Le défilement du câble dans l'anneau de guidage engendrait un bruit aigu et continu qui résonnait à l'intérieur du scaphandre. Benjamin était inexorablement entraîné vers le fond, derrière West qui ouvrait la voie en parlant pour le rassurer.
— Votre rythme de respiration est excellent, maintenez-le.
À mesure qu'il s'enfonçait, Ben sentait son esprit s'emballer. Il était en train de réaliser que seul, il n'avait aucun moyen de s'extraire de sa carapace. Si quoi que ce soit d'anormal se produisait, il était condamné à rester prisonnier de son enveloppe blindée. Par les vitres de son casque, il n'apercevait aucun poisson et quasiment aucune végétation. Il s'enfonçait vers un néant nébuleux sans limite. Espérant se rassurer en apercevant la lumière du jour, il tenta de regarder vers le haut de son hublot, mais la surface du lac n'était déjà plus qu'un lointain plafond inaccessible.
— Vous êtes le deuxième que j'accompagne avec ce genre de matériel, révéla West.
— On peut donc s'en sortir vivant…
— Évitez les idées noires, Benjamin.
— Vous avez raison, gardons-les pour plus tard. Qui était votre premier client ?
— Un milliardaire italien qui souhaitait plonger sur l'épave d'un bateau ayant appartenu à ses ancêtres, en Méditerranée. C'était magique.
— Il a dû pleurer d'émotion dans son scaphandre. C'est un coup à se noyer.
Alloa ne releva pas l'ironie et continua :
— On a réussi à faire une photo de lui debout sur le pont. Grandiose.
Benjamin songea que bien que descendant vers un temple égyptien mondialement réputé dont il risquait de découvrir une partie secrète, il n'éprouvait rien d'autre que l'appréhension du moment présent. Tous ses sens étaient en alerte et l'empêchaient de se projeter vers son futur, même proche.
Il s'aperçut qu'une seconde ligne de vie descendait en parallèle et que régulièrement, deux ou trois plongeurs y étaient accrochés avec des grappes de bouteilles.
— Que font-ils ?
— Paliers de décompression. Qu'ils montent ou descendent, ils doivent attendre pour stabiliser les échanges gazeux de leur organisme. Les bouteilles respiratoires sont aussi changées pour adapter les compositions des gaz à respirer en fonction de la profondeur. Eux ne sont pas pressurisés. Nous sommes des petits privilégiés.
Ben avait l'impression d'être dans un ascenseur, mais la descente s'effectuait sans repère dans un univers toujours plus sombre et de plus en plus oppressant. Il tenta de plaisanter.
— Vous ne trouvez pas contradictoire d'être sous des millions de litres d'eau et de ne pas être mouillé ?
— J'espère que le paradoxe va durer.
L'obscurité grandissante rendait l'environnement plus inquiétant de seconde en seconde. Ben réagissait à chaque bruit, ses yeux traquaient la moindre forme. Il distingua soudain une masse qui s'approchait rapidement. Il faillit pousser un cri quand d'étranges tentacules se tendirent vers lui. Heureusement, il reconnut la forme d'un plongeur avant de se trahir. L'homme nageait vers la surface avec aisance et lui fit un signe technique auquel Ben répondit par un coucou d'enfant.
Le câble bifurqua légèrement et, comme sur un rail de fête foraine plongeant dans un train fantôme, West et Benjamin le suivirent.
— Nous avons parcouru le tiers du chemin, indiqua West. Essayez de ralentir votre rythme respiratoire. Vos oreilles ne vous font pas mal ?
— Je les sens mais c'est acceptable.
— Parfait.
Ils croisèrent d'autres hommes à différents paliers. Autour de lui, Benjamin ne distinguait désormais plus rien. Des minuscules résidus de sédiments et d'algues glissaient sur les vitres de son casque. Sans ces particules, il aurait pu croire qu'il était devenu aveugle. Le commandant n'avait pas menti en parlant de soupe.
Le câble changea à nouveau de direction suivant une ample courbe. Ben frôla une arête rocheuse dont l'extrémité se perdait dans l'abîme.
La voix du commandant s'éleva dans le casque :
— Vous entrez à présent dans la partie éventrée de la montagne. Le site n'est plus loin.
— Faites-moi penser à passer à la boutique souvenirs.
— On va y aller, répliqua West, et je pense que vous êtes pressé de découvrir ce que vous allez pouvoir en rapporter.
Plus bas vers le fond, l'universitaire distingua des lueurs. Dans la clarté toute relative, il s'aperçut du coup qu'il longeait la falaise immergée.
— Treize mètres avant le plateau, annonça le commandant. West, commencez à décélérer.
