. Il connaissait désormais le secret du miroir. Le flot d'idées engendré par cette révélation dans son esprit était tel qu'il en oublia toute douleur et toute peur. La plus puissante émotion de son existence fut aussi la dernière, juste avant que son bourreau ne le brise. Le Caravage aurait certainement aimé peindre la scène.

Загрузка...