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La nuit était déjà bien avancée. Fixant la page enluminée représentant un homme démembré, Robert Folker inclina progressivement la tête pour déterminer l'angle le mieux adapté à sa recherche des symboles cachés. Malgré l'effort que cela demandait à ses yeux fatigués, il était obligé de travailler dans la pénombre, sous peine de perdre l'effet révélateur. Insatisfait du rendu, il grommela et se leva pour aller modifier l'orientation de la lampe qui l'éclairait depuis le poste voisin. Il lui sembla soudain entendre un déclic étouffé provenant de l'entrée de la salle.

— Nancy, c'est vous ?

Sa voix résonna dans le labo sombre et désert sans obtenir de réponse. Il regagna sa place en traînant les pieds.

Concentré sur son étude avec un éclairage enfin efficace, il poussa bientôt une exclamation de satisfaction. Il venait de repérer deux nouveaux signes, qu'il s'empressa de reproduire et de répertorier dans son petit carnet.

Chaque nuit, jusqu'à l'épuisement, il se consacrait avec exaltation au déchiffrement des illustrations du Splendor Solis. Plus rien d'autre ne l'intéressait. Il était incapable de se détacher des signes et des mots qu'il débusquait avec l'ivresse d'un chercheur de trésors. Ses découvertes l'obsédaient. Il passait ses journées à ronger son frein, attendant que l'équipe des manuscrits rentre chez elle pour se retrouver enfin seul dans sa quête.

Une sorte de raclement bref l'obligea à lever le nez du codex. Pour autant que le vénérable conservateur puisse en juger avec l'ouïe de son âge, le son semblait provenir d'une allée sur la droite.

— Il y a quelqu'un ? Je suis Robert Folker, inutile d'alerter la sécurité. Ils savent que je travaille tard.

Il demeura un instant à l'écoute, mais tout paraissait calme. Il se replongea dans son travail. Bientôt, il aurait fini de passer au crible l'image de l'homme découpé dont la violence le mettait vaguement mal à l'aise. C'était l'illustration la plus sanglante de l'ouvrage. Au rythme où il progressait, il espérait avoir achevé l'examen complet du volume dans deux semaines. Il comptait remettre ensuite le fruit de son labeur à Benjamin.

— Bonsoir, monsieur Folker.

Un frisson de terreur lui parcourut l'échine. La voix était terriblement proche, épouvantablement calme. Il sentit une présence par-dessus son épaule, mais n'osa pas se retourner.

— Qui diable êtes-vous ?

— Le professeur Wheelan avait raison, vous êtes bien plus qu'un assistant de recherche. Je vous félicite pour votre inestimable trouvaille.

— Que voulez-vous ?

— La même chose que vous, monsieur Folker : savoir.

Le vieil homme ferma les yeux. Le visiteur surgi de nulle part s'approcha encore. Le conservateur pouvait maintenant sentir son souffle sur sa nuque.

— Qui que vous soyez, je ne peux rien pour vous. Je ne sais rien.

— Vous vous sous-estimez. C'est injuste envers vous-même et je n'apprécie pas l'injustice.

Une main passa devant Folker et, sans la moindre gêne, feuilleta son carnet.

— Vous avez déjà bien avancé. C'est excellent.

Folker se recroquevilla un peu plus sur lui-même. Il voulait à tout prix éviter de se retrouver face à l'inconnu. Un mélange d'instinct de survie et de superstition naïve lui soufflait qu'en évitant de le voir, il augmentait ses chances de salut.

— Que vous ont appris les symboles ?

— Pas grand-chose pour le moment, ils sont codés. Je compte les décrypter plus tard.

— Vous mentez.

Folker était tétanisé par la peur. La présence recula légèrement.

— Vous aimez votre petite Laureen ?

— Ma petite-fille ? Laissez-la tranquille !

— Quel âge a-t-elle déjà ? Dix ans ? Vous avez bien raison de lui répéter de ne pas se pencher au bord du quai.

Folker ne supporta pas que l'on ose menacer celle qu'il surnommait son « petit bonheur ». Outré, il se retourna brusquement. La pénombre et sa mauvaise vue l'empêchèrent de distinguer précisément à qui il avait affaire. L'homme était plutôt grand, mais il était impossible d'évaluer son âge ou ses caractéristiques physiques. Un éclat de lumière joua sur ses yeux, le rendant encore plus effrayant et coupant court à la pulsion de révolte du conservateur.

— J'ai besoin de vous, monsieur Folker. Je ne vous ferai cette offre qu'une seule fois. Dites-moi tout et je vous promets que vous et votre famille n'aurez rien à redouter, bien au contraire.

Le conservateur baissa les yeux.

— Tuez-moi, mais laissez Laureen et ma famille tranquilles.

— Ce n'est jamais aussi simple, et vous le savez bien. Voilà donc le marché que je vous propose : confiez-moi ce que vous avez découvert sans rien omettre et en retour, au nom de l'amitié que le professeur Wheelan vous portait et bien que vous ayez vu mes traits, vous survivrez.

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