Le sol apparut tout à coup, comme émergeant d'un brouillard surnaturel, nimbé de la lumière laiteuse des projecteurs. Des hommes s'y déplaçaient lentement, sans bruit, laissant échapper des colonnes de bulles qui fuyaient vers la lointaine surface. Certains étaient équipés d'outils, d'autres s'affairaient autour de gros containers. Leurs gestes étaient ralentis à l'extrême. Cette vision réveilla chez Ben un souvenir d'enfance qu'il avait cru oublié, lorsque chez son grand-père, durant les longs dimanches en famille, il passait des heures à s'user les yeux sur les illustrations du roman de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers.
West freina et agrippa un pied de Ben pour lui permettre un arrêt en douceur. Après une manœuvre dont le déroulement lui échappa, Benjamin se retrouva debout, comme un gros jouet posé sur ses deux pieds, un peu chancelant.
— J'ai la tête qui tourne.
— Normal. Respirez profondément et vous allez récupérer. Vous vous en êtes très bien sorti.
Un plongeur les libéra du câble et leur fit signe de le suivre.
Dans ce monde irréel, Ben fit ses premiers pas avec la même assurance qu'un bébé de dix mois qui lâche pour la première fois la table basse du salon. D'après les formes géologiques autour de lui, il crut identifier les restes de la structure du pronaos. Personne n'avait foulé ce sol depuis les travaux de démantèlement, quelques décennies plus tôt. Marcher lui demandait un véritable effort. Chaque pas lui donnait l'impression de pousser quarante kilos de fonte.
Il s'approcha d'une paroi, celle-là même qui avait supporté les bas-reliefs admirés avec Karen quelques heures auparavant. Même si ses gants blindés ne lui permettaient pas de sentir la matière, il effleura la roche. Dans ce milieu hostile, parmi ces hommes en mission, il était sans doute le plus à même de réaliser l'importance du lieu où il se trouvait. Il aurait voulu prendre le temps d'y penser mais, craignant de se faire distancer, il se remit en marche.
Ce qui restait de l'antichambre du sanctuaire était davantage éclairé. Trois hommes travaillaient sur la paroi de droite, dégagée de tout limon grâce aux pompes. Une ouverture avait été pratiquée dans le mur. Leur guide la désigna et les invita à s'y engager.
— Nous y sommes, annonça West. Au pied du mur…
— Qu'ont-ils trouvé à l'intérieur ?
Ce fut la voix du commandant qui répondit, hachée par la mauvaise qualité de la liaison.
— Personne n'est entré, monsieur Horwood. Notre ordre de mission stipule que nous devons vous ouvrir le passage, ensuite c'est à vous de jouer.
Benjamin s'approcha de la bouche béante. Devant lui s'ouvrait un espace sombre au fond duquel, ses yeux s'adaptant, il ne tarda pas à deviner des formes horizontales. Les circonstances particulières l'empêchaient de prendre toute la mesure de ce qu'il s'apprêtait à vivre.
— Benjamin, indiqua West, pour des raisons de sécurité, je suis supposé passer le premier, mais je préfère vous laisser l'honneur d'ouvrir la voie. Pas d'objection, commandant ?
— Je ne suis pas au fond, vous êtes seul juge.
— J'accepte le risque, déclara Benjamin en adressant un salut de remerciement à son ange gardien.
Il alluma ses projecteurs et déclencha sa caméra ventrale. Il se présenta devant l'ouverture et s'y glissa de côté pour arriver à passer.
— Ne respirez pas trop vite, tempéra West.
En franchissant la paroi, Ben éprouva l'angoisse de rester coincé. Il prit une inspiration et eut une pensée pour ceux qui avaient découvert ce temple, ceux qui l'avaient étudié et même ceux qui l'avaient démantelé, qui étaient passés à moins d'un mètre de ce passage secret et n'en avaient rien deviné.
— Des marches, ce sont bien des marches, s'exclama-t-il. Beaucoup !
Une fois le mur dépassé, il se retrouva au pied de l'escalier où Alloa ne tarda pas à le rejoindre.
— J'ai entendu dire que les lieux de ce genre pouvaient comporter des pièges…, fit l'ex-commando, un peu tendu.
— On raconte aussi que ceux qui les profanent sont ensuite frappés par d'horribles malédictions. Mais essayez d'éviter les idées noires, monsieur West.
Ben s'aperçut que les parois étaient entièrement gravées de hiéroglyphes et de cartouches royaux. Il tenta d'évaluer l'escalier.
— Il nous faut monter sans perdre de temps, Alloa. Seuls les dieux savent où ce passage conduit.