Marche après marche, au prix d'efforts répétés, Ben et West gravissaient l'escalier l'un derrière l'autre. Le passage était tout juste assez large pour que chacun puisse monter en se tenant de face avec son imposant scaphandre. Au moindre écart de trajectoire, leurs grosses épaules arrondies râpaient les parois.
L'éclairage de Ben projetait des ronds de lumière sur les murs gravés de symboles. Il était frappé par leur excellent état de conservation. Chaque pas lui révélait des ornementations et des textes qui, à eux seuls, auraient mérité d'être étudiés pendant des jours. Mais il devait continuer. Dans cet endroit hors du temps et loin du monde, il montait vers la nuit.
— Bon sang, personne n'a mis les pieds ici depuis 3 000 ans. Pourquoi je ne suis pas plus chamboulé que ça ? lâcha Horwood pour lui-même.
— Moi je le suis, réagit West qui l'avait entendu. L'effet que ça me fait est même un poil inquiétant.
Ben s'immobilisa soudain. Plus haut dans l'escalier, il venait d'apercevoir une étrange ondulation qui renvoyait le faisceau de ses lampes. Il reprit son avancée avec prudence, s'efforçant de comprendre de quoi il s'agissait. Il finit par s'apercevoir qu'au fur et à mesure qu'il montait, son casque se retrouvait progressivement hors de l'eau. Son premier réflexe fut de se figer. Incrédule, il se demanda s'il n'était pas victime d'une hallucination. Il tendit les bras devant lui et les observa à l'air libre à travers son hublot.
— Nous entrons dans une poche d'air ! annonça-t-il.
West le constata à son tour.
— Incroyable. Elle a dû rester prisonnière de la zone murée. Ne retirez surtout pas votre scaphandre.
— Je n'en avais pas l'intention.
Les deux hommes montèrent encore et se retrouvèrent entièrement au-dessus du niveau de l'eau.
— Les pressions semblent s'équilibrer, commenta West. Avec les millions de mètres cubes d'eau qui poussent, l'air doit être sacrément comprimé.
— La zone secrète a dû rester étanche jusqu'au percement de la paroi. Je comprends mieux pourquoi les bas-reliefs sont si bien préservés.
Aussi délicatement que possible, Ben passa la main sur le mur sec et observa la poussière récoltée sur son gant.
— Je suis d'avis de ne pas traîner, déclara West.
— Tout à fait d'accord.
Les deux hommes gravirent encore une dizaine de marches lorsque les faisceaux des lampes de Ben se perdirent dans le vide. La lumière ne dévoilait plus rien.
— Je ne sais pas vers quoi nous allons, mais nous y arrivons, commenta Ben.
Lorsqu'il atteignit le sommet des marches, il eut la sensation de se tenir au bord d'un gouffre dont l'insondable profondeur l'aspirait. Le fait de ne plus être entouré d'eau le déstabilisait, le poids du scaphandre l'essoufflait. Il lui fallut quelques instants pour prendre conscience de ce que ses lampes révélaient.
— Je suis au seuil d'une salle, West. Plus grande que ce que laissait supposer le plan.
Il posa le pied sur le dallage millénaire et parfaitement sec. Le bruit de ses semelles métalliques résonna, bientôt doublé par l'écho des pas d'Alloa.
Une pièce carrée d'environ six mètres de côté dont les murs étaient peints de scènes aux couleurs restées très vives malgré leur âge. Au centre de l'espace, une large vasque posée sur un pilier bas. Au fond, sous une fresque représentant un disque solaire encadré par de longues ailes, un sarcophage étonnamment allongé.
— Nous avons besoin de monde, demanda Ben dans sa radio. Commandant, pouvez-vous envoyer vos hommes avec en priorité le matériel de prise de vues ?
Aucune réponse. West insista :
— Commandant, vous nous recevez ?
Silence.
— On a perdu la liaison, Ben. Ne vous inquiétez pas, cette interruption de communication n'est pas surprenante dans des conditions pareilles.
L'universitaire n'était pas anxieux. Il était trop accaparé par ce qu'il découvrait. En se déplaçant, il faisait le bruit d'un robot qui avance implacablement.
— Aucune trace de combustion à l'intérieur, fit-il en examinant la vasque. Elle devait contenir des fluides destinés aux rituels.
— Benjamin, je dois aller chercher du renfort. Il nous faut plus de lumière, et le matériel. Vous vous sentez capable de rester ici tout seul ?
— Je ne pense pas être seul, répondit Horwood en désignant le sarcophage.
— Vous êtes flippant. J'y vais.
Alors qu'il s'apprêtait à redescendre l'escalier, West lança :
— L'eau est montée !
— Vous en êtes certain ?
— Aucun doute.
— Ne perdons pas de temps. Il faut prendre des photos avant que l'eau n'abîme ces merveilles.
Dans son accoutrement, West se hâta autant que possible. Plus il descendait, moins sa lumière se percevait dans la salle, laissant Ben avec ses seules lampes dans une atmosphère de pénombre.
