Assis au bord d'un canal en Bourgogne, un homme pêchait, seul, adossé à un platane — curieux décalage entre son âge et son occupation. Quand on approche le milieu de la trentaine, on a théoriquement autre chose à faire que taquiner la truite. Au premier coup d'œil, n'importe quel adepte de la discipline se serait en plus rendu compte que l'individu n'avait ni le bon matériel ni la bonne technique. Pourtant, cela n'influerait pas sur le résultat de sa prise. Car de toute façon, même avec un équipement adapté et une longue expérience, personne, nulle part, n'a jamais rien attrapé à une heure si matinale. Les poissons aussi ont le droit de dormir.
À juste titre, les environs étaient très réputés et lors de leurs sacro-saints dimanches, les Français du coin envahissaient le chemin de halage. Les plus matinaux couraient, puis arrivaient les cyclistes, et tous laissaient progressivement place aux familles qui promenaient soit leurs enfants, soit leurs satanés clébards, parfois même les deux. Au moindre rayon de soleil, on pouvait aussi croiser ceux qui se baladaient en couple, se tenant par la main avec le sourire béat des gens heureux. C'est pour être certain d'éviter cette dernière catégorie — la pire selon lui — que l'homme était venu si tôt.
Dans le petit matin humide, la brume flottait sur les eaux, et le soleil n'était encore qu'un disque pâle dépassant à peine la ligne d'horizon. Sur la berge opposée, un ragondin musardait dans les hautes herbes à la recherche de son petit déjeuner. Lorsque, à la faveur d'un mouvement de sa canne, le gros rongeur repéra l'homme, celui-ci lui adressa un petit signe de la main pour le saluer. Il se trouva immédiatement ridicule. C'est fou ce que les gens qui se sentent seuls sont capables de faire pour nouer un contact.
L'homme était déjà venu ici, à vélo et accompagné. Bien que ce ne soit pas si vieux, cela lui paraissait quand même dater d'un autre temps. Une époque révolue. Il avait alors réussi l'exploit de pédaler tout en conservant ce sourire ravi si caractéristique. La vie s'était chargée de le lui effacer.
— Bonjour !
La voix surgie de nulle part le fit bondir. Un bref instant, l'homme crut que le ragondin lui avait répondu. Mais non. Il se retourna et sursauta une nouvelle fois en découvrant la très belle jeune femme qui se tenait sur le chemin. Une silhouette d'une élégance incongrue en la circonstance. Un visage fin qu'une mèche de cheveux châtains mi-longs barrait dans un effet des plus troublants. Un jean ajusté, et un manteau qui soulignait l'allure.
— Bonjour…, répondit-il sans savoir quel ton adopter.
— Qu'espérez-vous attraper ?
— Une bonne crève.
Elle s'approcha.
— Vous êtes Benjamin Horwood ?
L'homme ferma les yeux en plissant les paupières de toutes ses forces, puis les rouvrit immédiatement afin de vérifier s'il ne rêvait pas. Dans ce décor de début du monde où il saluait les ragondins, une sublime créature apparue comme par enchantement venait de l'appeler par son nom alors que personne ne pouvait savoir qu'il se trouvait là.
— Il n'y a que ma mère pour m'appeler Benjamin. Tout le monde m'appelle Ben. J'ai quand même un pote qui m'appelle « mon fougueux biquet », mais je préfère que ça ne s'ébruite pas.
— Nous avons eu du mal à vous trouver.
Ben posa sa canne à pêche pour se relever. Au premier mouvement, il s'aperçut que l'humidité lui avait rouillé les articulations. Il essaya de faire bonne figure mais n'y parvint pas. Comme un pantin désarticulé, il dut s'appuyer contre l'arbre pour se retrouver maladroitement sur ses deux jambes. En quelques secondes, il offrit un parfait condensé de l'évolution de la larve primaire jusqu'à l'Homo erectus. La jeune femme l'observait sans broncher. Lorsqu'il se retrouva face à elle, il ne réussit même pas à soutenir son regard tant il était éblouissant.