Benjamin était fasciné par la sépulture au fond de la salle et son disque solaire ailé. De chaque côté du cercle d'or, d'immenses ailes magnifiquement peintes s'allongeaient, étendant leur bienveillante protection sur le défunt. Ben étudia le coffre funéraire. Il posa ses mains gantées dessus. Il aurait voulu pouvoir le toucher, sentir sa matière, son grain, la fraîcheur de la pierre, parcourir ses sculptures. Il aurait aimé caresser sa dalle massive.
Un effroyable coup de tonnerre lui glaça soudain le sang, immédiatement suivi d'un souffle violent qui lui fit perdre l'équilibre et le plaqua contre la tombe. La tempête d'air se mua en mugissement terrifiant. Un frisson de terreur lui parcourut le dos, ravivant toutes ses peurs primaires. Dans sa panique, Ben eut une révélation : pour sa dernière leçon, la vie allait lui prouver que toutes les légendes concernant les créatures vengeresses qui protègent les tombeaux sacrés sont vraies. Pour avoir osé troubler le repos d'un protégé des dieux, il allait périr ici, détruit par une abomination sans nom. Il ferma les paupières de toutes ses forces, prêt à endurer la sanction.
Les secondes qui suivirent furent comme une éternité. La respiration dantesque de son cauchemar finit cependant par s'apaiser. Quelques instants plus tard, constatant qu'aucun châtiment divin ne l'avait réduit à néant, Ben se retourna lentement et ne découvrit rien, ni personne.
Encore tremblant, il s'avança. Il s'aperçut alors que dans l'escalier, l'eau était agitée de petites vaguelettes pointues et que son niveau était brutalement monté d'au moins un mètre. C'était sans doute l'effet de siphon qui avait provoqué ce fracas de tempête et ce souffle surpuissant. Ben pouvait continuer à espérer que les monstres n'existaient pas… Mais il avait une autre raison de s'inquiéter. La colossale masse d'eau repoussait l'air dans les plus infimes fissures des structures de la salle. Cette marée agressive cherchait à envahir la pièce et pouvait y parvenir d'un instant à l'autre. Alors, il ne donnerait pas cher de sa peau. Il essaya de retrouver son calme.
— Fais un effort, concentre-toi sur tes recherches. Que dirais-tu à Fanny si elle était là ?
Il se retourna vers le sarcophage.
— Toi aussi tu voudrais bien savoir qui se cache là-dedans, pas vrai ? Qui est celui qui repose ici ? Pour qui a-t-on aménagé cette tombe secrète ?
— Le meilleur moyen de le savoir, c'est encore de l'ouvrir, répondit la voix de West dans son casque.
Cette fois, Ben ne put contenir sa peur et hurla. West apparut dans son champ de vision, tenant un projecteur et un enregistreur.
— Bon sang, vous voulez me tuer ? s'exclama Benjamin. Vous ne pouviez pas vous annoncer ?
— J'aurais bien frappé, mais il n'y a pas de porte. Qu'est-ce que vous avez foutu avec la flotte, vous avez laissé un robinet ouvert ?
— L'eau repousse l'air, et c'est plutôt violent. Un palier a été franchi d'un seul coup. Cette salle sera noyée d'ici peu.
— Puisqu'on en est au concours de mauvaises nouvelles, j'en ai une qui devrait vous plaire : nous allons devoir nous débrouiller tout seuls, vous et moi, parce que nos valeureux frères d'armes ne peuvent pas venir ici avec leurs équipements. À cette profondeur, ils doivent rester dans l'eau, sinon ils y laisseront leur peau.
— On fera avec. Aidez-moi à ouvrir le tombeau.
— On est obligés ?
— Bien sûr, quelle question !
West n'en menait pas large.
— Génial. J'ai toujours rêvé de réveiller les morts.
Il alluma sa lampe et la posa. Les peintures dorées des fresques se mirent à briller comme elles ne l'avaient pas fait depuis des millénaires.
Les deux hommes se positionnèrent chacun à une extrémité du sarcophage et placèrent leurs mains aux angles de la dalle.
— À trois ?
— OK.
Ils eurent beau y mettre toute leur force, le couvercle ne bougea pas.
— Faites un effort, Benjamin, donnez tout ce que vous avez.
— Je fais ce que je peux. Mes excuses, mais mon cursus n'incluait pas la musculation. Le travail de bûcheron, c'est plutôt votre domaine.
— Pardon ?
Un coup de tonnerre encore plus violent que le premier explosa dans la pièce, d'une force telle que le sol en trembla. L'eau bondit comme un monstre tapi passant à l'attaque. Le rugissement de l'air fut encore plus puissant et la vague vint frapper la base du sarcophage.
Une fois passé le choc de la surprise, Ben constata :
— Alloa, la dalle a bougé.
Ils forcèrent de plus belle et enfin, réussirent à déplacer la pierre.
En apercevant ce que contenait la tombe, Ben, cette fois, éprouva quelque chose. Une émotion qu'il n'oublierait jamais.