— Votre canne est en train de glisser. Elle va tomber dans le canal.
— M'en fous. Elle n'est pas à moi et il n'y a même pas d'hameçon.
Un léger « plouf » résonna dans le matin cotonneux.
— Qui êtes-vous ? demanda Ben.
— Je m'appelle Karen Holt.
— Comment avez-vous réussi à me débusquer ?
— Votre employeur nous a dit que vous étiez en vacances, puis votre carte de crédit nous a révélé dans quelle région vous vous trouviez, puis votre téléphone nous a indiqué où vous étiez précisément.
— C'est d'un romantisme…
— J'ai fait un long chemin pour arriver jusqu'à vous, monsieur Horwood. J'ai besoin de vous.
Ben dévisagea l'inconnue en inclinant la tête comme un chien étonné.
— Vraiment étrange… J'ai rêvé d'entendre cette phrase-là, ici même, mais prononcée par une autre. Quel dommage… Vous êtes si jolie. Mais vous savez ce que ça donne quand l'amour s'en mêle : on reste sourd même aux plus séduisantes propositions.
— Je travaille pour notre gouvernement et mes supérieurs souhaitent vous rencontrer de toute urgence, à Londres.
— Si c'est au sujet de ma voiture sur la place de parking de l'autre crétin, dites-leur que je m'engage à la déplacer dès que je rentrerai, d'ici une semaine ou deux.
— Vous ne prenez jamais rien au sérieux ?
— Dites-moi ce qui mérite de l'être…
— Je vous prie de bien vouloir me suivre, monsieur Horwood. Un hélicoptère nous attend là-bas, dans le champ près de l'écluse.
— C'était donc ça tout à l'heure ! J'ai pris ce bruit infernal pour celui d'une moissonneuse-batteuse.
— Des moissons ? En avril ?
— Les Français ne font rien comme tout le monde.
— Monsieur Horwood, je ne plaisante pas. Nous sommes attendus.
— Mais je suis très sérieux moi aussi, miss Holt. Je suis en vacances en France. Vous le voyez, je m'éclate comme un fou avec mon pote le rongeur, et rien ne m'oblige à vous suivre. Prenez donc rendez-vous chez mon employeur, que vous connaissez déjà, et dès que je serai de retour je me ferai une joie de vous revoir.
— Ne me forcez pas à employer d'autres moyens que la courtoisie…
— Si vous tentez quoi que ce soit, mon avocat vous en fera baver. C'est un dur. Un pote d'enfance. C'est lui qui m'appelle « mon biquet fougueux ».
La jeune femme passa la main dans son manteau et fit apparaître un pistolet qu'elle pointa sur Ben.
— Assez perdu de temps.
Effaré, Horwood leva les mains très haut, comme un enfant qui joue aux gendarmes et aux voleurs.
— Votre geste est une pure tuerie ! Sans jeu de mots… Franchement. Votre façon de dégainer votre flingue était parfaite. Fluide, élégante. Une vraie magicienne. Pouvez-vous faire s'envoler une colombe de votre manche ?
Holt agita son arme.
— Ça m'ennuierait beaucoup de vous coller une balle dans la cuisse dès notre premier rendez-vous.
— Pas autant que moi, Karen. D'autant qu'en commençant si fort, que pourriez-vous m'infliger de pire lors des rendez-vous suivants ? Ce serait l'escalade…
— Vous n'en avez donc rien à faire de rien, c'est ça ?
— C'est le drame de mon existence, surtout depuis quelque temps. Je devrais peut-être suivre une thérapie… Qu'en pensez-vous ?
— On peut commencer tout de suite, si vous voulez.
Sans hésiter, la jeune femme tira à moins d'un centimètre du pied de Ben, qui paniqua sans aucune dignité. La détonation résonna à des kilomètres.
— Vous êtes complètement folle !
— À la bonne heure, je sens que vous reprenez déjà goût à la vie. C'est merveilleux. Je suis bouleversée. J'ai hâte d'être à notre prochaine séance. Et maintenant, on y va.